Il y a du mystère, du secret chez Henri-Pierre Roché. Et ce
mystère, ce secret ne manquent pas d’être paradoxaux. Les ouvrages consacrés à
la peinture et à la sculpture contemporaines le citent tous, ou presque, comme
collectionneur, marchand d’art, ami de Marcel Duchamp et de Constantin
Brancusi, de Pablo Picasso et de Man Ray. Le succès des films de François
Truffaut, Jules et Jim et Deux Anglaises et le Continent, ont
sorti l’écrivain de l’anonymat, ce que la publication de ses romans sur la fin
de sa vie n’avait pas réussi à faire. Mais malgré cette notoriété, Roché est
resté un inconnu.
La parution des Carnets
par les éditions André Dimanche, en 1990, a révélé l’existence du Journal de Roché. Les quelque dix-huit
mois ainsi édités permettaient de donner un nouveau jour à l’œuvre :
celle-ci est d’inspiration autobiographique, tout ce que raconte Jules et Jim, ou presque, est vrai; cet
homme a eu une vie incroyable, une vie digne d’un, de plusieurs romans.
L’édition des Carnets a permis de
voir aussi l’homme au travail. Son existence parisienne se confond avec celle
de Montparnasse, et il gagne sa vie en aidant des collectionneurs à acheter des
tableaux contemporains. Les éditions Dimanche n’en sont pas restées là :
la publication du journal d’Helen Hessel, en 1991, a permis de lire la même
histoire, développée d’un autre point de vue. Ces personnages de roman
devenaient des personnes, comme ces personnes étaient devenues des personnages.
Mais l’interruption du projet éditorial a mis fin aux espoirs de voir
l’ensemble de l’entreprise formée par Roché prendre corps. Deux années du Journal étaient ainsi disponibles, mais
l’histoire, elle, se déroulait sur plus de vingt-cinq ans. Il manquait aussi
les années pendant lesquelles le roman s’est écrit. C’est le désir de
comprendre comment le romancier procédait et quel homme il était qui a motivé
ce travail. Car la publication des Carnets
a eu un effet inattendu : pendant longtemps, on n’a parlé de Jules et Jim qu’en fonction de
l’adaptation de François Truffaut. Il semble que le Journal, au lieu d’éclairer la technique narrative du romancier,
est fait oublier l’œuvre au profit d’une débat sur la morale, ou l’absence de
morale, de Roché. Pourtant à regarder les textes de près, on aperçoit quelle
est la vie de l’auteur et comment il écrit son livre.
L’un des mystères de Roché réside en ceci : il est un
écrivain qui a très peu publié. Deux romans, quelques récits dans des revues,
dont certains réunis dans un recueil de nouvelles. C’est pourtant l’un des
écrivains les plus prolixes du siècle. C’est ce qu’on soupçonne lorsqu’on
découvre le livre de Carlton Lake et Linda Ashton qui font une présentation
raisonnée[1]
des documents de Roché déposés au Harry Ransom Humanities Research Center
(HRHRC) de l’Université du Texas, à Austin. Le HRHRC conserve effectivement
tous les documents de Roché achetés après la mort de l’écrivain. La surprise
est encore plus grande lorsqu’on découvre la réalité du fonds. Il réunit une
masse de manuscrits, correspondances, articles... telle qu’il faut certainement
six mois pour tout dépouiller. Cet écrivain qui publie peu a couvert des
dizaines de milliers de feuilles de son écriture ronde. Tout n’est pas d’égale
valeur dans cet ensemble : aux manuscrits achevés, aux lettres envoyées ou
reçues s’ajoutent des fragments de récits qui ne seront jamais complets, des
notes diverses sur tel ou tel sujet... la production est aussi éclectique
qu’abondante.
Nous avons pu nous rendre quinze jours à Austin et prendre
connaissance du fonds. La durée du séjour a commandé d’impérieux et douloureux
choix : nous n’avons pu consulter qu’une partie des documents. Nous avons
cherché à privilégier deux aspects, qui correspondent aux deux directions de
notre étude. Un aspect biographique : la vie de Roché était méconnue, il
s’agissait de trouver les documents qui nous permettraient de restituer Roché
dans sa continuité et dans son temps. Pour cela, nous avons privilégié la
lecture de l’intégralité du Journal
et de la plupart des carnets[2]
de Roché. Soit plus de sept mille cinq cents pages tapées à la machine, et
plusieurs centaines de pages manuscrites, couvertes d’une minuscule écriture,
préférant les abréviations à la syntaxe classique du français. Nous avons aussi
consulté une partie de la correspondance entre Roché et sa mère, entre Roché et
les Hessel, entre Roché et les sœurs Hart.
L’autre direction privilégiée concerne l’écriture des
œuvres. Le HRHRC a classé l’ensemble des documents par œuvre. Nous avons donc
pu avoir à disposition l’intégralité des documents ayant servi à la rédaction
de Jules et Jim et de Deux Anglaises et le continent, ainsi
que les correspondances qui leur étaient liées. L’étude de ces sources est
importante : elles montrent comment Roché écrit, elles montrent l’écrivain
en train de fabriquer son roman.
Ces choix motivés laissaient évidemment de côté de nombreux
autres documents. Nous n’avons pu consulter les manuscrits de Deux Semaines à la Conciergerie pendant la
bataille de la Marne, ni ceux de Don
Juan et de Victor. Nous n’avons
pas pris connaissance de plusieurs textes de nouvelles, de récits, d’articles
qui sont restés inédits, soit parce qu’ils sont inachevés soit parce que Roché
ne les jugeait pas publiables. Nous n’avons pas lu non plus, à l’exception de
quelques-uns, les dizaines de textes concernant la peinture : préfaces de
catalogues, présentations d’exposition, monographies, mais aussi correspondance
privée avec Duchamp, avec Picasso, avec Marie Laurencin... ou encore avec des
collectionneurs. Il y a encore bien des secrets à dévoiler dans les archives du
HRHRC.
La vie d’Henri-Pierre Roché couvre une période importante du
siècle : il a vingt ans lorsque commence le XXème siècle. On
peut retenir trois grandes directions à sa vie, qui ne manque pas de ruptures
et de discontinuité. Roché est d’abord un observateur : observateur de ses
contemporains, plus particulièrement de ses amis. Et la plupart de ceux-ci sont
des artistes. Son don d’observation fait de lui un découvreur : les premières
toiles de Marie Laurencin, celles de Wols, par exemple; ou encore les premières
sculptures de Brancusi et celles de François Stalhy. Il joue ainsi un rôle non
négligeable dans l’éclosion d’importants talents. En travaillant pour des
collectionneurs, il favorise aussi l’introduction de l’art contemporain
français aux USA. Mais Roché a une autre passion dans la vie : les femmes.
Et la tentation est grande de comparer la collection de tableaux de Roché et le
nombre de femmes avec lesquelles il a connu une histoire. Ce goût des femmes et
des expériences guide une bonne part de sa vie. Enfin, nous l’avons déjà
souligné, Roché est un écrivain : et c’est toujours ainsi qu’il se
définit, même si Jules et Jim ne
paraît que lorsqu’il est âgé de soixante-quatorze ans. C’est toujours ainsi
qu’il décline son identité, soulignant le choix opéré dans sa vie, même si
l’œuvre n’est publiée que tardivement. Il passe un temps très important de ses
journées à écrire. Ses écrits sont tous d’inspiration autobiographique ( même
les articles sur la peinture : il ne parle que des peintres qu’il connaît
personnellement ). Vie et œuvres sont inextricablement liées.
Ce maillage des œuvres à la vie soulève plusieurs problèmes,
tous d’actualité, concernant ce que l’on pourrait appeler l’écriture du Moi.
Même sous le masque du roman se reconnaît l’inspiration autobiographique, pour
peu qu’on ait lu les Carnets. Mais la
mise en relation du texte et de la vie ne suffit pas à expliquer comment on
passe d’un compte rendu à une œuvre d’art. C’est ce passage que nous avons
cherché à comprendre : les romans de Roché n’ont d’intérêt que parce que
ce sont des œuvres. C’est donc en tant que telles qu’il faut les étudier. Nos
analyses combineront donc étude structurale et analyse génétique de façon à
faire ressortir la spécificité de chaque roman. Au préalable, nous aurons rendu
compte de ce que l’on pourrait appeler « l’hypotexte », c’est-à-dire
le Journal dans ce qu’il a de commun
avec les autres journaux intimes, mais surtout dans ce qui lui est
particulière.
Il reste du mystère, du secret chez Henri-Pierre Roché. Nous
espérons cependant avoir contribué à éclairer cet auteur discret d’une lumière
nouvelle, lui donnant l’importance littéraire qui est la sienne. Son œuvre est
trop courte pour prétendre aux plus hautes places du siècle. Mais le silence
qui continue de peser sur elle n’est pas justifié par sa qualité. L’homme
aussi, quelque jugement moral qu’on puisse porter sur lui, ne manque pas
d’intérêt, tant il répond à sa façon et on n’est pas obligé de le prendre pour
modèle, à deux questions, au moins, que chacun se pose : l’amour et l’art.