I. LES ANNÉES CHASTES : 1879 - 1902.

 

 

 

 

A. Un homme à femmes.

 

 

 

1. Les premières femmes d’Henri-Pierre Roché.

 

 

            L’enfance d’Henri-Pierre Roché est tout entière dominée par les femmes, comme si cette période inaugurale de la vie formait l’échantillon de sa vie future. Henri-Pierre Roché naît le 28 mai 1879, à Paris, de Pierre Roché, pharmacien, et de Clara Coquet.

 

            Pierre Roché est né en 1846, il termine ses études lorsqu’il demande Clara en mariage. Sa mère vient de mourir et il a remarqué cette jeune femme dans la librairie tenue par Mme Coquet mère. Il l’épouse donc, lui fait partager son goût pour la peinture, en l’emmenant au Louvre le plus souvent possible. C’est d’ailleurs là qu’il continue de la conduire quand Clara est enceinte, dans l’année qui suit leur mariage, espérant ainsi donner le goût des belles choses à son enfant. Henri-Pierre naît donc et s’installe au numéro 1 de la rue de Médicis, dont les fenêtres donnent sur le jardin du Luxembourg. Mais peu après, avant qu’Henri-Pierre Roché n’ait deux ans, Pierre, son père, meurt d’une fièvre cérébrale, et est enterré à Mareuil, en Charente, d’où la famille est originaire. Henri-Pierre Roché n’a donc jamais connu son père. C’est sa mère qui va l’élever. Commence ainsi une cohabitation qui durera jusqu’à sa mort.

 

            Clara est une forte personnalité, qui a connu la famine au cours de la guerre franco-prussienne de 1870 et qui, à la suite du décès de son époux, décide de vivre et d’élever son enfant malgré tout. Elle s’installe alors chez ses parents, au 70 boulevard Saint-Michel et voue une fidélité à son mari digne d’Andromaque : elle ne se remarie pas malgré son âge et son fils ne lui connaît aucune histoire. Elle gère le capital familial, peu important, mais  suffisant encore pour, grâce aux rentes, élever Henri-Pierre. Henri-Pierre qui d’ailleurs n’est plus appelé comme cela et ne le sera plus, par personne : seul le prénom de Pierre, qui est aussi celui de son père, lui restera. Clara est exigeante et l’éducation de Pierre est primordiale : elle ne supporte pas les caprices ni les manquements à la discipline. Pierre comprend vite qu’il est inutile de perdre son temps lorsque sa mère a dit non. Il subit une de ses colères lorsque, comme il le rapporte dans Deux Anglaises et le Continent, il n’arrive pas à prononcer la syllabe formée par les lettres D.I.A.. Elle met également au point un système de punition « autogestionnaire », particulièrement redoutable et sans aucun doute très culpabilisateur : lorsque Pierre mérite d’être puni, il choisit lui-même, après discussion, la punition[1]. Clara fait de la force et de la détermination des valeurs premières. Bien des années plus tard, Roché dresse une liste des héros de sa mère : Jésus, Beethoven, Lincoln, Lamennais, Dostoievski, Don Quichotte, Lénine, La Fontaine, Molière, Guignol, Charlot. La liste ne manque pas de surprendre, mais il ne s’y trouve que des personnalités fortes qui n’ont pas renoncé, et des créateurs d’exception qui ne se lassent pas de contempler le triste spectacle de l’humanité. Peut-être sont-ils ce que Clara veut être, veut que son fils soit. C’est certainement pourquoi elle lui donne ce conseil : « Il y a deux sortes d’hommes : les dupeurs et les dupés. Pour avoir l’esprit pur, il vaut mieux être dupé. Cela te fera gagner tellement de temps »[2]. Cette sentence, Roché ne l’oubliera pas et la recopiera dans Deux Anglaises et le Continent.

 

            Le grand-père lui aussi semble vouloir intervenir dans son éducation, notamment en multipliant les reproches à l’heure du déjeuner. Mais cela ne paraît guère aller plus loin et dans les souvenirs qu’Henri-Pierre Roché laisse de cette période, le grand-père n’apparaît pratiquement pas. Sa mort en 1898 n’en fera pas non plus un confident pour l’entrée dans la vie, ni un modèle qu’il faudrait suivre.

 

            Sa grand-mère, qu’il nommera Vieux-Pape, arrondit les angles et sera jusqu’à sa mort, celle qui console, qui joue et amuse, pardonne aussi. C’est avec elle qu’il va au jardin du Luxembourg, comme tous les enfants du quartier, comme beaucoup d’enfants de Paris dont il mène la vie, une vie un peu terne, sans relief particulier, de ces vies comme en vivent des milliers de petits rentiers à cette époque. Une vie sans père mais choyée. Une vie commune donc, rythmée par le calendrier religieux - la première communion par exemple - et le calendrier scolaire.

 

 

2. Les études.

 

            Malgré l’attention des femmes qui l’entourent, Roché reste un enfant de santé fragile. De fréquents maux de têtes le saisissent, et compte tenu des antécédents paternels, rongent d’inquiétude sa mère. Sans doute cela renforce-t-il le sentiment de solitude que manifeste Roché à cette époque : son enfance est solitaire et l’école, loin d’être un lieu de vie épanouissant, est un véritable calvaire. Il se souvient de l’établissement tenu par des prêtres où il reste neuf ans, où il se voûte «  d’abord neuf heures puis treize heures et demie par jour »[3] et qu’il exècre. Pas plus que le cours Bossuet, le lycée Louis Le Grand ne semble pas laisser de souvenirs impérissables non plus, même s’il retrouve plus tard des camarades, un député, un psychiatre... et il ne s’y opère aucune de ces rencontres, ami ou professeur, qui orientent de manière décisive la vie. Mais si l’école demeure lourde et sans grand intérêt, Roché est un élève qui réussit ses examens : il passe son premier baccalauréat en octobre 1995, le second en 1996.

 

            Il suit alors une voie traditionnelle, au moins en partie : il devient étudiant à l’Académie Julian où il exerce ses talents de dessinateur. Mais surtout, il s’inscrit en Droit et en Sciences Politiques et rêve d’embrasser la carrière diplomatique. L’enfant Roché semble donc emprunter un chemin qui ne peut manquer de satisfaire celles qui le surveillent de près. Et sans doute Clara est-elle contente, qui a toujours soutenu la nécessité de l’apprentissage des langues. N’apprend-elle pas le latin, le grec et l’anglais en même temps que Pierre ? Seul l’allemand, pour des raisons historiques et personnelles, fait encore obstacle à sa volonté d’accompagner son fils. Pas pour très longtemps.

 

 

3. Les voyages.

 

            Les vacances sont certainement familiales ( dans la famille du père notamment où Roché se rend au moins une fois au cours de cette période ). Plusieurs étés à partir de 1894 se passeront à l’étranger. Au grand dam des familles bien pensantes que le sentiment revanchard ne lâche pas, Clara décide d’accompagner Pierre dans un périple allemand. C’est à cette occasion que, sur le tas, elle prononce ses premiers mots dans la langue que jusqu’ici elle n’avait pas consenti à apprendre. L’année suivante, en 1895, Clara et Pierre partent de nouveau ensemble et visitent trente villes en soixante jours. Le journal qu’elle tient à l’occasion de ce dernier voyage montre, dans un style très narratif, le long périple entrepris, les multiples excursions, les rencontres inopinées, les hôtels, la visite des musées et la passion de Pierre pour la peinture, particulièrement celle de Rubens.

 

            Ces deux voyages outre-Rhin annoncent ceux qui entraîneront Roché dans tous les endroits du monde. Ils témoignent d’une volonté de découvrir le monde, de l’appréhender et de le comprendre. En ce sens, Clara Roché a été une initiatrice : loin de développer des sentiments haineux à l’égard de ceux qui ont vaincu la France, elle suscite au contraire la curiosité de son fils. Les voyages à venir en Angleterre, en Suisse, en Italie notamment seront à l’image des premiers. Et Roché pratiquera ainsi les deux langues vivantes qu’il a apprises au lycée, et les parlera couramment. Cet apprentissage in situ des langues étrangères est très important pour Clara qui y voit un atout supplémentaire pour son fils dans sa carrière future.

 

            Mais elle ne limite pas ses efforts aux voyages. Les rencontres doivent se faire quotidiennes : elle fait venir chez elle des étudiants, qu’Henri-Pierre rencontre par la force des choses : une Anglaise, une Américaine, Otto, un Allemand, qui plus tard s’installera en Turquie et auquel Clara rendra visite juste avant la guerre de 14-18[4].

 

            Cette mère à la vie difficile, qui s’est consacrée absolument à son enfant, refusant toute autre histoire que celle du fils de son mari, malgré l’austérité de ses manières et sans doute la rigidité de certains principes, s’impose en même temps comme une femme exceptionnelle : sa volonté de rencontrer les autres témoignent d’une belle ouverture d’esprit, dont Roché bénéficiera largement. Mais elle a aussi une présence, celle du commandeur, dont il n’est pas forcément facile de se débarrasser. Les relations entre la mère et son fils seront difficiles, et si Roché s’est émancipé au moins en partie de Clara, elle reste, jusqu’à la fin de sa vie, la personne qui compte le plus dans la vie d’Henri-Pierre Roché.

 

 

 

 

B. Liquider Œdipe...

 

 

 

1. Clara, encore...

 

            Les conditions dans lesquelles se déroule l’enfance de Roché indiquent suffisamment l’importance de sa mère et la place qu’elle ne peut manquer d’occuper dans sa vie. Il se joue là à la fois une répulsion et une identification. Elle demeure le seul réel modèle de l’enfance solitaire. Le culte qu’elle continue de vouer à son défunt mari la conduit à éduquer son fils comme il l’aurait sans doute fait, lui. La peinture par exemple devient non seulement un art que l’on contemple mais aussi un art que l’on commence à pratiquer. Les souvenirs qu’engrange Clara lors du voyage de 1895 dans un journal peuvent servir de modèle à la première expérience diariste de Pierre, trois ans plus tard. Il dira d’ailleurs combien cette femme modèle toutes ses activités et s’empare de toutes ses pensées. Jusqu’à cette nuit, alors qu’il a quinze ou seize ans : il voit sa mère s’approcher de lui et le violer. Mais ce viol est spécial : elle lui glisse quelque chose de pointu dans l’urètre, ce qui le tord de douleur. Elle reviendra une nouvelle fois et réitérera l’expérience. Roché date de ce rêve l’effacement définitif de sa mère comme objet sexuel, objet de désir[5]. Ce viol est traumatisant et castrateur. Il faudra surmonter cette vision terrifiante des femmes. Et tenir sa mère à l’écart. Elle est un personnage d’importance dans cette enfance. Les romans montreront comment elle intervient tout au long de la vie de son fils d’une manière ou d’une autre. A tel point qu’il se demande en 1929 si sa vie n’est pas le résultat de son enfance et de son éducation, de sa faible constitution et de sa fatigue, qui l’empêchent de mener toute chose jusqu’au bout : l’aspect physique ( il est grand, il est maigre ) et l’éducation semblent tarauder l’esprit de Roché jusqu’à un âge relativement avancé.

 

 

 

 

2. Les premières expériences.

 

            Car dès lors que Clara n’est plus à elle seule l’idéal féminin, il faut se construire un nouveau type de relation au monde et à ceux qui l’occupent. Clara avait mis en garde Pierre contre les différentes pratiques homosexuelles possibles. Comme un bon fils, il semble avoir écouté sa mère[6]. Mais c’est pour mieux se rattraper avec le sexe féminin.

 

            L’importance de la question sexuelle éclate à longueur de textes chez Roché, quelle que soit la nature des textes en question. Il parle même d’un premier livre qu’il écrit à sept ans et qui raconte ses premières amours. Mais il note aussi qu’il le brûle lorsqu’il a douze ans. C’est aussi à cette période, à dix ans, qu’il s’invente une sœur. Mais dans ses rêves érotiques, les filles ont un sexe comme le sien. Comme tous les enfants, il est travaillé par la différence sexuelle.

 

            Henri-Pierre Roché semble avoir été un adolescent en retard, si l’on en croit les dates qu’il donne, dans la découverte de sa propre sexualité. Il date de 1895 environ sa première éjaculation, qui le surprend et lui est douloureuse. Mais il apprend vite. Il lutte contre cette tendance qui s’est imposée facilement à lui, pointant sur le calendrier ses contre-performances dans sa volonté d’abstinence. Le combat est difficile et il avouera jusqu’à trois éjaculations par nuit au cours du deuxième voyage en Allemagne. C’est certainement au cours de ce même voyage qu’il fait preuve d’un instinct exhibitionniste, à Bruxelles[7] - instinct dont il ne sera plus jamais question. Il s’agit là en fait du développement d’un adolescent ordinaire, à la découverte de lui-même et des autres.

 

             A la même période, il connaît des flirts innocents, comme il les nommera plus tard. Soit parce que les jeunes filles se refusent à lui, soit parce qu’il n’ose pas entreprendre, rien ne semble aboutir avant 1897[8]. Cette année-là Roché a sa première expérience sexuelle, avec une certaine Ida ( que nous ne sommes pas parvenu à identifier : s’agit-il de la bonne? de la bonne de la grand-mère? d’un modèle d’une école de peinture? ou encore ... ). Madeleine viendra en deuxième position ( il la reverra treize ans après ). Roché est maintenant un jeune homme. Il étudie sérieusement, consciencieusement. Il se rend aussi à l’Académie Julian où il rencontre des artistes, qui certainement le conduisent dans les hauts lieux de la capitale. Sa vie semble désormais réglée. Il lui faut attendre la fin des études et le service militaire, mais tout semble sur la bonne voie pour accéder à l’âge adulte. Un accident, en lui-même négligeable, le cloue chez lui, boulevard Arago où il habite désormais avec sa mère. C’est là qu’il rencontre une jeune Anglaise dont l’apparition va secouer le bel ordonnancement de sa vie.

 

 

 

 

 

C. Les deux Anglaises.

 

 

 

            Cette rencontre s’effectue sous le triple signe de la mère, des voyages et de la sexualité. Elle est une étape majeure dans le processus de formation de la personnalité de Roché, le conduisant à des attitudes parfois schizophrènes, impossibles à poursuivre et qui l’obligeront à faire des choix que jusqu’alors il repousse. Violet Hart est une jeune fille sage, bien élevée, qui vient apprendre la sculpture, non pour profiter de la vie de bohème de Paris, mais parce que là sont les meilleures écoles d’une activité que sa mère juge convenable. Sa mère est veuve, comme Clara, mais elle a quatre enfants. La mort de son mari l’oblige à prendre en main un patrimoine familial qui est loin d’être important mais qui suffit pour entretenir un certain standing et payer des études aux enfants : deux garçons et deux filles, qu’elle élève avec dignité et sérieux. La dernière, fraîchement débarquée à Paris donc, est évidemment introduite dans une bonne société, aux mœurs irréprochables, à la moralité avérée. C’est par exemple avec Clara Roché qu’elle visite les musées ou qu’elle se rend chez d’autres femmes pour prendre le thé et converser en français. Sans doute Pierre est-il l’un des premiers garçons de son âge qu’elle approche depuis qu’elle est à Paris. Pierre qui jusqu’alors ne s’est jamais intéressé aux protégées de sa mère. Il naît pourtant entre eux une grande sympathie, nourrie par la découverte de l’art de l’un et l’autre pays. Violet tombe évidemment amoureuse de Pierre. Lui qui vit ses premiers désordres sexuels ne le remarque pas ou est intimidé auprès de cette jeune fille présentée par sa mère. Si un sentiment de connivence et d’échange s’amplifie, il n’est pour lui pas question d’amour, comme si ce terrain, celui de sa mère, était interdit. Violet ne montre rien, ne dit rien d’elle. Elle parle en revanche beaucoup de sa sœur aînée, Margaret, qui est restée avec sa mère en Angleterre. Margaret, absente donc, devient une espèce d’obstacle dans les relations entre Pierre et Violet, que celle-ci dresse dès que pourrait se glisser entre eux le moindre soupçon d’amour. Et c’est tout naturellement pour faire connaissance de Margaret que Madame Roché et son fils débarquent en Angleterre pendant l’été 1898.

 

 

 

 

 

1. Eté 1898 - Mai 1902 : l’expérience anglaise, l’expérience française.

 

a. Deux sœurs, un frère.

 

            L’accueil est glacial. Les frères se méfient de ce garçon français et l’histoire récente entre les deux pays (Fachoda est de juillet 1898) a laissé des traces. Madame Hart jauge l’individu. Et surtout Margaret est invisible, atteinte d’une maladie des yeux qui fait craindre la cécité complète. Ce n’est que petit à petit semble-t-il que des relations plus normales se nouent : les frères apprennent le cricket à Pierre, tous vont se baigner, nus, dans la mer, garçons et filles séparés. Surtout les yeux de Margaret sont moins fatigués et elle participe de plus en plus à la vie des enfants. Des enfants, car ce sont des enfants : leurs jeux sont puérils, leurs conversations innocentes, leurs rapports manifestement dénués de toute ambiguïté. Sous le regard des deux mères, ces enfants sont de gentils enfants, ce qui convient parfaitement à l’ambiance anglaise. Tout est si calme et si serein qu’il est convenu de revenir l’été suivant. Ce qui sera fait. Dans la même ambiance de fraternité. Roché pourra noter plus de cinquante ans plus tard dans un résumé de Deux Anglaises et le Continent:

 

                        Ils se lient d’une amitié basée sur la franchise (...).

                        Ils sont frère et sœurs d’élection, ils travaillent et voyagent souvent ensemble,                            deux années, en innocence et en liberté[9].

 

            Frère et sœurs d’élection dans une contrée qui ne connaît ni péché ni tentation.

 

b. Schizophrénie ?

 

            La présence de la mère altère sans aucun doute la personnalité de Pierre. Et lorsqu’une seconde, tout aussi autoritaire et puritaine, se met à le surveiller, il oblitère tout ce qui ne manquerait pas de contrevenir à cette société si harmonieuse. C’est pourquoi il en profite lorsqu’il est à Paris. Revenu dans son territoire, là où il peut quitter le regard de sa mère, Roché mène une toute autre vie. Dans la même année où se déroulent ses deux séjours anglais, il multiplie les expériences qui feraient se pâmer d’horreur Mrs. Hart.

 

            En 1899, Roché tient une espèce de journal, qui ne satisfait pas aux règles d’une activité diariste, mais raconte des épisodes de sa vie amoureuse pendant ces deux années. Il n’occupe pas moins de soixante-dix pages, « sec témoignage de jeune mâle » comme il l’indiquera lui-même après avoir relu ce document, le 5 avril 1949. Il s’agit de raconter « de  Marcelle aux Folies Bergères ». Marcelle donc : une petite ouvrière qu’il aborde dans la rue et qui explique rapidement qu’elle sait éviter les enfants... Et Marcelle a une sœur, lui a un ami, C., non identifié. Voilà deux couples formés. Mais C. en pince pour Marcelle qui le lui rend bien. C’est le premier triangle de l’histoire amoureuse de Roché. Dans une attitude très mâle, il négocie sa place, cherche à en profiter aussi : il décide et impose aux deux autres de la partager, à tour de rôle, ce qu’ ils acceptent. En même temps qu’il vit une chaste relation avec les deux sœurs anglaises, il connaît sa première expérience avec une fille qu’il partage sciemment avec un tiers.

 

            Plus tard il rencontre Henriette sur les boulevards (ce sont les débuts de Roché en la matière et il use de procédés bien simples, triviaux même). Henriette est difficile à accoster, mais finit par se rendre. Comme toujours dans ce journal, les descriptions sont très réalistes et le langage y est cru. Pas d’amour, mais de l’exercice physique, délicat ici, puisque Henriette vit douloureusement l’expérience du sexe.

 

            C’est au cours de cette période que Roché inaugure un procédé dont il se servira à plusieurs reprises : il publie une annonce matrimoniale dans un journal. Il ne le fait d’ailleurs pas que pour lui, deux de ses amis, au moins, profitent de l’aubaine. Il donne rendez-vous et incognito vient voir si celle qui est là l’intéresse ou non. Si oui, alors il se présente. Les critères pour révoquer sans le dire celle qui a répondu à son invitation sont divers : physique, mais aussi attitude (prétentieuse, austère...). Par cette technique (et l’on verra qu’elle joue un rôle primordial dans la vie de Roché ), il reçoit plus de cent réponses, à la première publication.

 

            C’est ainsi qu’il rencontre Maria. Maria est une intellectuelle, qui a, semble-t-il, une bonne expérience de l’amour. Elle initie d’ailleurs Pierre à plusieurs techniques. Ce n’est pas le plus important. Il doit partir à la campagne et confie sa maîtresse à son ami J.(certainement Jo Samarin ). Non pour qu’il la surveille, mais pour qu’il en profite. C’est que Pierre a un projet : il « offre » sa maîtresse à son ami à condition qu’il lui fasse un compte rendu exact de ce qui se passe entre eux. C’est l’occasion pour Pierre de mesurer deux capacités : sa réaction à l’annonce de son cocuage : il cherche à comprendre dans les lois de l’amour le mécanisme de la jalousie. La seconde est sa capacité à anticiper l’évolution des relations amoureuses. Le protocole sera respecté et Roché en tirera plus d’un enseignement : J. envoie scrupuleusement le détail de ce qui se passe et Roché s’amuse des lettres de Maria. Lorsque celle-ci finit par être au courant de la transaction dont elle a été l’objet, Roché étudie avec minutie cette histoire racontée de deux points de vue différents. Le retour à Paris est morose : J. et Pierre se donnent un jour chacun, mais le suc de l’expérience passée rend banale la poursuite de l’histoire à laquelle il sera mis un terme rapidement. En conclusion de cet épisode annonciateur d’aventures futures, Pierre note dans son petit cahier :

 

                               Reprendre ce ménage à trois avec J. et avec une autre femme ( qui écrirait ou

                        qui serait transparente : bâtir et faire un volume)[10].

 

 

            J. ne sera pas le partenaire de cette nouvelle aventure amoureuse. Mais l’idée restera.

 

            Suivent une passade de quarante-huit heures avec « la Lyonnaise » au cours de laquelle il prend conscience que l’amour est aussi un spectacle, et quelques passages dans différentes maisons closes.

 

 

            Ainsi, lorsque les deux Anglaises débarquent à Paris au cours de l’hiver 1899-1900, Roché est loin de représenter la figure du gendre idéal pour la mère qui accompagne ses filles. Mais personne ne sait quelle vie il mène et la visite de la capitale est très classique. Tout au plus discute-t-on de tel ou tel tableau vu au Louvre. Elles ont loué un appartement non loin du boulevard Arago et voient souvent leurs amis français, bien que la vie de Pierre soit alors terriblement occupée : ses études qu’il poursuit, ses amis qu’il rencontre, ses amours qui défilent, les deux Anglaises qu’il conduit. Et selon qu’il est occupé à l’une ou l’autre activité, il montre l’un ou l’autre visage de sa personnalité. Plus tard, il pensera écrire un texte intitulé Janus[11] à propos d’une autre personne. Il aurait pu l’écrire pour lui.

 

            Ce surmenage a un prix à payer. Au printemps 1900, il est envoyé dans un sanatorium pour une cure de repos. Il y reste quelques mois, et au cours de l’été, il rejoint en bicyclette la famille Hart et sa mère en Suisse. Les vacances paraissent idylliques dans ce cadre de montagne, malgré un nouveau problème au genou pour Pierre. Certainement entre les jeunes gens la question de l’amour est débattue, mais comme s’il s’agissait d’une affaire qui ne les concernait que de loin. C’est J. qui dans une lettre envoyée à Pierre parle d’une histoire d’amour. Mais Pierre est offusqué. L’été se passe donc, renforçant les relations entre les trois jeunes gens sans que rien de décisif se déroule. Pierre obtiendra même l’autorisation de rester après le départ de sa mère.

 

            A l’automne, Pierre part faire son service militaire en Mayenne. Période difficile mais qu’il apprécie. Dans un texte de 1943, il s’épanche avec ravissement sur les manœuvres auxquelles il participe et qu’il décrit longuement. Il est d’une moralité exemplaire et est outré par les systèmes de combines qu’il entrevoit, notamment pour profiter de l’infirmerie quand on n’est pas malade. Il connaîtra lui-même ce lieu pour un problème respiratoire. Il reste donc de santé assez fragile.

 

            Est-ce au cours de cette période qu’il se rend en Espagne, comme le suggère le roman ? Est-ce plus tard, puisque l’événement n’est pas relaté dans le Journal de 1898-1899 ? Ou alors plus tôt, mais sans avoir l’importance que le traitement romanesque lui accorde ? Il est actuellement impossible de le dater avec précision. Il est en revanche certain que dans la conscience de Roché, cette aventure a une place primordiale : le roman est certainement fidèle à ce qui se passe. Ce qui importe ici n’est pas le détail de l’affaire, mais ce que Pierre en retire pour lui et pour sa vie : jusqu’alors l’amour physique avait l’intérêt de la découverte mais le plaisir y était mécanique, dit-il. A Burgos, il connaît sa première grande jouissance, qu’il cherchera désormais à retrouver avec ses conquêtes. Voilà qui change qualitativement la quête amoureuse de Pierre.

 

 

 
c. La gestion des affaires.

 

            Son service militaire accompli, Pierre ne poursuit pas ses études. Il se destinait à la carrière diplomatique, mais on l’en dissuade : Deux Anglaises et le Continent rapporte l’anecdote véridique suivante : son professeur Alfred Sorel, après s’être renseigné sur sa fortune et sur son nom, comprend qu’il n’a aucun avenir au Quai d’Orsay. Aussi lui conseille-t-il d’abandonner là tout espoir de réussite administrative et de mettre à profit sa curiosité pour voyager, se faisant payer ses séjours en rédigeant des articles pour différents journaux. Certainement cette intervention de Sorel est déterminante. D’abord parce qu’il abandonne effectivement ses études. Ensuite parce qu’elle donne un nom générique à toutes ses activités, rémunérées ou non, rapportées dans la presse ou dans son Journal, d’ordre public ou d’ordre privé : être curieux. Et c’est en curieux qu’il quitte la France et s’installe en Angleterre, pour un temps au moins, à Londres. Il vit dans une pauvre cité, participe à la vie de celle-ci, notamment aux patrouilles de nuit et à la lutte contre la prostitution dans ce quartier défavorisé. Là encore, lui qui a fait l’expérience des maisons closes... C’est son visage angélique qu’il présente dans la nouvelle demeure des Hart, lorsqu’il s’y rend. Rien ne paraît changé, la situation entre les jeunes gens est d’une extraordinaire stabilité. Peut-être rien ne se serait-il passé si la rumeur n’avait joué le rôle d’élément modificateur. Cette rumeur traduit la réaction des personnes bien intentionnées du village face à ce trio qui certes n’est jamais pris en faute, mais qui affiche des mœurs que le puritanisme anglais supporte mal. Surtout lorsqu’il y a des épisodes nocturnes, à deux. Mrs. Hart est très sensible à la rumeur et à la moralité de ses filles. Et elle somme Pierre de s’expliquer. C’est cette exigence qui l’oblige à se déclarer. 

 

            Margaret se dit qu’elle n’est pas prête. Et sans doute Roché ne l’est-il pas plus, mais l’enchaînement des événements bouscule une situation confortable. Pierre tente de sacrifier son sentiment - on ne sait comment -. Il reçoit des dizaines de lettres de Margaret qui se dit sa sœur et se propose de l’aider à se détacher d’elle : elle crie son innocence et jure que sa mère ne l’avait pas mise au courant de son intervention. Elle explique pourquoi cet amour lui semble impossible : elle a à travailler pour ses études de biologie et pour la gestion des biens de la famille. Et puis Pierre n’est peut-être pas l’homme, le seul, qui soit sur terre pour elle. Toutes ses lettres disent l’impossibilité de ce mariage. Mais leur nombre et le discours sur l’amour qui se fait jour, particulièrement dans l’ambiguïté des définitions de l’amour fraternel et de l’amour conjugal laissent surtout entendre le verbe « aimer ». Et lorsque Margaret finit par dire la chose envisageable au bout de plusieurs mois, alors Pierre « essaie de retrouver le bonheur » et surtout annonce le projet à Clara. Ce qu’une mère a fini par obtenir pour mettre en conformité une situation fleurant le scandale, il faut désormais le faire accepter par l’autre. Qui réagira en mère de son fils comme l’autre a réagi en mère de sa fille. Clara multiplie les avertissements, les mises en garde. Elle opère un spectaculaire revirement de sentiment à l’égard de Margaret. Violet, qui vit chez elle à Paris, en fait les frais et finit par quitter l’appartement du boulevard Arago tant l’ambiance y devient détestable. Puis après un bref séjour de Pierre à Paris, ils traversent tous deux la Manche. Les motifs d’opposition sont classiques : la santé des deux jeunes gens, leur jeunesse, les nationalités, la situation professionnelle... Clara triomphe : Pierre et Margaret se séparent pendant un an au bout duquel ils choisiront. Clara triomphe et Mrs Hart n’est certainement pas mécontente non plus. Et Margaret doit être particulièrement soulagée. Dans ses prières à Dieu, elle qui est extrêmement croyante doit lui demander la force d’accomplir ce mariage. L’idée de l’amour humain paraît l’effrayer. Elle imaginerait volontiers un monde fraternel, sans sexualité. Et lorsque, dans un accès de vérité, Pierre lui confie l’aventure avec Burgos, alors elle s’écrie :

 

                         Alors vous avez été accompli dans ce Mal hideux. Vous en avez fait partie[12].

 

            Le sexe, c’est le diable. Mais un diable qui s’apprivoise, puisque le « oui » est presque prononcé. Le délai d’un an qui s’impose au jeune couple lui permettra de mieux l’approcher encore. C’est peut-être pour raconter cette lente approche qu’elle propose de tenir un journal, le Journal de la séparation. Au bout de l’année, Pierre et Margaret échangeront leur journal et chacun y trouvera la réponse de l’autre.

 

            Il semble que même Roché ait accepté le marché imposé par les mères. Et c’est avec maman qu’il rentre à Paris, boulevard Arago. Cette soumission concerne manifestement tout ce qui est social : ici, c’était cet acte social majeur, dont dépendent la réputation des familles, leur place et leur rôle, le mariage, qui était en jeu. Pierre jouera encore six mois, avant d’opérer des choix définitifs.

 

 

2. Mai 1902- Octobre 1902.

 

            Pour la première fois Roché tient un journal réellement. Il n’y aura pratiquement plus d’interruption. Mais ce Journal de la séparation ne correspond pas encore tout à fait à une écriture diariste : Roché le tient par intermittences, n’en fait pas le centre d’une activité importante pour lui. C’est normal, puisque ce journal n’est pas intime, il a un destinataire final. Et Roché retiendra aussi l’idée que Margaret en tient un de son côté, pour le lui envoyer plus tard : ce croisement des journaux est une idée qui mûrira.

 

            La conséquence la plus immédiate de cette séparation consentie, c’est bien évidemment le retour de Pierre à Paris. Il effectue un court séjour près d’Innsbrück avec sa mère, où il fait quelques courses en montagne et chante la gloire de la beauté en y associant Margaret, mais ce sont surtout ses retrouvailles avec Paris qui importent.

 

 

 

a. Un « Fliegende Hollander ».

 

 

 

                        Il me semble que je suis un Fliegende Hollander qui ne doit pas rentrer au port -                                     que je dois explorer la souffrance et que ce sera là mon utilité[13].

 

 

            Ce qui caractérise le plus Roché au début de cette période, c’est son indécision. Il semble pourtant qu’une bonne partie du chemin vers le « non » ait été faite rapidement. Il lui faut aussi trouver un moyen de s’insérer dans la société : l’Angleterre retardait ce moment, le projet de mariage pouvait en former un des aspects. Rentré en France, il lui faut faire quelque chose. Il décide alors qu’il sera écrivain. Ou philosophe. Quelque chose qui lui permettra de dire l’humanité, ses découvertes sur cette humanité. Piètres découvertes, il faut l’avouer. Sa séparation lui tient lieu de drame romantique et il s’épand en de longs textes sur sa misère. Le Journal est le lieu des analyses, où il recense les trois choix qui s’offrent à lui : « adieu - ami - mariage »[14]. Et de mesurer les avantages et les inconvénients non du mariage, mais de la pose que celui-ci requiert :

 

                        Je n’ai pas confiance en moi assez pour te prendre avec moi. Il me semble que                          c’est plus beau, plus fort, de renoncer l’un à l’autre, que c’est là un amour plus                                grand, plus éternel, moins assouvi[15].

 

 

            Imagerie romantique, pose fin de siècle, il n’évite pas même le déguisement stendhalien :

 

                        Je veux pouvoir risquer ma vie à mon gré : dans une épidémie, une bataille, une                          expérience de médecine, un effort moral - Je veux pouvoir me tuer si je veux .

 

            Quel degré de sincérité attribuer à de tels propos, sachant qu’ils seront lus par celle qu’il a demandée en mariage ? Un degré élevé sans doute, si on les compare avec d’autres propos plus crus. Roché semble adhérer avec sincérité à une pensée et un discours amoureux très romantiques, rompus aux clichés les plus éculés. Sincère dans sa souffrance, dans celle qu’il peut penser susciter. Mais il est clair que ce discours sert aussi de masque à une décision déjà prise même si ce n’est pas consciemment.

 

            Il conforte son opinion en lisant Stendhal justement, mais aussi Schopenhauer. Et surtout il découvre Nietzsche. Cette lecture est d’une grande importance et détermine son attitude à cette période. Il mentionne plusieurs fois son admiration, veut en conseiller la lecture à Margaret en guise d’explication à son retournement. Il en recopie des dizaines de citations sur quatorze pages[16], où se glisse ce commentaire :

 

                        Je devrai tout subordonner à l’Effort - au Travail

 

            Roché est touché par l’énergie nietzschéenne. Il se sent des choses importantes à faire dans ce monde, même si elles ne sont pas comprises tout de suite, même si elles vont à l’encontre de la morale ambiante. Il ne s’y trompe pas relevant toutes les références au surhomme dépassant les notions du bien et du mal comme celles-ci :

 

                        L’homme doit devenir meilleur et plus méchant. Le plus grand mal est nécessaire pour               le plus grand bien du surhumain.

                        La guerre est la bonne épreuve[17].

 

            Margaret peut-elle être la femme d’un homme qui se fixe une tâche aussi importante ? Leur mariage est-il désormais non seulement souhaitable mais même possible ? La résolution de Roché s’affirme de plus en plus nettement. Le « Fliegende Hollander » va bien fuir définitivement le port où l’attend sa gentille fiancée.

 

 

b. Les nouvelles expériences féminines.

 

 

            La première partie du Journal de la séparation n’élude pas la question, même si elle reste muette sur les pratiques de Roché. En revanche, il note, ce qui n’a pas dû manquer de surprendre Margaret, des fantasmes révélateurs :

 

                        Plus tard, comme il me serait utile de faire avec Violet si elle voulait bien des

                        expériences. Si nous demeurions dans la même ville et que 10 jours de suite,un

                        quart d’heure chaque jour je venais avec des soins infinis et imperceptiblement

                        torturer sa pudeur, seulement pour qu’elle puisse faire des notes et répondre à

                        des questions soigneusement posées à l’avance. Je crois que si elle voit bien ce

                        que je demande, elle acceptera. Elle ou moi, l’un des deux, elle plutôt, aurait les

                        yeux bandés. Nous ne parlerions pas - et elle n’aurait qu’un signe à faire pour

                        tout arrêter. Pour que cela serve, il faut que nous ayons une confiance absolue

                        l’un dans l’autre et qu’elle comprenne bien, que son esprit soit bien prêt. Je ne

                        peux faire cela qu’avec elle, car je ne pourrais pas avec Margaret. Je lui en

                        parlerai peut-être plus tard, c’est important[18].

 

            Roché se reprend, barre tout et met une note indiquant qu’il s’est mal exprimé, que ce n’est pas du tout ce qu’il veut dire. Pourtant il reprend la même idée le 23 juin 1902. Sans se reprendre cette fois-ci. C’est qu’à propos des femmes, Roché prend des résolutions :

 

                        Pour l’instant, je veux chercher une ou des autres femmes. J’en ai la volonté.

                        C’est une expérience nécessaire- en appliquant strictement mes règles de non

                        nuisance sociale[19].

 

            Le mariage s’éloigne à grande vitesse. Et Roché effectue de nouvelles « expériences », rendues nécessaires par sa volonté de découvrir le mystère de l’humanité, et plus spécialement de la gent féminine. Il rencontre une prostituée près des Folies-Bergères, juste avant son départ en voyage, et l’interroge non sur ses pratiques mais sur son histoire. Car il veut savoir, est prêt à prendre des notes, mais le rôle est déjà pris : l’un des clients de cette femme est justement un écrivain. Et pourtant c’est une histoire édifiante que celle de cette pauvre femme qui fuit des parents qui ont arrangé un mariage pour elle et qui a préféré se prostituer, avec un seul homme par jour, plutôt que de céder. Le lendemain, c’est le jour de Roché.

 

            Ce sont des expériences qui donnent à penser : Roché n’est pas avare au détour des pages de sentences définitives :

 

                        Le coït sert à décristalliser pour pouvoir recristalliser ailleurs et autrement (du

                        moins pour moi, et jusqu’ici).

                        Le coït est un suicide partiel - il contient la volupté de l’irrémédiable[20].

 

            Roché se tourne tout entier vers cette recherche : les femmes semblent la grande affaire de sa vie. Et une grande liberté de mœurs règne. Au moins parvient-il, par le biais des annonces par exemple, à en trouver facilement qui n’ont pas l’esprit de Margaret. Dès lors, il peut lui dire « non », ayant renoncé à suivre la voie austère du mariage monogamique :

 

                        Si mes études se tournent vers les relations de l’homme et de la femme,            

                        j’expérimenterai l’une après l’autre, si je puis, polygamie et monogamie ... etc[21].

 

            L’ordre des mots n’est pas sans importance ici : c’est bien la polygamie qui est première. Quant au « etc. » final, il est la promesse de terrains encore vierges pour la connaissance de l’être humain. Le choix est donc bien fait.

 

c. L’écriture.

 

            C’est à cette date que Roché se voue à l’écriture. Et l’expérience du journal n’y est certainement pas pour rien. Certes il avait déjà écrit, une nouvelle: Invitus Invitam et aussi un conte pour enfants, une amusante histoire de loup qui paraît dans le magazine Jean-Pierre en 1903. Mais aussi Lilliane, une nouvelle, datée d’avril 1902, révélatrice d’un état d’esprit qui travaille Roché : Lilliane est la narratrice. Le récit n’est guère cohérent, tout au plus s’agit-il de bribes. Après avoir menacé de mort un homme parce qu’il veut conquérir sa virginité, son bien suprême, la narratrice pense à sa sœur de lait qui se « prêtera à la fantaisie » pendant qu’elle lui offrira sa bouche - ce qui ne le dispensera pas de la mort. L’affaire s’arrange. Et après qu’il a joui, elle interroge. Deux fins sont proposées, toutes les deux pareillement barrées. La première :

 

                        « Ah! hurla-t-il. Ah! Ah ! Et il tomba mort.

                        J’aurais voulu savoir. »

L’autre :

 

                        « Mais il ne répondit rien et sortit sans me regarder. »

 

 

            Dans le choix de la fin se lisent aussi les tourments de Roché quant à sa situation instable : mourir ou être le bel indifférent, c’est aussi hésiter entre se soumettre ou prendre soi-même ses affaires en main.

 

            C’est l’astreinte du journal qui est pour lui un déclencheur. Terrain de réflexion, lieu d’entraînement, esthétisation des tranches de vie, choix des sujets, il offre une véritable source pour qui veut se lancer dans l’écriture sans en avoir fait encore l’effort. A l’écriture du Journal qui ne sera quasiment pas interrompue jusqu’en 1959 s’ajoute une profusion de projets, d’idées ( ainsi ce plan pour une pièce à propos de l’amour libre, qu’il indique le 13 octobre 1902 ), mais aussi des travaux finis ou en cours. Il mentionne une nouvelle intitulée :  Le Modèle dont nous n’avons pas trace sinon ce commentaire dans le Journal, le 24 Juin 1902 : « j’ai voulu élever l’idée du modèle ». Commencée le 10 août 1902, une autre : Les trois jeunes filles, inachevée. Au cours d’un voyage avec sa mère, le narrateur arrive dans une pension suisse, vaste chalet dans les montagnes, où il remarque très vite les trois filles de la maison, toutes trois bien différentes les unes des autres. L’angoisse du narrateur réside dans son souci de plaire. Suit une description de chacune des jeunes filles et du degré d’intérêt qu’elles suscitent chez le narrateur. La nouvelle n’est pas achevée et on ne sait quelle aventure aboutira. L’intérêt d’un tel texte est d’y retrouver le personnage de la mère, un choix de filles, un narrateur qui déguise à peine l’auteur - la nouvelle est écrite à Rinn, lieu où elle se déroule. La matière autobiographique y est donc très marquée. Mais n’est-ce pas là le lot de la plupart des apprentis-écrivains ? Et il écrit de très nombreux poèmes, dans l’esprit des changements qui l’affectent à cette époque. Ainsi on trouve par exemple : Hymne des Décadents; Complainte des Parents Embêtants; Mes Trois Pipes; Amies; Elle est passée en voiture; Rêve d’un poète pauvre et seul qui a la fièvre... Certains expriment nettement les préoccupations du moment :

 

                        Jeune Fille

 

                        Jeune Fille

                        Jeune Fille

                        Que fais-tu de ton sexe?

                        Jeune Fille

                        Jeune Fille

                        Sais-tu que ton ventre est creux ?

 

                        Sais-tu, Jeune Fille, que tu as en toi

                        Un trou qui est la quintessence de toi-même (...)

 

ou encore La Ballade des Coïts Désespérés :

 

                        Une deux         une deux          une deux          une deux !

                        Je t’aim’           Je t’aim’           Je t’aim’           Je t’aim’

 

                        C’est tiède et ça serre - c’est bon (...)

 

            On le voit. La facture poétique n’est peut-être pas des plus recherchées, bien que le rythme soit étudié, et ces écrits de jeunesse ne frappent pas par leur qualité. Il n’en reste pas moins qu’ils sont dans l’air du temps et qu’ils confirment Roché dans sa volonté de faire œuvre.

 

 

 
d. Jo Samarin.

 

            C’est à Jo Samarin qu’est dédié le dernier poème cité. C’est selon toute vraisemblance lui qui est le « J. » de l’histoire de Maria. Lui encore qui écrit au cours de l’été 1900 pour dire à son ami Pierre que c’est bien d’histoires d’amour qu’il s’agit avec ses deux Anglaises. Lui qui juste auparavant lui a rendu visite au sanatorium. Il existe, c’est sûr, une grande complicité entre les deux jeunes hommes. Et c’est ensemble, sans aucun doute, qu’ils font leurs premières armes dans la vie. Roché a parlé à plusieurs reprises de son ami Jo aux jeunes Anglaises, qui finissent par comprendre son importance. Et pour Pierre, retrouver Paris, c’est d’abord, évidemment, le retrouver. Il est peu probable qu’il n’ait été dans le coup des petites annonces. C’est avec Jo Samarin que Roché déniche ce petit appartement au septième étage au numéro 45 de la rue d’Alésia, un petit appartement qui doit servir de garçonnière à Roché. Car l’émancipation est affaire de territoire. Et quitter le boulevard Arago, c’est empêcher Clara d’intervenir dans la nouvelle vie qu’il se prévoit. Certes il ne quitte pas le domicile maternel : il gardera toujours ses habitudes chez sa mère, où il aura en permanence sa chambre et un bureau, qui ne seront pas conservés par nostalgie ou espoir vain : Pierre vit chez sa mère. Ce n’est que lorsqu’il est accompagné qu’il utilise Alésia. Trouver cet appartement avec Jo, c’est évidemment un signe de leur complicité. D’autant que les projets ne manquent pas. Des projets d’écriture, de collaboration, d’aventures communes. Jo est manifestement l’ami de cette période trouble, pendant laquelle Roché vit un tournant de son existence, où nombre des repères qui jusqu’alors étaient les siens disparaissent ou sont rendus illisibles par son histoire, mais où bien de projets se dessinent. Jo est l’ami de ces moments difficiles et précieux, déprimants et enthousiasmants. Mais Jo Samarin ne participera pas à l’aventure. Le 20 octobre 1902, Pierre note dans le Journal de la séparation : « Samarin : typhoïde ». Et sans commentaire, il annonce sa mort le 23. Il y a là une accélération de l’histoire de Roché, une nécessité de précipiter les événements, de s’orienter de manière définitive dans une direction qui rejette dans l’ombre d’un passé révolu l’histoire d’amour conjugal avec Margaret. S’il n’y a rien ou presque dans le Journal, c’est par pudeur. Ceux, celles qui connaissent son attachement pour son ami parlent en son nom. Margaret pense à rompre le silence entre eux quand elle apprend la mort de Jo. Elle ne comprend pas encore que celle-ci la concerne directement parce qu’elle met un terme définitif à ce qui en six mois est devenu, petit à petit, son projet, à elle : car en même temps que Roché s’éloigne de Margaret, celle-ci parcourt le chemin inverse. Et quand elle s’apprête à dire « oui », elle reçoit le « non » de Pierre. Le 24 octobre, Pierre lui adresse une lettre :

 

                        Samarin est mort hier soir.

                        J’enverrai le cahier contenant tout ce que j’ai à dire le 15 Novembre matin.

                        Ecrire boulevard Arago - si vous voulez après le 15[22].

 

 

            Il ne sera quasiment plus jamais question de Jo Samarin. Tout au plus quelques visites à sa famille, dans les années qui suivent son décès. Mais il est difficile de lier plus étroitement cet événement avec ce que devient la vie de Roché. Une seule fois, il s’interroge par écrit pour savoir « ce que c’est que Samarin aujourd’hui ». Et de conclure que ce qui est est bien, de toutes façons. C’est la dernière page du Journal de la séparation. Il restera fidèle à son ami en poursuivant le chemin qu’ils avaient commencé ensemble. La meilleure preuve en est cette lettre à Margaret qui clôt apparemment l’épisode anglais et qui, à l’évidence, annonce la vie à venir : le 22 novembre 1902, il lui annonce qu’il a une maîtresse, et qu’il a fait sa première conférence publique.

 

            On ne sait ni qui, ni sur quoi. Mais le voilà lancé dans une activité qui l’occupera toute sa vie. Et dans un style brouillon, quelque peu fanfaron, il définit, dans la page qui suit son relevé de citations nietzschéennes, son programme artistique :

 

                        Je veux créer des choses d’imagination ( métaphysique sex le ) ( moments de vie )                                 ( psycho coïtale ) - mais avant de les raconter, je veux les voir matériellement et                                que chaque détail ait une rigueur absolue. Je veux que les choses arrivent et que           

                        je les voie. Je dois donc avoir une troupe d’aides femmes qui vivront avec moi.

 

            La dernière phrase a été barrée, manifestement immédiatement au moment de la rédaction. Le reste l’est aussi, mais à l’encre rose, caractéristique de celle qu’utilise Roché beaucoup plus tard lorsqu’il relit ses archives dans les années cinquante. C’est dire que son œuvre, ce seront les femmes. D’une façon ou d’une autre. Et écriture et sexualité se nourriront l’une l’autre en permanence, ce qu’elles ne faisaient que peu jusqu’alors : c’est pourquoi l’on pouvait parler d’années chastes.

 

 



[1] C’est ce que raconte Jean C. Roché, le fils d’Henri-Pierre Roché, dans une conversation privée.

[2] Cette anecdote est rapportée dans un texte de 1940, qui traite de l’Europe à partir des souvenirs personnels de Roché. Elle est reprise presque textuellement dans Deux Anglaises et le Continent, page 141.

[3] C’est un souvenir que raconte Henri-Pierre Roché dans son Journal, à la date du samedi 17 juillet 1920.

[4] C’est ce que note Roché, en 1943, dans une esquisse de texte intitulé Ma mère et l’Allemagne, début d’un ouvrage qu’il voulait entreprendre sur l’Europe.

[5] Ce rêve est raconté avec minutie dans Deux Anglaises et le Continent. Mais Roché y fait allusion plusieurs fois, notamment dans un essai de chronologie de sa vie, daté du 6 novembre 1929, où il écrit : « Rêve Clara me violant douleur ». Il rapporte également dans son Journal une conversation qu’il a avec Marthe Bernson, graphologue, dont le mari est psychologue, le 27 juillet 1944, à Beauvallon : « Marthe me questionne sur mes rêves re-Klara, que je lui raconte depuis celui douloureux de 16 ans, avant ma première éjaculation jusqu’à ceux après sa mort ».

[6] C’est au moins ce qu’il rapporte dans un brouillon de Deux Anglaises et le Continent qu’il n’a finalement pas conservé. Mais on peut se demander si c’est tout à fait exact. Le 16 mars 1942, il fait allusion à « Bézy à Bossuet », puis à « Colas à Bossuet » qui peuvent laisser entendre une expérience en la matière, au cours Bossuet.

[7] Ces informations sont consignées dans un texte daté du 6 novembre 1929, mentionné à la note 5. Ce texte est un essai de chronologie de l’enfance de Roché jusqu’à 1905. Les dates ne sont pas toujours fiables et le texte est très lacunaire.

[8] Il est extrêment difficile de parvenir à une chronologie : à cette époque Roché ne tient pas de journal et ce n’est qu’à l’aide de différents textes, qui souvent se contredisent, où la pratique des pseudonymes n’est pas cohérente, que l’on peut tenter de mettre un ordre.

[9] Résumé de Deux Anglaises et le Continent du 23 décembre 1954, conservé au HRHRC.

[10] Journal de 1898-1899, conservé au HRHRC.

[11] Il s’agit en fait de Janusse (sic), une biographie de Denise Roché, dont il sera beaucoup question plus loin, qu’il envisage d’écrire en novembre 1955.

[12] Lettre de Margaret Hart à Henri-Pierre Roché, datée du 20 février 1902.

[13] Journal de la séparation, en date du 15 juin 1902.

[14] Ibid., même date.

[15] Ibid., même date.

[16] Recueil de quatorze pages numérotées de a. à n. ayant pour titre : Nietzsche et J. de Gaultier. 1902.

[17] Ibid. Ces citations sont tirées de Par delà le Bien et le Mal.

[18] Journal de la séparation en date du 9 juin 1902.

[19] Ibid., en date du 23 juin 1902.

[20] Dans un texte daté du 15 août 1902, conservé au HRHRC..

[21] Journal de la séparation, en date du 1er août 1902, alors qu’il a déjà vu une dizaine de ses soixante correspondantes à la suite de la parution d’une annonce.

[22] Lettre à Margaret Hart, datée du 24 octobre 1902.