L’enfance d’Henri-Pierre Roché est tout entière dominée
par les femmes, comme si cette période inaugurale de la vie formait
l’échantillon de sa vie future. Henri-Pierre Roché naît le 28 mai 1879, à
Paris, de Pierre Roché, pharmacien, et de Clara Coquet.
Pierre Roché est né en 1846, il termine ses études
lorsqu’il demande Clara en mariage. Sa mère vient de mourir et il a remarqué
cette jeune femme dans la librairie tenue par Mme Coquet mère. Il l’épouse
donc, lui fait partager son goût pour la peinture, en l’emmenant au Louvre le
plus souvent possible. C’est d’ailleurs là qu’il continue de la conduire quand
Clara est enceinte, dans l’année qui suit leur mariage, espérant ainsi donner
le goût des belles choses à son enfant. Henri-Pierre naît donc et s’installe au
numéro 1 de la rue de Médicis, dont les fenêtres donnent sur le jardin du
Luxembourg. Mais peu après, avant qu’Henri-Pierre Roché n’ait deux ans, Pierre,
son père, meurt d’une fièvre cérébrale, et est enterré à Mareuil, en Charente,
d’où la famille est originaire. Henri-Pierre Roché n’a donc jamais connu son
père. C’est sa mère qui va l’élever. Commence ainsi une cohabitation qui durera
jusqu’à sa mort.
Clara est une forte personnalité, qui a connu la famine
au cours de la guerre franco-prussienne de 1870 et qui, à la suite du décès de
son époux, décide de vivre et d’élever son enfant malgré tout. Elle s’installe
alors chez ses parents, au 70 boulevard Saint-Michel et voue une fidélité à son
mari digne d’Andromaque : elle ne se remarie pas malgré son âge et son fils ne
lui connaît aucune histoire. Elle gère le capital familial, peu important,
mais suffisant encore pour, grâce aux
rentes, élever Henri-Pierre. Henri-Pierre qui d’ailleurs n’est plus appelé
comme cela et ne le sera plus, par personne : seul le prénom de Pierre, qui est
aussi celui de son père, lui restera. Clara est exigeante et l’éducation de
Pierre est primordiale : elle ne supporte pas les caprices ni les
manquements à la discipline. Pierre comprend vite qu’il est inutile de perdre
son temps lorsque sa mère a dit non. Il subit une de ses colères lorsque, comme
il le rapporte dans Deux Anglaises et le
Continent, il n’arrive pas à prononcer la syllabe formée par les lettres
D.I.A.. Elle met également au point un système de punition
« autogestionnaire », particulièrement redoutable et sans aucun doute
très culpabilisateur : lorsque Pierre mérite d’être puni, il choisit lui-même,
après discussion, la punition[1]. Clara fait de la force et
de la détermination des valeurs premières. Bien des années plus tard, Roché
dresse une liste des héros de sa mère : Jésus, Beethoven, Lincoln, Lamennais,
Dostoievski, Don Quichotte, Lénine, La Fontaine, Molière, Guignol, Charlot. La
liste ne manque pas de surprendre, mais il ne s’y trouve que des personnalités
fortes qui n’ont pas renoncé, et des créateurs d’exception qui ne se lassent
pas de contempler le triste spectacle de l’humanité. Peut-être sont-ils ce que
Clara veut être, veut que son fils soit. C’est certainement pourquoi elle lui
donne ce conseil : « Il y a deux sortes d’hommes : les dupeurs et les
dupés. Pour avoir l’esprit pur, il vaut mieux être dupé. Cela te fera gagner
tellement de temps »[2]. Cette sentence, Roché ne
l’oubliera pas et la recopiera dans Deux
Anglaises et le Continent.
Le grand-père lui aussi semble vouloir intervenir dans
son éducation, notamment en multipliant les reproches à l’heure du déjeuner.
Mais cela ne paraît guère aller plus loin et dans les souvenirs qu’Henri-Pierre
Roché laisse de cette période, le grand-père n’apparaît pratiquement pas. Sa
mort en 1898 n’en fera pas non plus un confident pour l’entrée dans la vie, ni
un modèle qu’il faudrait suivre.
Sa grand-mère, qu’il nommera Vieux-Pape, arrondit les
angles et sera jusqu’à sa mort, celle qui console, qui joue et amuse, pardonne
aussi. C’est avec elle qu’il va au jardin du Luxembourg, comme tous les enfants
du quartier, comme beaucoup d’enfants de Paris dont il mène la vie, une vie un
peu terne, sans relief particulier, de ces vies comme en vivent des milliers de
petits rentiers à cette époque. Une vie sans père mais choyée. Une vie commune
donc, rythmée par le calendrier religieux - la première communion par exemple -
et le calendrier scolaire.
Malgré l’attention des femmes qui l’entourent, Roché
reste un enfant de santé fragile. De fréquents maux de têtes le saisissent, et
compte tenu des antécédents paternels, rongent d’inquiétude sa mère. Sans doute
cela renforce-t-il le sentiment de solitude que manifeste Roché à cette époque
: son enfance est solitaire et l’école, loin d’être un lieu de vie
épanouissant, est un véritable calvaire. Il se souvient de l’établissement tenu
par des prêtres où il reste neuf ans, où il se voûte « d’abord neuf
heures puis treize heures et demie par jour »[3] et qu’il exècre. Pas plus
que le cours Bossuet, le lycée Louis Le Grand ne semble pas laisser de
souvenirs impérissables non plus, même s’il retrouve plus tard des camarades,
un député, un psychiatre... et il ne s’y opère aucune de ces rencontres, ami ou
professeur, qui orientent de manière décisive la vie. Mais si l’école demeure
lourde et sans grand intérêt, Roché est un élève qui réussit ses examens : il
passe son premier baccalauréat en octobre 1995, le second en 1996.
Il suit alors une voie traditionnelle, au moins en partie
: il devient étudiant à l’Académie Julian où il exerce ses talents de
dessinateur. Mais surtout, il s’inscrit en Droit et en Sciences Politiques et
rêve d’embrasser la carrière diplomatique. L’enfant Roché semble donc emprunter
un chemin qui ne peut manquer de satisfaire celles qui le surveillent de près.
Et sans doute Clara est-elle contente, qui a toujours soutenu la nécessité de
l’apprentissage des langues. N’apprend-elle pas le latin, le grec et l’anglais
en même temps que Pierre ? Seul l’allemand, pour des raisons historiques et
personnelles, fait encore obstacle à sa volonté d’accompagner son fils. Pas
pour très longtemps.
Les vacances sont certainement familiales ( dans la
famille du père notamment où Roché se rend au moins une fois au cours de cette
période ). Plusieurs étés à partir de 1894 se passeront à l’étranger. Au grand
dam des familles bien pensantes que le sentiment revanchard ne lâche pas, Clara
décide d’accompagner Pierre dans un périple allemand. C’est à cette occasion
que, sur le tas, elle prononce ses premiers mots dans la langue que jusqu’ici
elle n’avait pas consenti à apprendre. L’année suivante, en 1895, Clara et
Pierre partent de nouveau ensemble et visitent trente villes en soixante jours.
Le journal qu’elle tient à l’occasion de ce dernier voyage montre, dans un
style très narratif, le long périple entrepris, les multiples excursions, les
rencontres inopinées, les hôtels, la visite des musées et la passion de Pierre
pour la peinture, particulièrement celle de Rubens.
Ces deux voyages outre-Rhin annoncent ceux qui
entraîneront Roché dans tous les endroits du monde. Ils témoignent d’une
volonté de découvrir le monde, de l’appréhender et de le comprendre. En ce
sens, Clara Roché a été une initiatrice : loin de développer des sentiments
haineux à l’égard de ceux qui ont vaincu la France, elle suscite au contraire
la curiosité de son fils. Les voyages à venir en Angleterre, en Suisse, en
Italie notamment seront à l’image des premiers. Et Roché pratiquera ainsi les
deux langues vivantes qu’il a apprises au lycée, et les parlera couramment. Cet
apprentissage in situ des langues
étrangères est très important pour Clara qui y voit un atout supplémentaire
pour son fils dans sa carrière future.
Mais elle ne limite pas ses efforts aux voyages. Les
rencontres doivent se faire quotidiennes : elle fait venir chez elle des
étudiants, qu’Henri-Pierre rencontre par la force des choses : une Anglaise,
une Américaine, Otto, un Allemand, qui plus tard s’installera en Turquie et
auquel Clara rendra visite juste avant la guerre de 14-18[4].
Cette mère à la vie difficile, qui s’est consacrée
absolument à son enfant, refusant toute autre histoire que celle du fils de son
mari, malgré l’austérité de ses manières et sans doute la rigidité de certains
principes, s’impose en même temps comme une femme exceptionnelle : sa
volonté de rencontrer les autres témoignent d’une belle ouverture d’esprit,
dont Roché bénéficiera largement. Mais elle a aussi une présence, celle du
commandeur, dont il n’est pas forcément facile de se débarrasser. Les relations
entre la mère et son fils seront difficiles, et si Roché s’est émancipé au
moins en partie de Clara, elle reste, jusqu’à la fin de sa vie, la personne qui
compte le plus dans la vie d’Henri-Pierre Roché.
Les conditions dans lesquelles se déroule l’enfance de
Roché indiquent suffisamment l’importance de sa mère et la place qu’elle ne
peut manquer d’occuper dans sa vie. Il se joue là à la fois une répulsion et
une identification. Elle demeure le seul réel modèle de l’enfance solitaire. Le
culte qu’elle continue de vouer à son défunt mari la conduit à éduquer son fils
comme il l’aurait sans doute fait, lui. La peinture par exemple devient non
seulement un art que l’on contemple mais aussi un art que l’on commence à
pratiquer. Les souvenirs qu’engrange Clara lors du voyage de 1895 dans un
journal peuvent servir de modèle à la première expérience diariste de Pierre,
trois ans plus tard. Il dira d’ailleurs combien cette femme modèle toutes ses
activités et s’empare de toutes ses pensées. Jusqu’à cette nuit, alors qu’il a
quinze ou seize ans : il voit sa mère s’approcher de lui et le violer. Mais ce
viol est spécial : elle lui glisse quelque chose de pointu dans l’urètre, ce
qui le tord de douleur. Elle reviendra une nouvelle fois et réitérera
l’expérience. Roché date de ce rêve l’effacement définitif de sa mère comme
objet sexuel, objet de désir[5].
Ce viol est traumatisant et castrateur. Il faudra surmonter cette vision
terrifiante des femmes. Et tenir sa mère à l’écart. Elle est un personnage
d’importance dans cette enfance. Les romans montreront comment elle intervient
tout au long de la vie de son fils d’une manière ou d’une autre. A tel point
qu’il se demande en 1929 si sa vie n’est pas le résultat de son enfance et de
son éducation, de sa faible constitution et de sa fatigue, qui l’empêchent de
mener toute chose jusqu’au bout : l’aspect physique ( il est grand, il est
maigre ) et l’éducation semblent tarauder l’esprit de Roché jusqu’à un âge
relativement avancé.
Car dès lors que Clara n’est plus à elle seule l’idéal
féminin, il faut se construire un nouveau type de relation au monde et à ceux
qui l’occupent. Clara avait mis en garde Pierre contre les différentes
pratiques homosexuelles possibles. Comme un bon fils, il semble avoir écouté sa
mère[6].
Mais c’est pour mieux se rattraper avec le sexe féminin.
L’importance de la question sexuelle éclate à longueur de
textes chez Roché, quelle que soit la nature des textes en question. Il parle
même d’un premier livre qu’il écrit à sept ans et qui raconte ses premières
amours. Mais il note aussi qu’il le brûle lorsqu’il a douze ans. C’est aussi à
cette période, à dix ans, qu’il s’invente une sœur. Mais dans ses rêves
érotiques, les filles ont un sexe comme le sien. Comme tous les enfants, il est
travaillé par la différence sexuelle.
Henri-Pierre Roché semble avoir été un adolescent en
retard, si l’on en croit les dates qu’il donne, dans la découverte de sa propre
sexualité. Il date de 1895 environ sa première éjaculation, qui le surprend et
lui est douloureuse. Mais il apprend vite. Il lutte contre cette tendance qui
s’est imposée facilement à lui, pointant sur le calendrier ses
contre-performances dans sa volonté d’abstinence. Le combat est difficile et il
avouera jusqu’à trois éjaculations par nuit au cours du deuxième voyage en
Allemagne. C’est certainement au cours de ce même voyage qu’il fait preuve d’un
instinct exhibitionniste, à Bruxelles[7]
- instinct dont il ne
sera plus jamais question. Il s’agit là en fait du développement d’un
adolescent ordinaire, à la découverte de lui-même et des autres.
A la même
période, il connaît des flirts innocents, comme il les nommera plus tard. Soit
parce que les jeunes filles se refusent à lui, soit parce qu’il n’ose pas
entreprendre, rien ne semble aboutir avant 1897[8]. Cette année-là Roché a sa
première expérience sexuelle, avec une certaine Ida ( que nous ne sommes
pas parvenu à identifier : s’agit-il de la bonne? de la bonne de la grand-mère?
d’un modèle d’une école de peinture? ou encore ... ). Madeleine
viendra en deuxième position ( il la reverra treize ans après ).
Roché est maintenant un jeune homme. Il étudie sérieusement,
consciencieusement. Il se rend aussi à l’Académie Julian où il rencontre des
artistes, qui certainement le conduisent dans les hauts lieux de la capitale.
Sa vie semble désormais réglée. Il lui faut attendre la fin des études et le
service militaire, mais tout semble sur la bonne voie pour accéder à l’âge
adulte. Un accident, en lui-même négligeable, le cloue chez lui, boulevard
Arago où il habite désormais avec sa mère. C’est là qu’il rencontre une jeune
Anglaise dont l’apparition va secouer le bel ordonnancement de sa vie.
Cette rencontre s’effectue sous le triple signe de la
mère, des voyages et de la sexualité. Elle est une étape majeure dans le
processus de formation de la personnalité de Roché, le conduisant à des
attitudes parfois schizophrènes, impossibles à poursuivre et qui l’obligeront à
faire des choix que jusqu’alors il repousse. Violet Hart est une jeune fille
sage, bien élevée, qui vient apprendre la sculpture, non pour profiter de la
vie de bohème de Paris, mais parce que là sont les meilleures écoles d’une
activité que sa mère juge convenable. Sa mère est veuve, comme Clara, mais elle
a quatre enfants. La mort de son mari l’oblige à prendre en main un patrimoine
familial qui est loin d’être important mais qui suffit pour entretenir un
certain standing et payer des études aux enfants : deux garçons et deux filles,
qu’elle élève avec dignité et sérieux. La dernière, fraîchement débarquée à
Paris donc, est évidemment introduite dans une bonne société, aux mœurs
irréprochables, à la moralité avérée. C’est par exemple avec Clara Roché
qu’elle visite les musées ou qu’elle se rend chez d’autres femmes pour prendre
le thé et converser en français. Sans doute Pierre est-il l’un des premiers
garçons de son âge qu’elle approche depuis qu’elle est à Paris. Pierre qui
jusqu’alors ne s’est jamais intéressé aux protégées de sa mère. Il naît
pourtant entre eux une grande sympathie, nourrie par la découverte de l’art de
l’un et l’autre pays. Violet tombe évidemment amoureuse de Pierre. Lui qui vit
ses premiers désordres sexuels ne le remarque pas ou est intimidé auprès de
cette jeune fille présentée par sa mère. Si un sentiment de connivence et
d’échange s’amplifie, il n’est pour lui pas question d’amour, comme si ce
terrain, celui de sa mère, était interdit. Violet ne montre rien, ne dit rien
d’elle. Elle parle en revanche beaucoup de sa sœur aînée, Margaret, qui est
restée avec sa mère en Angleterre. Margaret, absente donc, devient une espèce
d’obstacle dans les relations entre Pierre et Violet, que celle-ci dresse dès
que pourrait se glisser entre eux le moindre soupçon d’amour. Et c’est tout
naturellement pour faire connaissance de Margaret que Madame Roché et son fils
débarquent en Angleterre pendant l’été 1898.
L’accueil est glacial. Les frères se méfient de ce garçon
français et l’histoire récente entre les deux pays (Fachoda est de juillet
1898) a laissé des traces. Madame Hart jauge
l’individu. Et
surtout Margaret est invisible, atteinte d’une maladie des yeux qui fait
craindre la cécité complète. Ce n’est que petit à petit semble-t-il que des
relations plus normales se nouent : les frères apprennent le cricket à Pierre,
tous vont se baigner, nus, dans la mer, garçons et filles séparés. Surtout les
yeux de Margaret sont moins fatigués et elle participe de plus en plus à la vie
des enfants. Des enfants, car ce sont des enfants : leurs jeux sont puérils,
leurs conversations innocentes, leurs rapports manifestement dénués de toute
ambiguïté. Sous le regard des deux mères, ces enfants sont de gentils enfants,
ce qui convient parfaitement à l’ambiance anglaise. Tout est si calme et si
serein qu’il est convenu de revenir l’été suivant. Ce qui sera fait. Dans la
même ambiance de fraternité. Roché pourra noter plus de cinquante ans plus tard
dans un résumé de Deux Anglaises et le
Continent:
Ils se lient d’une
amitié basée sur la franchise (...).
Ils sont frère et sœurs d’élection, ils travaillent et voyagent souvent ensemble, deux années, en innocence et en liberté[9].
Frère et sœurs d’élection dans une contrée qui ne connaît
ni péché ni tentation.
La présence de la mère altère sans aucun doute la
personnalité de Pierre. Et lorsqu’une seconde, tout aussi autoritaire et
puritaine, se met à le surveiller, il oblitère tout ce qui ne manquerait pas de
contrevenir à cette société si harmonieuse. C’est pourquoi il en profite
lorsqu’il est à Paris. Revenu dans son territoire, là où il peut quitter le
regard de sa mère, Roché mène une toute autre vie. Dans la même année où se
déroulent ses deux séjours anglais, il multiplie les expériences qui feraient
se pâmer d’horreur Mrs. Hart.
En 1899, Roché tient une espèce de journal, qui ne
satisfait pas aux règles d’une activité diariste, mais raconte des épisodes de
sa vie amoureuse pendant ces deux années. Il n’occupe pas moins de soixante-dix
pages, « sec témoignage de jeune mâle » comme il l’indiquera lui-même
après avoir relu ce document, le 5 avril 1949. Il s’agit de raconter « de
Marcelle aux Folies Bergères ». Marcelle donc : une petite
ouvrière qu’il aborde dans la rue et qui explique rapidement qu’elle sait
éviter les enfants... Et Marcelle a une sœur, lui a un ami, C., non identifié.
Voilà deux couples formés. Mais C. en pince pour Marcelle qui le lui rend bien.
C’est le premier triangle de l’histoire amoureuse de Roché. Dans une attitude
très mâle, il négocie sa place, cherche à en profiter aussi : il décide et
impose aux deux autres de la partager, à tour de rôle, ce qu’ ils acceptent. En
même temps qu’il vit une chaste relation avec les deux sœurs anglaises, il
connaît sa première expérience avec une fille qu’il partage sciemment avec un
tiers.
Plus tard il rencontre Henriette sur les boulevards (ce
sont les débuts de Roché en la matière et il use de procédés bien simples,
triviaux même). Henriette est difficile à accoster, mais finit par se rendre.
Comme toujours dans ce journal, les descriptions sont très réalistes et le
langage y est cru. Pas d’amour, mais de l’exercice physique, délicat ici,
puisque Henriette vit douloureusement l’expérience du sexe.
C’est au cours de cette période que Roché inaugure un
procédé dont il se servira à plusieurs reprises : il publie une annonce
matrimoniale dans un journal. Il ne le fait d’ailleurs pas que pour lui, deux
de ses amis, au moins, profitent de l’aubaine. Il donne rendez-vous et
incognito vient voir si celle qui est là l’intéresse ou non. Si oui, alors il
se présente. Les critères pour révoquer sans le dire celle qui a répondu à son
invitation sont divers : physique, mais aussi attitude (prétentieuse,
austère...). Par cette technique (et l’on verra qu’elle joue un rôle primordial
dans la vie de Roché ), il reçoit plus de cent réponses, à la première
publication.
C’est ainsi qu’il rencontre Maria. Maria est une
intellectuelle, qui a, semble-t-il, une bonne expérience de l’amour. Elle
initie d’ailleurs Pierre à plusieurs techniques. Ce n’est pas le plus
important. Il doit partir à la campagne et confie sa maîtresse à son ami
J.(certainement Jo Samarin ). Non pour qu’il la surveille, mais pour qu’il en profite.
C’est que Pierre a un projet : il « offre » sa maîtresse à son ami à
condition qu’il lui fasse un compte rendu exact de ce qui se passe entre eux.
C’est l’occasion pour Pierre de mesurer deux capacités : sa réaction à
l’annonce de son cocuage : il cherche à comprendre dans les lois de l’amour le
mécanisme de la jalousie. La seconde est sa capacité à anticiper l’évolution
des relations amoureuses. Le protocole sera respecté et Roché en tirera plus
d’un enseignement : J. envoie scrupuleusement le détail de ce qui se passe
et Roché s’amuse des lettres de Maria. Lorsque celle-ci finit par être au
courant de la transaction dont elle a été l’objet, Roché étudie avec minutie
cette histoire racontée de deux points de vue différents. Le retour à Paris est
morose : J. et Pierre se donnent un jour chacun, mais le suc de
l’expérience passée rend banale la poursuite de l’histoire à laquelle il sera
mis un terme rapidement. En conclusion de cet épisode annonciateur d’aventures
futures, Pierre note dans son petit cahier :
Reprendre ce ménage à trois
avec J. et avec une autre femme ( qui écrirait ou
qui serait transparente : bâtir et faire un volume)[10].
J. ne sera pas le partenaire de cette nouvelle aventure
amoureuse. Mais l’idée restera.
Suivent une passade de quarante-huit heures avec
« la Lyonnaise » au cours de laquelle il prend conscience que l’amour
est aussi un spectacle, et quelques passages dans différentes maisons closes.
Ainsi, lorsque les deux Anglaises débarquent à Paris au
cours de l’hiver 1899-1900, Roché est loin de représenter la figure du gendre
idéal pour la mère qui accompagne ses filles. Mais personne ne sait quelle vie
il mène et la visite de la capitale est très classique. Tout au plus
discute-t-on de tel ou tel tableau vu au Louvre. Elles ont loué un appartement
non loin du boulevard Arago et voient souvent leurs amis français, bien que la
vie de Pierre soit alors terriblement occupée : ses études qu’il poursuit,
ses amis qu’il rencontre, ses amours qui défilent, les deux Anglaises qu’il
conduit. Et selon qu’il est occupé à l’une ou l’autre activité, il montre l’un
ou l’autre visage de sa personnalité. Plus tard, il pensera écrire un texte
intitulé Janus[11] à propos d’une autre
personne. Il aurait pu l’écrire pour lui.
Ce surmenage a un prix à payer. Au printemps 1900, il est
envoyé dans un sanatorium pour une cure de repos. Il y reste quelques mois, et
au cours de l’été, il rejoint en bicyclette la famille Hart et sa mère en
Suisse. Les vacances paraissent idylliques dans ce cadre de montagne, malgré un
nouveau problème au genou pour Pierre. Certainement entre les jeunes gens la
question de l’amour est débattue, mais comme s’il s’agissait d’une affaire qui
ne les concernait que de loin. C’est J. qui dans une lettre envoyée à Pierre
parle d’une histoire d’amour. Mais Pierre est offusqué. L’été se passe donc,
renforçant les relations entre les trois jeunes gens sans que rien de décisif
se déroule. Pierre obtiendra même l’autorisation de rester après le départ de
sa mère.
A l’automne, Pierre part faire son service militaire en
Mayenne. Période difficile mais qu’il apprécie. Dans un texte de 1943, il
s’épanche avec ravissement sur les manœuvres auxquelles il participe et qu’il
décrit longuement. Il est d’une moralité exemplaire et est outré par les
systèmes de combines qu’il entrevoit, notamment pour profiter de l’infirmerie
quand on n’est pas malade. Il connaîtra lui-même ce lieu pour un problème
respiratoire. Il reste donc de santé assez fragile.
Est-ce au cours de cette période qu’il se rend en
Espagne, comme le suggère le roman ? Est-ce plus tard, puisque l’événement
n’est pas relaté dans le Journal de
1898-1899 ? Ou alors plus tôt, mais sans avoir l’importance que le traitement
romanesque lui accorde ? Il est actuellement impossible de le dater avec
précision. Il est en revanche certain que dans la conscience de Roché, cette
aventure a une place primordiale : le roman est certainement fidèle à ce
qui se passe. Ce qui importe ici n’est pas le détail de l’affaire, mais ce que
Pierre en retire pour lui et pour sa vie : jusqu’alors l’amour physique
avait l’intérêt de la découverte mais le plaisir y était mécanique, dit-il. A
Burgos, il connaît sa première grande jouissance, qu’il cherchera désormais à
retrouver avec ses conquêtes. Voilà qui change qualitativement la quête
amoureuse de Pierre.
Son service militaire accompli, Pierre ne poursuit pas
ses études. Il se destinait à la carrière diplomatique, mais on l’en
dissuade : Deux Anglaises et le
Continent rapporte l’anecdote véridique suivante : son professeur
Alfred Sorel, après s’être renseigné sur sa fortune et sur son nom, comprend
qu’il n’a aucun avenir au Quai d’Orsay. Aussi lui conseille-t-il d’abandonner
là tout espoir de réussite administrative et de mettre à profit sa curiosité
pour voyager, se faisant payer ses séjours en rédigeant des articles pour
différents journaux. Certainement cette intervention de Sorel est déterminante.
D’abord parce qu’il abandonne effectivement ses études. Ensuite parce qu’elle
donne un nom générique à toutes ses activités, rémunérées ou non, rapportées
dans la presse ou dans son Journal,
d’ordre public ou d’ordre privé : être curieux. Et c’est en curieux qu’il
quitte la France et s’installe en Angleterre, pour un temps au moins, à
Londres. Il vit dans une pauvre cité, participe à la vie de celle-ci, notamment
aux patrouilles de nuit et à la lutte contre la prostitution dans ce quartier
défavorisé. Là encore, lui qui a fait l’expérience des maisons closes... C’est
son visage angélique qu’il présente dans la nouvelle demeure des Hart,
lorsqu’il s’y rend. Rien ne paraît changé, la situation entre les jeunes gens
est d’une extraordinaire stabilité. Peut-être rien ne se serait-il passé si la
rumeur n’avait joué le rôle d’élément modificateur. Cette rumeur traduit la
réaction des personnes bien intentionnées du village face à ce trio qui certes
n’est jamais pris en faute, mais qui affiche des mœurs que le puritanisme
anglais supporte mal. Surtout lorsqu’il y a des épisodes nocturnes, à deux.
Mrs. Hart est très sensible à la rumeur et à la moralité de ses filles. Et elle
somme Pierre de s’expliquer. C’est cette exigence qui l’oblige à se
déclarer.
Margaret se dit qu’elle n’est pas prête. Et sans doute
Roché ne l’est-il pas plus, mais l’enchaînement des événements bouscule une
situation confortable. Pierre tente de sacrifier son sentiment - on ne sait
comment -. Il reçoit des dizaines de lettres de Margaret qui se dit sa sœur et
se propose de l’aider à se détacher d’elle : elle crie son innocence et
jure que sa mère ne l’avait pas mise au courant de son intervention. Elle
explique pourquoi cet amour lui semble impossible : elle a à travailler
pour ses études de biologie et pour la gestion des biens de la famille. Et puis
Pierre n’est peut-être pas l’homme, le seul, qui soit sur terre pour elle.
Toutes ses lettres disent l’impossibilité de ce mariage. Mais leur nombre et le
discours sur l’amour qui se fait jour, particulièrement dans l’ambiguïté des
définitions de l’amour fraternel et de l’amour conjugal laissent surtout
entendre le verbe « aimer ». Et lorsque Margaret finit par dire la
chose envisageable au bout de plusieurs mois, alors Pierre « essaie de
retrouver le bonheur » et surtout annonce le projet à Clara. Ce qu’une
mère a fini par obtenir pour mettre en conformité une situation fleurant le
scandale, il faut désormais le faire accepter par l’autre. Qui réagira en mère
de son fils comme l’autre a réagi en mère de sa fille. Clara multiplie les
avertissements, les mises en garde. Elle opère un spectaculaire revirement de
sentiment à l’égard de Margaret. Violet, qui vit chez elle à Paris, en fait les
frais et finit par quitter l’appartement du boulevard Arago tant l’ambiance y
devient détestable. Puis après un bref séjour de Pierre à Paris, ils traversent
tous deux la Manche. Les motifs d’opposition sont classiques : la santé
des deux jeunes gens, leur jeunesse, les nationalités, la situation
professionnelle... Clara triomphe : Pierre et Margaret se séparent pendant
un an au bout duquel ils choisiront. Clara triomphe et Mrs Hart n’est
certainement pas mécontente non plus. Et Margaret doit être particulièrement
soulagée. Dans ses prières à Dieu, elle qui est extrêmement croyante doit lui
demander la force d’accomplir ce mariage. L’idée de l’amour humain paraît
l’effrayer. Elle imaginerait volontiers un monde fraternel, sans sexualité. Et
lorsque, dans un accès de vérité, Pierre lui confie l’aventure avec Burgos,
alors elle s’écrie :
Alors vous avez été accompli dans ce Mal hideux.
Vous en avez fait partie[12].
Le sexe, c’est le diable. Mais un diable qui
s’apprivoise, puisque le « oui » est presque prononcé. Le délai d’un
an qui s’impose au jeune couple lui permettra de mieux l’approcher encore.
C’est peut-être pour raconter cette lente approche qu’elle propose de tenir un
journal, le Journal de la séparation.
Au bout de l’année, Pierre et Margaret échangeront leur journal et chacun y
trouvera la réponse de l’autre.
Il semble que même Roché ait accepté le marché imposé par
les mères. Et c’est avec maman qu’il rentre à Paris, boulevard Arago. Cette
soumission concerne manifestement tout ce qui est social : ici, c’était cet
acte social majeur, dont dépendent la réputation des familles, leur place et
leur rôle, le mariage, qui était en jeu. Pierre jouera encore six mois, avant
d’opérer des choix définitifs.
Pour la première fois Roché tient un journal réellement.
Il n’y aura pratiquement plus d’interruption. Mais ce Journal de la séparation ne correspond pas encore tout à fait à une
écriture diariste : Roché le tient par intermittences, n’en fait pas le centre
d’une activité importante pour lui. C’est normal, puisque ce journal n’est pas
intime, il a un destinataire final. Et Roché retiendra aussi l’idée que
Margaret en tient un de son côté, pour le lui envoyer plus tard : ce croisement
des journaux est une idée qui mûrira.
La conséquence la plus immédiate de cette séparation
consentie, c’est bien évidemment le retour de Pierre à Paris. Il effectue un
court séjour près d’Innsbrück avec sa mère, où il fait quelques courses en
montagne et chante la gloire de la beauté en y associant Margaret, mais ce sont
surtout ses retrouvailles avec Paris qui importent.
Il me semble que je suis un
Fliegende Hollander qui ne doit pas rentrer au port - que je dois explorer la
souffrance et que ce sera là mon utilité[13].
Ce qui caractérise le plus Roché au début de cette
période, c’est son indécision. Il semble pourtant qu’une bonne partie du chemin
vers le « non » ait été faite rapidement. Il lui faut aussi trouver
un moyen de s’insérer dans la société : l’Angleterre retardait ce moment, le
projet de mariage pouvait en former un des aspects. Rentré en France, il lui faut
faire quelque chose. Il décide alors qu’il sera écrivain. Ou philosophe.
Quelque chose qui lui permettra de dire l’humanité, ses découvertes sur cette
humanité. Piètres découvertes, il faut l’avouer. Sa séparation lui tient lieu
de drame romantique et il s’épand en de longs textes sur sa misère. Le Journal est le lieu des analyses, où il
recense les trois choix qui s’offrent à lui : « adieu - ami -
mariage »[14]. Et de
mesurer les avantages et les inconvénients non du mariage, mais de la pose que
celui-ci requiert :
Je n’ai pas confiance en
moi assez pour te prendre avec moi. Il me semble que c’est plus beau, plus fort, de renoncer l’un
à l’autre, que c’est là un amour plus grand,
plus éternel, moins assouvi[15].
Imagerie romantique, pose fin de siècle, il n’évite pas
même le déguisement stendhalien :
Je veux pouvoir risquer
ma vie à mon gré : dans une épidémie, une bataille, une expérience de médecine, un effort moral - Je
veux pouvoir me tuer si je veux .
Quel degré de sincérité attribuer à de tels propos,
sachant qu’ils seront lus par celle qu’il a demandée en mariage ? Un degré
élevé sans doute, si on les compare avec d’autres propos plus crus. Roché
semble adhérer avec sincérité à une pensée et un discours amoureux très
romantiques, rompus aux clichés les plus éculés. Sincère dans sa souffrance,
dans celle qu’il peut penser susciter. Mais il est clair que ce discours sert
aussi de masque à une décision déjà prise même si ce n’est pas consciemment.
Il conforte son opinion en lisant Stendhal justement,
mais aussi Schopenhauer. Et surtout il découvre Nietzsche. Cette lecture est
d’une grande importance et détermine son attitude à cette période. Il mentionne
plusieurs fois son admiration, veut en conseiller la lecture à Margaret en
guise d’explication à son retournement. Il en recopie des dizaines de citations
sur quatorze pages[16],
où se glisse ce commentaire :
Je devrai tout subordonner à l’Effort - au Travail
Roché est touché par l’énergie nietzschéenne. Il se sent
des choses importantes à faire dans ce monde, même si elles ne sont pas
comprises tout de suite, même si elles vont à l’encontre de la morale ambiante.
Il ne s’y trompe pas relevant toutes les références au surhomme dépassant les
notions du bien et du mal comme celles-ci :
L’homme doit devenir
meilleur et plus méchant. Le plus grand mal est nécessaire pour le plus grand bien du surhumain.
La guerre est la bonne
épreuve[17].
Margaret peut-elle être la femme d’un homme qui se fixe
une tâche aussi importante ? Leur mariage est-il désormais non seulement
souhaitable mais même possible ? La résolution de Roché s’affirme de plus
en plus nettement. Le « Fliegende Hollander » va bien fuir
définitivement le port où l’attend sa gentille fiancée.
La première partie du Journal
de la séparation n’élude pas la question, même si elle reste muette sur les
pratiques de Roché. En revanche, il note, ce qui n’a pas dû manquer de
surprendre Margaret, des fantasmes révélateurs :
Plus tard, comme il me
serait utile de faire avec Violet si elle voulait bien des
expériences. Si nous
demeurions dans la même ville et que 10 jours de suite,un
quart d’heure chaque
jour je venais avec des soins infinis et imperceptiblement
torturer sa pudeur,
seulement pour qu’elle puisse faire des notes et répondre à
des questions
soigneusement posées à l’avance. Je crois que si elle voit bien ce
que je demande, elle
acceptera. Elle ou moi, l’un des deux, elle plutôt, aurait les
yeux bandés. Nous ne
parlerions pas - et elle n’aurait qu’un signe à faire pour
tout arrêter. Pour que
cela serve, il faut que nous ayons une confiance absolue
l’un dans l’autre et
qu’elle comprenne bien, que son esprit soit bien prêt. Je ne
peux faire cela qu’avec
elle, car je ne pourrais pas avec Margaret. Je lui en
parlerai peut-être plus
tard, c’est important[18].
Roché se reprend, barre tout et met une note indiquant
qu’il s’est mal exprimé, que ce n’est pas du tout ce qu’il veut dire. Pourtant
il reprend la même idée le 23 juin 1902. Sans se reprendre cette fois-ci. C’est
qu’à propos des femmes, Roché prend des résolutions :
Pour l’instant, je veux
chercher une ou des autres femmes. J’en ai la volonté.
C’est une expérience
nécessaire- en appliquant strictement mes règles de non
nuisance sociale[19].
Le mariage s’éloigne à grande vitesse. Et Roché effectue
de nouvelles « expériences », rendues nécessaires par sa volonté de
découvrir le mystère de l’humanité, et plus spécialement de la gent féminine.
Il rencontre une prostituée près des Folies-Bergères, juste avant son départ en
voyage, et l’interroge non sur ses pratiques mais sur son histoire. Car il veut
savoir, est prêt à prendre des notes, mais le rôle est déjà pris : l’un
des clients de cette femme est justement un écrivain. Et pourtant c’est une
histoire édifiante que celle de cette pauvre femme qui fuit des parents qui ont
arrangé un mariage pour elle et qui a préféré se prostituer, avec un seul homme
par jour, plutôt que de céder. Le lendemain, c’est le jour de Roché.
Ce sont des expériences qui donnent à penser : Roché
n’est pas avare au détour des pages de sentences définitives :
Le coït sert à
décristalliser pour pouvoir recristalliser ailleurs et autrement (du
moins pour moi, et
jusqu’ici).
Le coït est un suicide
partiel - il contient la volupté de l’irrémédiable[20].
Roché se tourne tout entier vers cette recherche :
les femmes semblent la grande affaire de sa vie. Et une grande liberté de mœurs
règne. Au moins parvient-il, par le biais des annonces par exemple, à en
trouver facilement qui n’ont pas l’esprit de Margaret. Dès lors, il peut lui
dire « non », ayant renoncé à suivre la voie austère du mariage
monogamique :
Si mes études se tournent
vers les relations de l’homme et de la femme,
j’expérimenterai l’une
après l’autre, si je puis, polygamie et monogamie ... etc[21].
L’ordre des mots n’est pas sans importance ici :
c’est bien la polygamie qui est première. Quant au « etc. » final, il
est la promesse de terrains encore vierges pour la connaissance de l’être
humain. Le choix est donc bien fait.
C’est à cette date que Roché se voue à l’écriture. Et
l’expérience du journal n’y est certainement pas pour rien. Certes il avait
déjà écrit, une nouvelle: Invitus Invitam
et aussi un conte pour enfants, une amusante histoire de loup qui paraît dans
le magazine Jean-Pierre en 1903. Mais
aussi Lilliane, une nouvelle, datée
d’avril 1902, révélatrice d’un état d’esprit qui travaille Roché :
Lilliane est la narratrice. Le récit n’est guère cohérent, tout au plus
s’agit-il de bribes. Après avoir menacé de mort un homme parce qu’il veut
conquérir sa virginité, son bien suprême, la narratrice pense à sa sœur de lait
qui se « prêtera à la fantaisie » pendant qu’elle lui offrira sa
bouche - ce qui ne le dispensera pas de la mort. L’affaire s’arrange. Et après
qu’il a joui, elle interroge. Deux fins sont proposées, toutes les deux
pareillement barrées. La première :
« Ah! hurla-t-il.
Ah! Ah ! Et il tomba mort.
J’aurais voulu
savoir. »
L’autre :
« Mais il ne répondit rien et sortit sans me
regarder. »
Dans le choix de la fin se lisent aussi les tourments de
Roché quant à sa situation instable : mourir ou être le bel indifférent,
c’est aussi hésiter entre se soumettre ou prendre soi-même ses affaires en
main.
C’est l’astreinte du journal qui est pour lui un
déclencheur. Terrain de réflexion, lieu d’entraînement, esthétisation des
tranches de vie, choix des sujets, il offre une véritable source pour qui veut
se lancer dans l’écriture sans en avoir fait encore l’effort. A l’écriture du Journal qui ne sera quasiment pas
interrompue jusqu’en 1959 s’ajoute une profusion de projets, d’idées ( ainsi ce
plan pour une pièce à propos de l’amour libre, qu’il indique le 13 octobre 1902
), mais aussi des travaux finis ou en cours. Il mentionne une nouvelle
intitulée : Le Modèle dont
nous n’avons pas trace sinon ce commentaire dans le Journal, le 24 Juin 1902 : « j’ai voulu élever l’idée du
modèle ». Commencée le 10 août 1902, une autre : Les trois jeunes filles, inachevée. Au cours d’un voyage avec sa
mère, le narrateur arrive dans une pension suisse, vaste chalet dans les
montagnes, où il remarque très vite les trois filles de la maison, toutes trois
bien différentes les unes des autres. L’angoisse du narrateur réside dans son
souci de plaire. Suit une description de chacune des jeunes filles et du degré
d’intérêt qu’elles suscitent chez le narrateur. La nouvelle n’est pas achevée
et on ne sait quelle aventure aboutira. L’intérêt d’un tel texte est d’y retrouver
le personnage de la mère, un choix de filles, un narrateur qui déguise à peine
l’auteur - la nouvelle est écrite à Rinn, lieu où elle se déroule. La matière
autobiographique y est donc très marquée. Mais n’est-ce pas là le lot de la
plupart des apprentis-écrivains ? Et il écrit de très nombreux poèmes,
dans l’esprit des changements qui l’affectent à cette époque. Ainsi on trouve
par exemple : Hymne des Décadents;
Complainte des Parents Embêtants; Mes
Trois Pipes; Amies; Elle est passée en voiture; Rêve d’un poète pauvre et seul qui a la
fièvre... Certains expriment nettement les préoccupations du moment :
Jeune Fille
Jeune Fille
Jeune Fille
Que fais-tu de ton sexe?
Jeune Fille
Jeune Fille
Sais-tu que ton ventre
est creux ?
Sais-tu, Jeune Fille, que tu
as en toi
Un trou qui est la
quintessence de toi-même (...)
ou encore La Ballade des Coïts Désespérés :
Une deux une deux une deux une
deux !
Je t’aim’ Je t’aim’ Je t’aim’ Je
t’aim’
C’est tiède et ça serre -
c’est bon (...)
On le voit. La facture poétique n’est peut-être pas des
plus recherchées, bien que le rythme soit étudié, et ces écrits de jeunesse ne
frappent pas par leur qualité. Il n’en reste pas moins qu’ils sont dans l’air
du temps et qu’ils confirment Roché dans sa volonté de faire œuvre.
C’est à Jo Samarin qu’est dédié le dernier poème cité.
C’est selon toute vraisemblance lui qui est le « J. » de l’histoire
de Maria. Lui encore qui écrit au cours de l’été 1900 pour dire à son ami
Pierre que c’est bien d’histoires d’amour qu’il s’agit avec ses deux Anglaises.
Lui qui juste auparavant lui a rendu visite au sanatorium. Il existe, c’est
sûr, une grande complicité entre les deux jeunes hommes. Et c’est ensemble,
sans aucun doute, qu’ils font leurs premières armes dans la vie. Roché a parlé
à plusieurs reprises de son ami Jo aux jeunes Anglaises, qui finissent par
comprendre son importance. Et pour Pierre, retrouver Paris, c’est d’abord,
évidemment, le retrouver. Il est peu probable qu’il n’ait été dans le coup des
petites annonces. C’est avec Jo Samarin que Roché déniche ce petit appartement
au septième étage au numéro 45 de la rue d’Alésia, un petit appartement qui
doit servir de garçonnière à Roché. Car l’émancipation est affaire de
territoire. Et quitter le boulevard Arago, c’est empêcher Clara d’intervenir
dans la nouvelle vie qu’il se prévoit. Certes il ne quitte pas le domicile
maternel : il gardera toujours ses habitudes chez sa mère, où il aura en
permanence sa chambre et un bureau, qui ne seront pas conservés par nostalgie
ou espoir vain : Pierre vit chez sa mère. Ce n’est que lorsqu’il est
accompagné qu’il utilise Alésia. Trouver cet appartement avec Jo, c’est
évidemment un signe de leur complicité. D’autant que les projets ne manquent
pas. Des projets d’écriture, de collaboration, d’aventures communes. Jo est
manifestement l’ami de cette période trouble, pendant laquelle Roché vit un
tournant de son existence, où nombre des repères qui jusqu’alors étaient les
siens disparaissent ou sont rendus illisibles par son histoire, mais où bien de
projets se dessinent. Jo est l’ami de ces moments difficiles et précieux,
déprimants et enthousiasmants. Mais Jo Samarin ne participera pas à l’aventure.
Le 20 octobre 1902, Pierre note dans le Journal
de la séparation : « Samarin : typhoïde ». Et sans commentaire,
il annonce sa mort le 23. Il y a là une accélération de l’histoire de Roché,
une nécessité de précipiter les événements, de s’orienter de manière définitive
dans une direction qui rejette dans l’ombre d’un passé révolu l’histoire
d’amour conjugal avec Margaret. S’il n’y a rien ou presque dans le Journal, c’est par pudeur. Ceux, celles
qui connaissent son attachement pour son ami parlent en son nom. Margaret pense
à rompre le silence entre eux quand elle apprend la mort de Jo. Elle ne
comprend pas encore que celle-ci la concerne directement parce qu’elle met un
terme définitif à ce qui en six mois est devenu, petit à petit, son projet, à
elle : car en même temps que Roché s’éloigne de Margaret, celle-ci
parcourt le chemin inverse. Et quand elle s’apprête à dire « oui »,
elle reçoit le « non » de Pierre. Le 24 octobre, Pierre lui adresse
une lettre :
Samarin est mort hier soir.
J’enverrai le cahier
contenant tout ce que j’ai à dire le 15 Novembre matin.
Ecrire boulevard Arago -
si vous voulez après le 15[22].
Il ne sera quasiment plus jamais question de Jo Samarin.
Tout au plus quelques visites à sa famille, dans les années qui suivent son
décès. Mais il est difficile de lier plus étroitement cet événement avec ce que
devient la vie de Roché. Une seule fois, il s’interroge par écrit pour savoir
« ce que c’est que Samarin aujourd’hui ». Et de conclure que ce qui
est est bien, de toutes façons. C’est la dernière page du Journal de la séparation. Il restera fidèle à son ami en
poursuivant le chemin qu’ils avaient commencé ensemble. La meilleure preuve en
est cette lettre à Margaret qui clôt apparemment l’épisode anglais et qui, à
l’évidence, annonce la vie à venir : le 22 novembre 1902, il lui annonce
qu’il a une maîtresse, et qu’il a fait sa première conférence publique.
On ne sait ni qui, ni sur quoi. Mais le voilà lancé dans
une activité qui l’occupera toute sa vie. Et dans un style brouillon, quelque
peu fanfaron, il définit, dans la page qui suit son relevé de citations
nietzschéennes, son programme artistique :
Je veux créer des choses
d’imagination ( métaphysique sex le ) ( moments de vie ) ( psycho
coïtale ) - mais avant de les raconter, je veux les voir matériellement et
que chaque
détail ait une rigueur absolue. Je veux que les choses arrivent et que
je les voie. Je dois
donc avoir une troupe d’aides femmes qui vivront avec moi.
La dernière phrase a été barrée, manifestement
immédiatement au moment de la rédaction. Le reste l’est aussi, mais à l’encre
rose, caractéristique de celle qu’utilise Roché beaucoup plus tard lorsqu’il
relit ses archives dans les années cinquante. C’est dire que son œuvre, ce
seront les femmes. D’une façon ou d’une autre. Et écriture et sexualité se
nourriront l’une l’autre en permanence, ce qu’elles ne faisaient que peu
jusqu’alors : c’est pourquoi l’on pouvait parler d’années chastes.
[1] C’est ce que raconte Jean C. Roché, le fils d’Henri-Pierre Roché, dans une conversation privée.
[2] Cette anecdote est rapportée dans un texte de 1940, qui traite de l’Europe à partir des souvenirs personnels de Roché. Elle est reprise presque textuellement dans Deux Anglaises et le Continent, page 141.
[3] C’est un souvenir que raconte Henri-Pierre Roché dans son Journal, à la date du samedi 17 juillet 1920.
[4] C’est ce que note Roché, en 1943, dans une esquisse de texte intitulé Ma mère et l’Allemagne, début d’un ouvrage qu’il voulait entreprendre sur l’Europe.
[5] Ce rêve est raconté avec minutie dans Deux Anglaises et le Continent. Mais Roché y fait allusion plusieurs fois, notamment dans un essai de chronologie de sa vie, daté du 6 novembre 1929, où il écrit : « Rêve Clara me violant douleur ». Il rapporte également dans son Journal une conversation qu’il a avec Marthe Bernson, graphologue, dont le mari est psychologue, le 27 juillet 1944, à Beauvallon : « Marthe me questionne sur mes rêves re-Klara, que je lui raconte depuis celui douloureux de 16 ans, avant ma première éjaculation jusqu’à ceux après sa mort ».
[6] C’est au moins ce qu’il rapporte dans un brouillon de Deux Anglaises et le Continent qu’il n’a finalement pas conservé. Mais on peut se demander si c’est tout à fait exact. Le 16 mars 1942, il fait allusion à « Bézy à Bossuet », puis à « Colas à Bossuet » qui peuvent laisser entendre une expérience en la matière, au cours Bossuet.
[7] Ces informations sont consignées dans un texte daté du 6 novembre 1929, mentionné à la note 5. Ce texte est un essai de chronologie de l’enfance de Roché jusqu’à 1905. Les dates ne sont pas toujours fiables et le texte est très lacunaire.
[8] Il est extrêment difficile de parvenir à une chronologie : à cette époque Roché ne tient pas de journal et ce n’est qu’à l’aide de différents textes, qui souvent se contredisent, où la pratique des pseudonymes n’est pas cohérente, que l’on peut tenter de mettre un ordre.
[9] Résumé de Deux Anglaises et le Continent du 23 décembre 1954, conservé au HRHRC.
[10] Journal de 1898-1899, conservé au HRHRC.
[11] Il s’agit en fait de Janusse (sic), une biographie de Denise Roché, dont il sera beaucoup question plus loin, qu’il envisage d’écrire en novembre 1955.
[12] Lettre de Margaret Hart à Henri-Pierre Roché, datée du 20 février 1902.
[13] Journal de la séparation, en date du 15 juin 1902.
[14] Ibid., même date.
[15] Ibid., même date.
[16] Recueil de quatorze pages numérotées de a. à n. ayant pour titre : Nietzsche et J. de Gaultier. 1902.
[17] Ibid. Ces citations sont tirées de Par delà le Bien et le Mal.
[18] Journal de la séparation en date du 9 juin 1902.
[19] Ibid., en date du 23 juin 1902.
[20] Dans un texte daté du 15 août 1902, conservé au HRHRC..
[21] Journal de la séparation, en date du 1er août 1902, alors qu’il a déjà vu une dizaine de ses soixante correspondantes à la suite de la parution d’une annonce.
[22] Lettre à Margaret Hart, datée du 24 octobre 1902.