II. LA BELLE EPOQUE : 1902-1920

 

 

A. Novembre 1902-Novembre 1907

 

 

 

1. Paris

 

            Par un incroyable concours de circonstances, mais aussi parce que leurs glorieux aînés se sont illustrés là, Paris devient, redevient le centre du monde des arts et des lettres, pendant quelques années. Particulièrement à Montparnasse. Montparnasse est encore un quartier populaire de Paris, avec un côté village très prononcé : on y respire l’odeur du crottin de cheval, mais aussi l’air brassé par les arbres qui bordent les boulevards; on y trouve des loyers à prix très réduit qui attirent les artistes et les étudiants - l’Université n’est pas loin. Les rues sont pleines et les cafés paraissent ne jamais désemplir. On trouve tout le monde ici : des Français, ceux de Paris et ceux de province, qui n’ont pas l’air français, mais qui se rassurent justement avec cet esprit de grande famille qui règne là. Il y a aussi des étrangers, des étrangers de tous les coins du monde, qui se retrouvent par communautés, mais qui ne craignent pas non plus de se mélanger : des Russes, des Roumains, des Bulgares... des Allemands, des Espagnols, des Belges et des Hollandais...Ils s’appellent Kisling, Brancusi, Braque, Pascin, Van Dongen, Picasso, Modigliani, Soutine, Zadkine, Archipenko. D’autres moins connus, certes, mais qui ne passent pas pour autant inaperçus dans ce Montparnasse d’avant-guerre. Ils habitent à la Ruche, au 2 passage Dantzig, où ils s’entassent dans de petits ateliers qui leur servent aussi de logement. Sans argent le plus souvent, ils mènent quand même grande vie, une vie de bohème libre. Il y a un goût de république libertaire et internationaliste dans l’air des cafés de Montparnasse à cette époque - c’est d’ailleurs l’époque où Lénine et Trotsky, en exil, n’hésitent pas à venir prendre leur café au milieu des artistes. La Closerie des Lilas est le centre des poètes et chaque semaine on s’y retrouve autour de Paul Fort et d’André Salmon pour y réciter ses vers. Jean Moréas, Guillaume Apollinaire y viendront. Le Dôme est plutôt le centre des peintres, mais Paul Fort n’hésite pas à s’y rendre aussi. Il se crée des amitiés, des complicités, des théories. On s’y bagarre, on s’y amuse, on organise de grandes fêtes, des bals masqués, et l’on participe aux réunions rituelles comme celle du Bal des Quat’z-arts. La baronne d’Oettingen offre non seulement des réceptions dans son grand appartement, mais elle assure aussi le financement d’une revue Les Soirées de Paris qui fait une large place à la reproduction de tableaux, de sculptures, qui présente l’art nègre... Car Montparnasse vit aussi à l’heure de la révolution cubiste, même si lorsqu’il peint Les Demoiselles d’Avignon, Picasso est toujours installé au Bateau Lavoir. Peu de temps après, il s’installera rue Scholcher, au numéro 5.

 

            Roché connaît toutes ces personnes, plus ou moins bien, mais il les connaît. Il fait la connaissance de Picasso alors que celui-ci habite Montmartre. Après avoir tenté d’apprendre à faire de la peinture, il apprend à la voir, à la reconnaître. Il achète sa première toile en 1900, à un savetier qui a représenté son échoppe sur la place du Tertre. Il écoute les artistes parler, les regarde peindre, il assiste en temps réel à l’éclosion de l’art contemporain. Cette passion pour la peinture ne quittera jamais Roché : il s’imposera pour son flair artistique, pour sa collection personnelle. Le dernier texte publié de son vivant Adieu, brave petite collection[1] est consacré au bilan de cette aventure de plus d’un demi-siècle. C’est à ce titre  qu’il sera connu, davantage que comme écrivain. C’est à ce titre aussi qu’il réussit à gagner sa vie.

 

2. Les voyages.

 

            Ils demeurent une des entreprises majeures de Roché. Un nouveau séjour en Allemagne le conduit à Munich entre avril et octobre 1903. S’il rencontre beaucoup de femmes, il est surtout introduit dans le milieu des artistes de cette ville, particulièrement dans le Schwabing, qui sera quelques années plus tard le centre de ses activités avec Franz Hessel. Il y rencontre par exemple Grossmann, le directeur du Tagebuch. Il compose de nombreux poèmes, comme c’est désormais son habitude. De retour à Paris, il souffre à nouveau de surmenage. Sa mère, Clara, a raison : Pierre est de santé fragile qui ne peut en permanence brûler la vie par les deux bouts. Il lui est nécessaire de s’organiser davantage, de choisir parmi ses multiples activités. Mais cela n’interrompt pas sa fièvre nomade et son envie d’arpenter le monde, au moins l’Europe. En mars 1904, il quitte Paris avec son ami russe Semenoff, un écrivain qui publie des textes dans la revue L’Ermitage et qui s’est installé à Paris, pour se rendre à Nice, puis en Italie. Ils font le tour des grandes villes de la Péninsule, menant joyeuse vie, visitant musées, églises et maisons closes. Roché abandonne son compagnon pour rejoindre Violet, la sœur anglaise, installée elle aussi à Paris pour parfaire sa sculpture, qui a décidé de se donner à lui. Elle met en scène leur rendez-vous, fixant le lieu et la durée du séjour. Ce sera à Lucerne, près du lac, pendant dix jours. L’initiation de Violet est très fidèlement reprise dans Deux Anglaises et le Continent. Et c’est en passant par Paris où il retrouve Clara que Roché part pour la suite de l’été à Knokke, où doit le rejoindre Violet, qui se dédit au dernier moment pour des raisons familiales. C’est là aussi qu’ayant entrepris une jeune fille et lui ayant donné rendez-vous pour la nuit, Roché l’attend en vain : elle s’est trompée d’étage et est entrée dans la chambre de Clara...

 

            On le voit : Roché poursuit ses investigations. Mais, à l’exception du séjour en Allemagne, ses courtes escapades sont touristiques : elles ne le satisfont pas réellement. Il aura désormais tendance à chercher à s’installer dans l’endroit visité pour tenter d’en comprendre « l’âme », comme il a pu le faire en Angleterre, sans, avoue-t-il, parvenir à percer le mystère.

 

 

3. La mise en place de la figure amoureuse.

 

a. Libération.

 

            La fin de ses « fiançailles » avec Margaret libère totalement Roché et le conduit à profiter pleinement de son choix pour la polygamie. Encore que le mot qu’il emploie lui-même ne convienne guère. Il y a pour le polygame des obligations à l’égard de ses épouses. Il n’en est rien ici. Roché multiplie les aventures sans lendemain, procède à des essais divers et variés, se livre pour le plaisir et la connaissance à toutes les aventures qu’il suscite ou que le hasard place sur son chemin. La condition première de ce qu’il définit comme une liberté, c’est le célibat et le refus des enfants. Ainsi il note :

 

                        Avoir un enfant, c’est renoncer au présent, c’est croire au futur[2].

 

 

            Cette attitude mêle nihilisme et romantisme. Ce refus du futur, cette tentation du présent le conduisent aussi à penser la vie et la mort comme des moments, des instants de l’existence. Mais toujours sur le mode du jeu, sans réel système de pensées. Il joue, par exemple, à apprivoiser la mort en plaçant un pistolet dans sa bouche, lors de son séjour à Munich. « Cela a son charme » ne manque-t-il pas de rapporter.Et toujours ces attitudes suscitent les réflexions sentencieuses et creuses d’un adolescent qui n’arriverait pas à grandir.

 

b. Variété et uniformité.

 

            Mais c’est surtout dans l’instant qu’il se dépasse. Tout paraît possible. Ainsi cette visite qu’il effectue, en novembre 1906, à minuit, dans l’appartement d’une femme qui vient de le racoler sur un boulevard pour lui montrer les seins de ses deux filles de quatorze ans. Ce que Roché regarde, avec plaisir, sans autre considération que la satisfaction d’avoir connu une expérience nouvelle. Il se pense un homme libre et curieux. Curieux du mystère féminin, de sa magie - pour reprendre une question que François Truffaut attribue à son héros très proche de Roché dans L’Homme qui aimait les Femmes - il cherche par la pratique à résoudre ce problème. Il est impossible de dresser une comptabilité de ses maîtresses à ce moment-là. D’autant que leur identification reste très problématique, voire irréalisable, car Roché introduit les pseudonymes dans son Journal, pour brouiller les cartes. Certaines importent plus que d’autres. Les textes qui leur sont consacrés dans le Journal en témoignent. Il s’agit souvent des plus « bizarres » selon le mot de Roché lui-même à cette époque. Ainsi il fait paraître une nouvelle annonce matrimoniale en 1902 pour le compte d’un de ses amis, garde pour lui toutes les propositions un peu spéciales et donne rendez-vous à ses prétendantes. C’est ainsi qu’il rencontre Peppa, le 24 décembre. Peppa qui a un amant, qui en voudrait un second. Ce sera fait le 8 janvier. Maga intéresse davantage Roché, au moins au début. Elle est vierge. Et surtout elle intéresse aussi son ami Hanski. Maga ne sait plus auquel se vouer, une fois que Roché lui a pris sa virginité. Et Roché, dans une attitude qui lui deviendra familière, laisse faire, leur demande de choisir. Lui ne choisit pas et poursuit son expérience. Il retrouve Norr, dont il ne se souvient plus, dans un café où il est en compagnie d’un autre de ses amis, Ross. Quelques heures plus tard, elle les emmène tous deux  dans sa chambre. Ces trois histoires, quelques exemples possibles parmi tant d’autres, se passent en un mois.

 

            Roché accuse aussi un net penchant pour les rousses. C’est le cas de Sacha. Il ne peut manquer de les comparer à Nuk, c’est-à-dire Margaret, la première Anglaise : « mon premier amour d’il y a sept ans », écrit-il en rapprochant Nuk et Sacha. Le souvenir de cet amour non abouti continue donc, malgré tout, à le hanter. D’autant que les ponts ne sont pas coupés : Margaret écrit toujours des lettres à Pierre, qui continue à voir Violet. Car dans la vie de Roché, une part est dévolue aux conquêtes du moment, une autre aux conquêtes précédentes. C’est bien le cas de Violet justement, qui de nouveau à Paris, retrouve celui qui est devenu son premier amant. Mais Roché a du mal à se mettre dans la peau de l’amant officiel et unique. Autant il éprouve un réel plaisir à jouer les Pygmalion avec Violet dans sa découverte de l’amour physique, autant il ne pense pas lui sacrifier ses autres femmes ni ses activités. C’est pour cela qu’il est conduit à proposer à Violet de prendre un autre amant. Ce que Violet fait, avec Volochine, un russe marié, qui l’entraîne en Europe Centrale. Mais le temps de la coexistence, à défaut de cohabitation, se révèle plus difficile que prévu pour Roché : il se découvre jaloux de Mouff, le surnom qu’il lui donne dans son Journal, et a du mal à imaginer Violet le quittant tout à fait. Il a raison, d’ailleurs : elle ne le quittera tout à fait que fort tard, reprenant toujours Roché comme amant lors de ses séjours à Paris. C’est au cours de l’un d’eux que sa sœur Margaret lui rend visite et demande à revoir Pierre. Ils se retrouvent le 4 et le 5 mai 1906, dans l’atelier de Violet et échangent de longs baisers, annonciateurs d’une intimité plus profonde.

 

            Une autre personne occupe alors une bonne partie du temps de Roché. Il en parle pour la première fois le 26 mars 1906. Elle est jeune, pas exactement jolie mais « intéressante » :

 

                        Flap a vingt ans. Sa robe noire moule un corps d’une coulée de chair nerveuse.

                        A partir du coude, ses petits avant-bras sont nus, de peau un peu brune, avec des

                        mains fines. Cheveux châtain foncé, elle frise un peu. Sa figure est française,

                        long nez presque trop fin, hauts sourcils mobiles, yeux en amandes, vifs, qui

                        s’entendent avec la longue bouche aux coins retroussés, méfiante d’elle-même et

                        d’autrui, ironique, dont soudain, au milieu, la lèvre inférieure se fait charnue.

 

                        Elle est directe, franche, fait la gamine, parle cru, mélange hardiesse et naïveté,

                        très jeune fille, vierge.(...)

 

                        Dîner dans un petit restaurant d’artistes. Elle est curieuse, surtout des femmes,

                        les examine, fait des suppositions (...).

 

                        Elle est peintre, fait  surtout des portraits d’elle-même, originaux, qui me

                        plaisent.

 

            Dans le Journal, il la nomme Flap. Elle s’appelle en fait Marie Laurencin. Elle a vingt-trois ans, rencontre des gens à l’insu de sa mère. Elle a déjà fait connaissance avec Braque à l’Académie de peinture Humbert où elle apprend son métier en 1904. C’est l’année suivante qu’elle peint son premier autoportrait. Et ce sont de fait ses autoportraits, qu’elle multiplie par la suite, qui séduisent Roché. Il devient son premier acheteur. Et son premier amant. Pourtant elle le déroute d’abord, par ses comportements enfantins, ses questions ingénues et son refus absolu de l’amour physique. Mais elle cherche quand même à séduire les hommes. Elle noue une relation platonique avec un autre homme, et Roché et lui entreprennent de faire tomber un à un les obstacles qu’elle dresse entre les hommes et elle. Elle offre une belle résistance, ce qui ne peut déplaire à Roché :

 

                        Ne croyez pas que vous pourrez me prendre. Cela n’arrivera jamais[3].

 

lui jette-t-elle le jour où elle se laisse embrasser pour la première fois. L’approche est donc longue, passant par plusieurs étapes amusantes pour Roché, qui la trouve petite « bête ». Elle se promène nue devant lui, commentant son propre corps avec la technique du peintre face à son modèle. Puis petit à petit, elle se laisse caresser. C’est le 24 juin 1906, soit trois mois après leur première rencontre, qu’elle accepte tout à fait Roché. C’est lui encore qui entreprend alors son apprentissage érotique. C’est ensemble qu’ils vivront d’étranges relations avec un Allemand qui fera bientôt apparition dans leur vie. C’est une de ses rencontres qui annoncent une grande amitié. Roché sera l’ami, après avoir été l’amant, de Marie, jusqu’à sa mort.

 

            Ces rencontres - rappelons qu’il n’y a là que quelques exemples - témoignent à la fois d’une grande diversité, en nombre évidemment, mais aussi en style, en intention. Il n’est pas possible de dresser le portrait-type de la maîtresse de Roché. « Toutes les femmes sont différentes » dit-il et il faut les goûter toutes. Cette diversité, si elle témoigne bien de la performance physique de l’auteur, n’est pas pour autant le signe d’une grande excentricité dans les figures de l’amour. Il est difficile d’envisager ici une typologie sur la question mais l’amour physique selon Roché n’est guère imaginatif, guère créatif. Peut-être ses maîtresses s’en satisfont-elles pleinement pour un temps - il le dit pour la majorité d’entre elles. Mais sur la durée, on ne peut s’empêcher de noter la répétition des mêmes figures. C’est-à-dire que ce qui pourrait s’apparenter à une débauche s’avère être une sexualité au fond assez sage. Comme l’est une personne qui fait son apparition au cours de cette période.

 

 

c. Mno.

 

            A la fin de décembre 1902 ou au début de janvier 1903, une jeune femme de la campagne, habitant un village appelé Montereau[4], répond à une petite annonce matrimoniale : on promet un mariage sage. Elle part pour Paris, se rend au rendez-vous donné par son correspondant, rencontre alors Henri-Pierre Roché. Leur relation sera complexe, parfois difficile, mais elle ne cessera jusqu’à la mort de celle que Roché appelle Mno le plus fréquemment dans son Journal. Son nom véritable est Maria Pauline Bonnard, mais c’est sous le prénom de Germaine qu’elle est connue. Fille de Gustave Charles Bonnard et d’Emilie Félicité Drouin, elle est née le 13 mars 1877 à Ivry sur Seine. C’est peut-être la photo qu’elle joint à sa réponse qui décide Roché à la rencontrer. Germaine est une jeune fille à l’air timide, grande, mince, brune. Elle ne correspond absolument pas à ces femmes de la vie parisienne de l’époque, mais plutôt à ce qu’elle est : une jeune provinciale fraîchement débarquée à Paris. Mais pas une de ces bonnes paysannes, saines, éclatantes de santé; son aspect frêle, chétif, maladif émeut Roché.

 

            Pourquoi Germaine répond-elle à cette annonce ? Nous n’en savons rien. Nous ne savons rien non plus de ce que fut sa vie avant ce rendez-vous déterminant pour tous deux. Comment réagit-elle à ses manies de Don Juan ? Quel enjeu représente pour lui cette nouvelle fille ? Il semble bien que Don Juan ait eu une faiblesse. Germaine n’est pas et ne sera pas une fille de plus. Et dès le premier jour, la relation qui s’établit entre eux est d’une autre nature que celles que Roché a connues jusqu’alors. Il rapporte ainsi que lors de leur première nuit passée ensemble, c’est elle qui le prend, lui étant trop ému pour entreprendre quoi que ce soit. Certes Don Juan a parfois des faiblesses. Mais celle-ci inaugure une nouvelle approche de l’amour. C’est l’occasion de nouveaux poèmes, loin de la veine crue qui précède :

 

                        Son rêve

                        Son pied

                        Son nez frais

                        Ah ! un nouveau désir

                        Geneviève[5].

 

            Il souffle un nouvel air dans l’univers de Roché. Il ne faut cependant pas croire que cela transforme sa vie. Il vient de rompre avec l’illusion d’un mariage unique et éternel avec Margaret, ce n’est pas pour céder à la première sirène venue, fût-elle Germaine. Leur relation n’est d’ailleurs pas sans interruption. Roché  ne veut d’abord pas s’attacher et n’entretient pas le couple. Ils restent ainsi sept mois sans se voir entre mars et octobre 1903. C’est-à-dire que même particulièrement touché par cette jeune femme, Roché entend rester fidèle à son principe de vie. Et pourtant, après ces sept mois silencieux et leurs retrouvailles, il note :

 

                        Nous étions restés sept mois sans nous voir - sans nous voir et en nous aimant[6]?

 

            Pas de coup de foudre qui empêcherait les deux amants de se séparer, de continuer de vivre comme avant. Mais une relation durable qui se met en place. Roché dit à de nombreuses reprises que c’est une photo de Germaine enfant, à l’âge de trois ans, qui le séduit. Germaine y donne l’image d’une pauvre petite fille abandonnée. Roché est là pour l’adopter. Et l’on ne peut adopter temporairement. C’est un acte qui engage la vie entière.

 

 

            Roché n’est pas fidèle. Mais Germaine l’est pour lui. C’est, dans cette relation, son trait de caractère dominant : la fidélité. Germaine sera la fidèle de l’infidèle. Quoi qu’il arrive ou presque. Roché prend grand soin de ne pas se dévoiler. Mais si habile qu’il tente d’être, Germaine finit par savoir, se doute, craint. Il y aura des silences, des cris, des pleurs, beaucoup de pleurs, mais elle pardonnera toujours. Et après chacun de ces moments difficiles, il semble que leur amour se renouvelle, se renforce.

 

            Il n’y a pas que l’infidélité de Roché qui soit source de problème. C’est son attitude générale dans la vie qui est en cause. Elle ne pouvait sans doute pas rêver d’un amant plus attentionné que celui-ci quand il est avec elle. Il la comble. Mais il est aussi attentif à son égard quand il est à ses côtés qu’il est peu soucieux d’elle quand il s’en éloigne. L’époque ne prédispose pas à la libre discussion sur la contraception et l’avortement. Mais c’est Germaine seule - et la même chose se reproduira avec d’autres - qui doit assumer deux avortements au cours de cette période ( le 17 juin 1905 et le 24 janvier 1906 ). Roché aime cette constance. Elle représente un changement radical d’avec les autres femmes qu’il connaît. C’est la raison pour laquelle Germaine devient un point de repère dans sa vie : elle en est un des rares éléments de stabilité.

 

            Germaine, c’est la « modération ». C’est le premier nom qu’il lui donne, outre Geneviève - Geneviève, à cause de la douceur à prononcer ce prénom ? Très vite Modération se transforme en Mno ou Meno. C’est ainsi qu’elle apparaît dans le Journal. Modération dans sa vie. C’est à ses côtés qu’il tente de se refaire une santé après la dépression pour surmenage qui le saisit lors de son retour de Munich en 1903. C’est elle qu’il appelle son épouse, avec elle qu’il passe plusieurs jours, à plusieurs reprises, à Valvins, loin de la fièvre parisienne. Elle est effectivement épouse, puisqu’elle l’attend toujours. Roché est à ce point amoureux qu’il ne peut mettre sur le même plan leur amour et sa quête de femmes. Il y a deux mondes séparés, cloisonnés, qui ne se rencontrent jamais. Il mène au sens propre une double vie. S’il n’y avait que cette situation - un homme aime une femme, mais a de nombreuses aventures - seul le nombre de ses conquêtes pourrait éventuellement étonner. Mais l’instinct de chasseur qui caractérise Roché l’entraîne à rechercher des situations plus conflictuelles, qui mettent en danger la stabilité d’une relation hors du monde qu’il fréquente habituellement.

 

 

d. Fermer le triangle féminin : la rivale.

 

            Les deux pôles de la vie de Roché ne communiquent pas entre eux, étant de fait trop éloignés l’un de l’autre. Les expériences entreprises ne peuvent rivaliser avec l’harmonie qu’a su créer Mno. Mais il se présente toujours une personne qui se détache un peu des autres. Elle appartient bien au premier pôle. Mais pour une raison ou une autre, elle prend un tel ascendant sur Roché que sa relation avec Mno peut être remise en cause. Elles seront plusieurs à perturber l’équilibre édifié, cette espèce de compromis implicite qui gouverne leur histoire. C’est le cas d’Opia, par exemple. Roché la rencontre dans un café, La Closerie des Lilas vraisemblablement, en janvier 1906. Elle attire les regards, impose rapidement une forte personnalité, dispose d’une cour qui la sert. Roché connaît un de ses admirateurs et c’est ainsi que, après avoir passé une grande partie de la soirée et de la nuit dans différents cafés et autres cabarets, Roché se retrouve chez Opia avec plusieurs amis et son amant officiel. Roché est invité à venir fumer de l’opium ( d’où, on l’a compris, le surnom d’Opia ). Cette nuit s’éternise et Roché, dont c’est la première prise, décrit avec minutie ce qu’il ressent, cette impression de n’être plus qu’un cerveau. Le tableau qu’il dresse respire bien l’ambiance de ces années parisiennes. Il n’apprécie que peu cette drogue : elle le rend malade, elle diminue sérieusement ses capacités sexuelles. Il n’en deviendra pas dépendant. Ce qui importe, ce n’est pas, en fait, cette pratique à l’aspect souvent sordide, c’est la manière dont s’impose Opia. Elle fascine Roché à  la fois par son physique - elle n’est pas à proprement belle, mais elle est mince et garde un corps qui l’intéresse bien qu’elle soit plus âgée que ses maîtresses habituelles - et par les rapports qu’elle entretient avec les autres. Elle est libre, n’a pas de mari mais un amant officiel, d’autres officieux. Et lorsqu’on lui dit dans une conversation qu’on a rencontré son amant, elle demande lequel. Ses amants, elle les domine, les manipule, les rend jaloux. Roché est stupéfait de la hauteur avec laquelle elle traite les hommes. Au point qu’il en a un peu peur, en même temps qu’il la suit dans toutes ses sorties nocturnes. Au fond, elle lui ressemble un peu.

 

            Cette ressemblance les oblige à s’apprivoiser d’abord. Et l’une des caractéristiques de la rivale, c’est justement d’être un objet de désir, et pas d’abord de plaisir. La séduction opère bien des deux côtés mais il faut un temps pour lever les obstacles qui l’empêchent de s’accomplir immédiatement. Et ce temps passé ne fait qu’exacerber le sentiment amoureux. Roché attend sept mois pour rejoindre Opia dans son lit. Il vient de séjourner avec Maga en Bretagne. Alors qu’il rejoint cette dernière en train, il rencontre Opia. Ils se donnent rendez-vous à la fin du mois d’août. La peur inhibe et le début est proche du fiasco. Mais le temps de la connaissance passé, ils vivent vingt jours d’une rare intensité. Vingt jours pendant lesquels, à l’aide de stupéfiants pour Opia, avec sa conscience et sa volonté de précision pour Pierre, ils brûlent toute leur passion. C’est cet excès qui conduit à la compétition. Non entre eux, ils n’ont pas à faire leurs preuves, mais à la compétition entre Opia et Mno. Car seule Mno peut rivaliser. Pas avec les mêmes armes : les amours de Germaine sont aussi calmes que celles d’Opia sont torrides. L’ivresse du moment et du plaisir fait trouver bien fade l’existence tranquille et rangée de la petite maîtresse fidèle. Les turbulences d’Opia, qui s’épuise dans le mouvement incessant de sa vie, exercent une attraction très forte sur Roché. D’autant qu’Opia ne craint pas les autres filles et est prête à tout entendre. Roché lui parle de cette aventure singulière qu’il a avec Mno. Opia ne se sent pas en concurrence avec elle. Mais si jamais Mno était mise au courant d’Opia, alors certainement elle s’effondrerait. C’est pourquoi Roché ne lui dit rien alors qu’il dit toujours Mno à ses maîtresses. En Bretagne, comme chaque fois que  ce genre d’histoires lui arrive, Roché met en balance Opia et Mno. Il se demande quelle vie il doit mener, et avec qui. Dans ces moments-là, Mno paraît réellement en danger.

 

            Ainsi se met en place le triangle féminin de la vie de Roché. Un sommet stable, qui est comme un port d’attache, un havre de paix, lieu du ressourcement et de la tendresse; un deuxième sommet fait de toutes les passades et autres expériences auxquelles il se livre incessamment; le troisième qui fait apparaître une figure qui rivalise avec Mno, qui peut prendre la place qu’elle occupe au sein de ce qu’on peut nommer le « système Roché ». Ce système concrétise ce qui sera une grande partie de sa vie. Bien des événements pourront s’expliquer par lui. Bien des drames viendront du brouillage de ces sommets et, pourrait-on dire, du non-respect de la place de chacune.

 

            Opia n’aura en définitive été qu’une aventure, certes d’une grande intensité mais sans importance a posteriori. Lorsque Roché rentre à Paris, il l’évite tout d’abord, ayant retrouvé Mno. Et quand il la revoit, après les reproches qu’elle lui fait de l’avoir délaissée, il se rend compte, comme elle d’ailleurs, que l’épisode est sans suite. La constance et la fidélité de Mno sortent gagnantes de l’épreuve.

 

            Il y a chez Roché une quête sans fin, peut-être sans but, des femmes. Il n’est plus un adolescent qui expérimente pour découvrir. Il lui faut alors trouver une explication à cette perpétuelle course à la séduction. Car on l’a vu, son activité sort du cadre commun. Il doit lui donner une justification qui lui permette de vivre en bonne intelligence avec lui-même : Roché ne paraît pas du tout être un « détraqué sexuel », un homme qui ne contrôlerait pas ses instincts. Il devient au contraire, petit à petit une espèce d’artiste du sexe et de la séduction. Il a bien conscience de sa différence d’avec le commun des mortels, et même s’il vit dans un milieu où maîtresses et amants sont légion, il lui est nécessaire de mettre en accord  sa pratique et un discours amoureux. Cette question ne manquera pas de resurgir tout au long de sa vie. Ainsi dès 1903 il postule que « l’idée de contradiction [est] ruinée par celle du temps ». Et surtout il s’interroge :

 

                        N’est-on pas sincère avec toutes les femmes ? Sincérités successives[7].

 

            La succession des « sincérités » avec ses maîtresses sera la clef de voûte de l’entreprise justificative de Roché. Elle permet de réaliser ses désirs sans contradiction, puisqu’ils respectent la chronologie. Mais cette brève théorie se renforce d’un autre idéal de Roché qui se nourrit de cette quête effrénée : l’écriture.

 

 

4. Ecrire.

 

            Roché commence au cours de cette période son activité de diariste. Il jette sur un minuscule agenda quelques indications sur sa journée, et particulièrement sur ses rencontres féminines, et réécrit le tout pour en faire des textes cohérents, écrits. A cette époque le Journal parle peu du Journal : on voit bien que ce qui préoccupe Roché dans cette activité, c’est de garder trace, mémoire de ce qui se passe dans ses journées. Il reste que tenir un journal, c’est aussi se forcer à l’exercice quotidien de l’écriture. C’est accepter de n’avoir pas terminé sa tâche. C’est donc mettre en œuvre des processus rédactionnels qui s’inscrivent dans la durée, qui acceptent une programmation, qui nécessitent de penser des choix d’écriture. En ce sens l’écriture diariste est aussi pour Roché un excellent exercice d’écriture. On demeure frappé par la concomitance des activités d’écriture : en même temps que le Journal débute le réel travail d’écriture littéraire. Roché s’était d’ailleurs fixé un programme.

 

            Le 3 octobre 1902, il rédige une longue page de son Journal et la consacre à la décision qu’il a prise de faire un livre de son histoire anglaise. S’il n’y a pas de calendrier, il y a un ordre des opérations à conduire pour parvenir à l’ouvrage. Classement des notes, recherche de documents, travail commun ou séparé avec Margaret, différentes options sont envisagées, différentes stratégies sont élaborées. On sent chez Roché une sincère volonté de se mettre à un travail qui structurerait sa vie, l’organiserait en vue de produire une œuvre.

 

            Un des exercices auxquels s’astreint Roché, c’est la traduction de romans ou de nouvelles. Il traduit ainsi La Ronde de Schnitzler. Certainement ce style de travail lui permet-il de mieux s’introduire dans les milieux littéraires de l’époque et d’approcher des écrivains, des directeurs de revues (ce sont souvent les mêmes ). André Salmon par exemple se souvient bien de lui :

 

                        Ombres de la Closerie ! Je sais quelqu’un qui les saurait bien évoquer toutes; un                                    de mes plus vieux camarades, un peu mon aîné et c’est beaucoup dire; le moins                             loquace des familiers de la terrasse, l’un de ses meilleurs observateurs[8].

 

            Il travaille justement pour Salmon et Paul Fort, puisqu’il donne des textes pour la revue Vers et Prose, en 1906 et 1907, traduits de l’anglais, comme L’Heure du Thé, de FW Groves Campbell, ou Un Homme et Une Femme, d’Albert Dreyfus, qu’il traduit de l’allemand. C’est encore dans Vers et Prose qu’il fait paraître des poèmes chinois qui, déjà traduits en anglais, sont réécrits par Roché. Il s’agit de poèmes du IXème siècle, traduits en anglais par Herbert Giles. Cette traduction de poèmes chinois n’est pas sans importance : Georges Auric, très jeune à l’époque les lit dans la revue et veut les mettre en musique. Il raconte d’ailleurs que Roché est l’une des premières personnes qu’il veut rencontrer lorsqu’il arrive à Paris en 1913[9]. Pendant ce temps, Albert Roussel, lui, en adapte plusieurs, comme Des fleurs font une broderie :

 

                        Des fleurs font une broderie sur le gazon

                        J’ai vingt ans, le doux éclat du vin est dans ma tête

                        Les glands d’or brillent au mors de mon coursier blanc

                        Et la senteur du saule traîne sur le ruisseau.

 

                        Tant qu’elle n’a pas souri

                        Ces fleurs sont sans rayons

                        Quand ses tresses s’écroulent

                        Le paysage est gai

 

                        Ma main est sur sa manche

                        Mes yeux sont sur ses yeux

                        Va-t-elle me donner l’épingle de ses cheveux[10]?

 

ou encore Réponse d’un époux sage :

 

 

                        Connaissant, Seigneur, mon état d’épouse

                        Tu m’as envoyé deux perles précieuses

                        Et moi comprenant ton amour, perles

                        Je les posai froidement sur la soie de ma robe

                        Car ma maison est de haut lignage

                        Mon époux, capitaine de la garde du Roi

                        Et un homme comme toi devrait dire

                        « Les liens de l’épouse ne se défont pas »

                        Avec les deux perles, je te renvoie deux larmes

                        Deux larmes pour ne pas t’avoir connu plus tôt[11].

 

 

            Ces paroles caractérisent bien, par leur côté un peu suranné et quelque peu précieux, l’ambiance de ce début de siècle. Bien sûr, il est question d’amour et la dernière chanson est même une mise à l’épreuve de la fidélité de l’épouse. Cette traduction inaugure une collaboration entre Roché et des musiciens qui se poursuivra plus tard. Mais Roché n’en reste pas aux traductions. Il écrit ses propres œuvres.

 

            Le 13 décembre 1902, il mentionne une nouvelle intitulée Raisin Crème. La seule information dont nous disposons sur ce texte concerne les conditions d’écriture : « choses écrites suivant une musique : Vraiment, vraiment, vraiment... tes tétons sont doux, ma mie... Tes lèvres sont fondantes... ». Une autre nouvelle intitulée Rouni est une histoire d’amour, signée Pierre Varhen, pseudonyme de Roché[12]. Le texte est manuscrit et tout laisse à penser que c’est l’écriture de Madame Roché mère. Rouni pour retrouver une jeune fille qu’il aime se glisse dans le funiculaire aérien qui sert au transport du charbon. Il brave ainsi l’interdiction formelle de son entreprise, risque l’aventure qui est pimentée par quelques frayeurs dues aux conditions du transport. Il arrive enfin à bon port et la jeune fille s’écrit : « Rouni, Rouni, je t’aime ! Viens que je te présente à mon père ! ». Reconnaissance officielle de l’exploit qui permet à Rouni d’intégrer la famille ? On ne le sait pas, pas plus que ce que pense Rouni de cet accueil : avoir risqué sa vie pour se retrouver devant le père n’était peut-être pas son plan initial. Cette nouvelle de médiocre qualité ne manque pas d’intérêt pourtant : elle met aux prises un protagoniste avec une jeune fille et la nécessité pour l’obtenir de transgresser des règles sociales.

 

            C’est surtout Tony et Barnett qui retient notre attention. Cette nouvelle est commencée en 1903 lorsque Roché est à Munich. Munich, nous aurons l’occasion de le voir, qui comptera beaucoup dans la vie de Roché, ne serait-ce que parce que c’est là que réside Franz Hessel. Cette nouvelle qui ne sera pas publiée a valeur d’annonce; elle contient par exemple ces deux phrases, quasiment placées l’une à côté de l’autre :

 

                        Barnett très grand, sec dans son vieux paletot à taille (...) Toby, petit, simple

                        un peu rond dans son paletot cloche[13].

 

            Comment ne pas penser que quarante ans plus tard Roché se souviendra de ce texte, même s’il ne le mentionne pas ? Toby et Barnett est l’histoire de deux amis peintres qui finissent par ne plus pouvoir se quitter. Ils se complètent merveilleusement bien et vivent en bonne harmonie dans un quartier qui devient artiste. Leur peinture finit par être appréciée. Leur amitié est telle que lorsque l’un est malade, l’autre le soigne et prend sa maladie. Un jour Barnett assiste à une expérience chimique qui se déroule mal et devient aveugle. Toby le veille à l’hôpital, puis le ramène dans son atelier où l’aveugle paraît regarder ses toiles. Toby et Barnett vont le long de la Seine et Toby sort son revolver et tue Barnett.

 

            Cette histoire d’amitié qui va au-delà de la simple camaraderie puisqu’elle accepte de prendre en charge la mort de l’autre est exemplaire de la place qu’occupent les hommes dans la vie de Roché ( il n’est en fait que peu question de femmes dans ce texte, qui ne sont que des modèles ou des « professionnelles »). Ces deux hommes qui partagent tout, leur vie, leur tranquillité, leur temps et même leur art forment un couple, masculin certes mais un couple, qui réussit là où les couples mixtes échouent. Il y a dans la fraternité une grandeur qui permet de dépasser tous les obstacles de la vie quotidienne.

 

            Il est impossible de trouver des modèles réels à Toby et Barnett, même si physiquement Barnett peut ressembler un peu à Roché, mais celui-ci n’a certainement pas les qualités de peintre qu’il prête à son personnage. Nul doute pourtant que cette nouvelle s’appuie sur une observation très minutieuse de la vie des artistes de Montparnasse, dans les moindres détails ( notamment les ateliers, les cafés, les habitués de ces cafés ).

 

            Roché juge parfois son travail suffisant pour le présenter à une revue. C’est le cas des premières nouvelles publiées dans la revue L’Ermitage en Février 1904 : Papiers d’un fou et Jules. La première est une étrange histoire. Celle d’un homme qui vit dans un asile de fous et qui est retrouvé - mort sans doute - dans le lit d’une jeune folle après des relations qui risquent de n’avoir pas été stériles, selon la crainte du directeur. Et le même directeur joint des papiers que ce fou avait écrits. Il s’agit de la narration des sensations de cet homme qui perçoit l’univers dans son ensemble d’abord, puis qui se sent devenir l’univers, le grand Tout. Il est « la Nébuleuse des Nébuleuses ». Il est. Mais il perçoit une autre forme totalisante face à lui (« Si l’on est Tout, peut-il y avoir un autre Tout? »). Petit à petit cette autre forme prend l’apparence d’une femme et comme ils s’accouplent, « la matière suprêmisée disparaît », et il « l’engrosse du Néant » avant de transformer le Tout en Rien et ne pas pouvoir terminer son dernier mot (« Né.... »). Cette nouvelle n’est pas sans rappeler bon nombre d’autres, fantastiques, qui délèguent la parole à un fou. Maupassant, Gogol... ont publié bien des textes qui trouvent un écho ici. Tout comme le système d’énonciation qui enchâsse le récit lui-même. Le style n’est pas étranger à l’esthétisation du langage supposé du fou et qui confine à la poésie, mariage d’exclamations, de phrases brèves et de visions surréelles. S’il n’est guère original, ce court récit est néanmoins un beau travail d’écriture, achevé.

 

            Le second texte publié à la suite de Papiers d’un fou semble lui aussi annonciateur de ce qui va suivre. Jules trouve la mort pour avoir été trop fasciné par les phares d’une locomotive, situation bien proche de celle que connaîtra Helen Hessel quelque vingt ans plus tard .... Jules a un comportement étrange, rapporte le narrateur, son ami, et tient des propos qui étonnent. Il est en fait à la recherche de ce qui ne peut être dur. Aussi dit-il préférer l’eau à la terre, l’air à l’eau, mais aucun des éléments n’a tout à fait la qualité recherchée. Les femmes peuvent donner cette illusion un moment, mais leur corps ne s’évanouit pas dès qu’on les touche. Les pensées elles-mêmes sont soumises à la matérialité. Il reste peut-être la lumière : les lanternes de la locomotive, qu’il aime. Un moment d’inattention du narrateur, et Jules de vouloir les embrasser. « C’est avec des lanternes que nous retrouvâmes sous les roues le corps broyé de mon pauvre ami ». L’étrangeté des pensées et du comportement de Jules a fini par le tuer. Pour lui, rien n’est réel ou plutôt le réel est ce qui tue ce qui, seul, peut avoir de l’intérêt. Mais même l’amour, idée par excellence, a besoin de s’incarner. La lecture de cette nouvelle, de facture plus classique que la précédente, rappelle encore bien la production antérieure et contemporaine que Roché connaît à l’évidence. L’une comme l’autre ne sont certainement pas les chefs-d’œuvre du genre. Mais elles ne déparent pas non plus dans la revue, comme elles ne feraient pas injure intégrées à un recueil de nouvelles. Seulement leur style manque de relief. Ce qu’il importe de retenir surtout, c’est que Roché travaille, travaille beaucoup, qu’il veut faire carrière et commence à publier des textes dont il est l’auteur. C’est d’ailleurs sous la signature de Pierre Roché que ces deux nouvelles sont publiées dans la revue l’Ermitage.

 

            C’est dans la même revue, mais sous le pseudonyme de Jean Voru[14], qu’il donne quelques mois plus tard deux autres nouvelles : Le Collectionneur et Soniasse[15]. Le Collectionneur raconte l’histoire d’Alexandre qui est devenu impuissant et qui cultive la mémoire de ses anciennes maîtresses en regardant la collection des plâtres qu’il en a fait. On le retrouve mort quelques temps après, pendu au milieu des éléments épars de sa collection brisée. Le collectionneur, s’il n’y prend garde, ne fait qu’entasser des éléments morts. La vraie collection, elle, doit être vivante, ne pas être qu’un souvenir qui se substitue à la vie. Surtout, cette nouvelle met encore en présence deux amis dissemblables qui forment un couple très soudé. Elle donne aussi la clef de son style :

 

                        Nous échangions plutôt des idées que des faits.

 

            Le principe de l’échange entre les deux amis est identique à la volonté de l’auteur : plutôt des idées que des faits. Le style de Roché connaîtra un retournement complet.

 

            Soniasse est d’un genre différent. Soniasse est commis dans une épicerie. Tout le monde l’aime bien parce qu’il est drôle avec sa figure impossible. Mais il est jaloux du bonheur de cet homme de lettres qui est devenu son voisin de palier et de sa belle maîtresse. Cette situation le ronge intérieurement et l’oblige à déménager après avoir pensé au suicide et au meurtre. On est davantage là dans le récit naturaliste d’une tranche de vie, d’une vie ratée.

 

            D’autres nouvelles suivront, comme Un Berger, qui paraît dans la revue Vers et Prose datée de septembre-novembre 1906. Dans un délire hallucinatoire, un berger voit ses moutons se mettre à tourner, sans raison apparente, sinon la maladie qui oblige à les tuer. Mais le mal gagne et finit par atteindre le berger lui-même. Il existe dans cette nouvelle une vraie tension qui, malgré un sujet très anecdotique, rend l’atmosphère étrange et envoûtante.

 

            Mais l’avancée essentielle de Roché tient surtout dans l’existence même de ces nouvelles. Il est passé de la déclaration d’intention régulièrement affichée à un véritable travail de production littéraire. Et la réflexion qu’il ne peut manquer de mener s’en ressent. Loin des grandes pétitions de principe sur l’écriture et le monde, Roché perçoit, pressent ce qui sera la grande actualité littéraire du XXème siècle, ce qui sera pour lui l’unique sujet d’écriture. Dans le texte intitulé : Autobiographie de 1903, au milieu d’autres remarques concernant les femmes ou les bordels, ces trois remarques :

 

                        Un homme qui s’écrirait lui-même - et non pas des œuvres - il faudrait le

                        publier dans la chronologie des heures, dans le pêle-mêle de son unité poussant

                        de front ses fruits divers : moment - pages - lettres - chapitres.

 

                        Est-ce que le « je » authentique et limité, monosujet psychologique direct, n’est                          pas la (seule) base certaine du roman moderne ?

 

                        Le temps n’est plus pour un écrivain de créer des types merveilleux et divers - il

                        est (davantage) de se créer soi-même et de s’exposer (simplement).

 

            Comment ne pas remarquer qu’avec un style parfois un peu ampoulé, Roché pointe là, de manière toute théorique, ce qui sera un des problèmes fondamentaux du roman contemporain ? Et ce dès 1903, où si le « Je » n’a pas manqué de faire son entrée sur la scène littéraire, il est loin d’en occuper le centre comme cela deviendra le cas. Comment surtout ne pas penser que ce programme, Roché l’appliquera ? « Monosujet », « je » est déjà l’unique objet de ses désirs littéraires. Il sera l’unique objet de ses écrits, poussant la forme du journal à cette somme considérable qu’il est à la fin de sa vie; il utilisera ce matériau pour faire. Sans doute faut-il aussi se demander si l’écriture le crée lui-même, si c’est par son écriture que Roché prend figure humaine. On le voit : la veine autobiographique, celle de l’écrit intime seront celles qui irrigueront d’emblée l’œuvre de Roché. C’est aussi parce que sa vie lui réserve des événement peu banals.

 

 

 

 

 

 

B. Franz Hessel.

 

 

 

            Le premier - les suivants le seront également - est dû à une rencontre qui changera le cours de sa vie. Après la mort  de Samarin, Roché n’a plus ce type de relation intime avec un jeune homme de son âge. Il y a bien ses amis Ross et Hanski, avec lesquels il partage beaucoup, notamment des femmes. Mais cela semble bien loin de ce qu’il pouvait trouver dans sa relation avec Samarin. Il lui faut attendre 1906 et sa rencontre avec Franz Hessel. Cette rencontre est l’une de celles qui changent la vie d’un homme. Elle changera le cours de la vie de Roché, l’arrivée de Franz tendant à faire fusionner des éléments jusqu’alors épars. Avec Hessel, tout devient prétexte à littérature : sexualité, voyages, l’écriture elle-même... Franz donnera une certaine unité à la vie de Roché, même si celle-ci n’est pas forcément apparente.

 

 

1. Glob.

 

a. Un Allemand à Paris.

 

            En arrivant à Paris en 1906, Hessel rejoint un groupe d’artistes allemands déjà installés en France. C’est donc tout naturellement qu’il se retrouve au café du Dôme avec Walter Bondy, Wilhelm Uhde, Rudolf Levy, O.A.H Schmitz, d’autres encore, la plupart connus à Munich. Il habite Montmartre, en face du Bateau Lavoir, puis s’installe à Montparnasse. Hessel devient très vite un familier de Paris, une ville qui ne peut que le séduire, lui, l’amoureux des grandes villes.

 

            Franz Hessel est né le 21 novembre 1880, en Poméranie. Il est issu d’une famille juive, qui réussit sa carrière dans la finance, le père étant d’abord courtier en céréales, avant de devenir banquier quand la famille s’installe à Berlin en 1888. Lorsque le père meurt en 1900, il laisse une fortune importante à ses héritiers, même partagée entre la mère, Fanny Kaatz, les deux frères, la sœur de Franz et lui-même. Franz n’aura aucun problème d’argent au début de sa vie, même lorsqu’il décidera de consacrer son temps à la littérature. Il s’installe en 1900 à Munich, après avoir tenté quelques études en droit à Fribourg. Munich est la ville allemande qui compte, davantage que Berlin, à cette époque. Il vit au cœur de Schwabing, du quartier et de ses habitants, se liant avec toute la bohème de l’époque. Aisé, par rapport à la plupart de ses amis, il est généreux. Ne paie-t-il pas le loyer d’un grand appartement où viendra habiter la fameuse comtesse Franziska zu Reventlow, qui l’entraîne dans tous les délires qui animent le quartier alors. Il entre dans le cercle des écrivains proches de Stefan George. Hessel travaille : il écrit des poèmes et des textes très brefs. Il a publié en 1905 un recueil de poèmes, intitulé Verlorene Gespielen (Compagnons perdus). Mais cette vie si fantasque soit-elle ne lui plaît guère au fond. Elle manque de calme et de sérénité, et déjà il crée d’invraisemblables situations dont il lui est difficile de se sortir. Aussi est-il amoureux de la comtesse qui ne le lui rend pas et qui installe son amant chez lui. Hessel accepte. Il est amoureux d’une jeune fille, Luise Bücking, la demande en mariage. Mais elle refuse, non parce qu’il n’est pas gentil avec elle, mais parce qu’elle le préfère comme ami. Elle ne profitera pas de lui comme le fait la comtesse, mais elle ne lui laisse aucune illusion. En mars 1906, il quitte Munich et rejoint Paris[16].

 

 

            C’est le 10 novembre 1906 que Roché mentionne Hessel pour la première fois dans son Journal sous le nom de Glob. Il en dresse un rapide portrait, retenant qu’il est juif, qu’il est petit et rond et qu’il a une grande compréhension et une sensibilité charmante. Mais certainement les deux hommes se sont rencontrés auparavant. Au début du roman, Jules et Jim parle du bal des Quat-z’arts qui a lieu traditionnellement en mai. Karin Ferroud, elle, date ce premier contact du début du mois de mai 1906. Si Roché n’en parle pas auparavant, c’est sans doute parce qu’il ne prête encore guère attention à ce personnage, un Allemand comme tant d’autres Allemands, et qui n’est pas précédé d’une réputation qui obligerait à y prendre garde d’emblée. Un nouvel Allemand, poète, au Dôme, cela n’a rien de particulièrement original. C’est certainement grâce à Roché - et à ses connaissances dans le milieu de la peinture - que Hessel et son ami Schmitz peuvent entrer au bal. La rencontre n’est pas à proprement parler un coup de foudre et il faudra quelques semaines avant que les deux hommes se découvrent réellement. Mais dès lors, ils ne se quitteront pratiquement plus. Roché introduit Hessel partout où lui-même a ses entrées. A la Closerie des Lilas, il présente son ami à Paul Fort, à André Salmon, à Max Jacob. Avec Roché, Hessel découvre Picasso, Matisse, Braque... L’hiver 1906-1907 passe ainsi en conversations quotidiennes et sans fin, sur l’art d’écrire, la peinture, les femmes. L’atmosphère est presque celle d’une communion, en tout cas une sympathie dans le sens premier du mot. Il ne s’agit pas de parler pour parler ou pour informer, mais de parler pour se livrer tout entier à l’autre. Il semble que bientôt il n’existe plus d’ombre dans l’intimité des deux personnages. Chacun parlant la langue de l’autre peut tenter d’en comprendre la poésie, mais aussi comment elle permet de penser. Textes, poèmes sont échangés, bien entendu, mais aussi écrits ensemble. Roché entraîne Hessel dans ses voyages en France : Pontambert, Chartres, Bourges...

 

            Leur relation atteint une telle intensité que, rapporte Roché dans son roman, on leur prête des mœurs particulières. Peut-être aurait-ce pu être le cas. Mais leur intimité s’exerce autrement, sans éviter la question du sexe. Hessel est particulièrement introverti et maladroit quand il s’agit des femmes. Pour Roché, c’est le contraire. Mais leurs conversations semblent tout à fait libres, et cherchent à dire vrai. Roché note ainsi :

 

                        Glob raconte ses femmes, montre photos[17].

 

            L’un et l’autre en quelque sorte se complètent : ils ne seront jamais rivaux pour une femme. Non que l’un ne se plaise pas avec une femme séduite par l’autre. Mais le partage se fait naturellement, amicalement. La situation se présente rapidement. Le 15 novembre 1906, Roché présente Flap - Marie Laurencin à Hessel. Ils chantent ensemble et se racontent des contes de fées. C’est en réponse à une question de Marie Laurencin que Hessel définit peut-être le mieux son attitude à l’égard des femmes:

 

                        Flap demande :  « Et ces amies allemandes dont vous parlez, Mr Glob, couchez-                        vous avec ? »

                        «  Non et oui, et plutôt non », dit Glob et il explique ses amitiés amoureuses[18].

 

            C’est quelques jours plus tard qu’auront lieu les premières approches affectives. Elles témoignent de la réelle complicité entre les deux hommes en même temps que de leur aptitude à s’analyser :

 

                        Elle nous aime un peu, tous les deux, dit [Glob].

                        Oui, dis-je.

                        Elle a dit : Nos jeux à vous et à moi, Glob, se suffisent, nous jouons pour jouer.

                        Tandis qu’avec lui tout est une pente vers être prise.

                        Elle joue mieux avec vous, dis-je.

                        Elle couche mieux avec vous, dit-il.

                        Vous préférez jouer.

                        Vous préférez coucher[19].

 

            Car rien de réellement décisif ne s’est produit au cours de ces soirées à trois. Il semble, comme le note Roché, que Hessel « n’y croit pas ». Mais cette expérience, la première du genre, lève d’abord le tabou de l’exclusivité de la relation et permet à chacun des hommes de mieux comprendre l’autre.

 

            Bien sûr, la vie de Roché ne se limite pas à cette relation triangulaire avec Marie Laurencin. Il poursuit sa chasse et sa quête : elles trouvent place dans le Journal; Messa, par exemple, Opia parfois mais sans conviction. Il retrouve aussi Violet en mars 1907, qui est revenue à Paris et que sa sœur Margaret rejoint. Il y a donc un nouveau rendez-vous, un nouveau baiser. Il y a même le projet d’un voyage en Bretagne ensemble. Mais ce n’est qu’un projet qui ne peut aboutir : car Violet révèle tout à sa sœur : sa vie parisienne, ses amours et donc Roché. Le choc est violent pour Margaret qui le rencontre le lendemain ( le 23 mars), lui reproche son attitude mais se laisse embrasser par lui. Cette histoire n’arrive pas à trouver son terme, semble-t-il.

 

            Il se rend chez Mno régulièrement. Mno qui occupe une place tellement particulière dans la vie de Roché que Hessel ne lui est pas présenté. Il poursuit aussi l’éducation de Marie Laurencin, seul, et elle a l’air d’apprendre assez vite, à défaut d’y trouver un réel plaisir. Avec Marie Laurencin se joue une autre partie de la vie de Roché : il lui achète ses premières toiles. Roché est donc le premier acheteur de Marie. Il semble qu’elle soit son premier peintre. Roché commence ce qu’il nommera à la fin de sa vie sa « chère petite collection ». Elle occupera une bonne partie de son temps et de son énergie. Mais à la suite de ces rencontres, Roché sent une menace peser sur lui : trop de maris, trop de frères ont des comptes à régler avec lui et peuvent lui chercher une juste mais néanmoins mauvaise querelle. Au moins le dit-il. Peut-être sont-ce les femmes simplement qui finissent par mettre en danger sa vie sinon son existence. Aussi décide-t-il d’accepter l’invitation de Franz et il part pour Munich, le 27 mars.

 

 

 

 

b. Un Français à Munich.

 

            C’est au tour de Franz de faire les honneurs de sa ville, bien que Roché s’y fût déjà rendu en 1903. Les deux hommes vivent la vie des artistes, fréquentent cafés et cabarets, Franz présentant à Pierre les nombreux amis qu’il a là. Roché parle allemand à peu près couramment et même l’accent bavarois ne semble pas poser problème. Roché cherche et finit par trouver une chambre, les deux amis voulant préserver leur indépendance. D’autant que Franz regagne Paris le 15 avril et laisse Pierre seul. Seul, pas exactement. En trois semaines, il a eu le temps de l’introduire dans la société de Schwabing et de lui faire connaître deux femmes importantes à ses yeux : la comtesse Franziska zu Reventlow et Luise Bückling. La vie de la comtesse est étonnante, c’est un personnage d’exception, digne d’un roman. D’origine noble, elle vit en marge de sa classe qu’elle provoque par ses attitudes et ses actes. Elle a un enfant, seule, court le monde, cherche en permanence avec quoi payer son loyer. Elle traîne derrière elle une cour de prétendants et d’amants, se refusant à ceux qui sont trop épris, comme c’est le cas de Hessel. Hessel, elle en profitera pourtant, sans que celui-ci semble s’en apercevoir. Elle est malade assez sérieusement lorsque Roché la rencontre à Munich, rencontre qu’elle note dans son Tagebuch: « April bis Mitte Mai die Franzl-Roché-Zeit - dann die Roché Zeit[20]». Car il y aura bien un « temps Roché ». Roché qui est séduit par cette femme à cause de sa force, de son caractère, de sa résistance aussi. Elle ne cède pas tout de suite et lorsqu’enfin elle accepte Roché, c’est le fiasco. La comtesse le fascine car elle le domine, y compris physiquement. Certes cela ne durera pas, mais Roché reste impressionné par cette force de domination et de vie peu commune. Leurs nuits sont maintenant pleines et au matin, sans dormir, Franziska, que Roché nomme Fabia dans son Journal, traverse la ville pour aller chercher son fils, qui étonne Roché également. Lui qui prend grand soin d’éviter les enfants voit en celui-ci un symbole de puissance et de liberté. L’image est forte : la comtesse reviendra souvent sous la plume de Roché. D’abord parce qu’ils entretiendront une correspondance. Ensuite parce que Roché en fera l’héroïne d’un de ses textes de Don Juan et un des personnages de Jules et Jim.

 

            L’autre femme est Luise Bücking. Elle est le grand amour sublimé de Franz Hessel. Elle est toujours son espoir, car il ne renonce pas à elle malgré ses refus réitérés. Elle est le contraire de Franziska. Longue, mince, d’apparence presque maladive, elle n’a pas eu d’enfant, ayant pourtant été enceinte d’un amant grossier. Les hommes restent traumatisants pour elle, et lorsqu’elle retourne chez ses parents à Marbourg, elle y retrouve calme et protection. Pas de scandale, pas de turbulence. S’il y a un art de Roché dans la séduction, il consiste à comprendre très vite ce qu’attend une femme. Si elle veut être conquise rapidement ou si elle demande du temps. Alors qu’il entreprend la conquête de chacune des deux femmes, les « techniques » s’avèrent tout à fait différentes. Il pénètre le monde de la comtesse, participe à ses extravagances et ses bordées en ville. Avec Luise,qu’il nomme Wiesel dans son Journal, il laisse le cours des choses se dérouler doucement. Ce n’est que petit à petit que s’opère le rapprochement, de soirées calmes en douces journées, de légères caresses en baisers plus intimes. Roché y retrouve Mno, bien sûr. C’est pourquoi si Franziska est un plaisir violent, elle n’est en rien une rivale pour Mno. Wiesel peut le devenir. Et lorsque Roché quitte Munich le 12 mai, il pense déjà à retourner voir Luise. Franz avait profité de Pierre pour débuter ses amours françaises. Pierre a largement profité de Franz pour son court séjour allemand.

 

c. Un Allemand et un Français dans le tourbillon de la vie.

 

            En rentrant à Paris Roché retrouve son ami et le tient, au courant des derniers événements, ce qu’il avait déjà fait en partie par sa correspondance. Mais décidément, si Roché n’est pas un homme ordinaire, Hessel ne l’est pas non plus. Il n’est pas question de pardonner, ni de juger. Eventuellement de comprendre, et de toutes façons, d’accepter. Luise, ce sera une autre expérience à trois après Flap. Celle-ci justement se console de l’inconstance de ses premiers amants avec un homme grand et assez fort. Il s’appelle Pollop dans le Journal, et Roché le connaît pour l’avoir rencontré à la Closerie des Lilas ou chez Picasso, au Bateau Lavoir. Pollop, c’est évidemment Apollinaire, que Roché n’apprécie que peu. Surtout, Hessel et lui sont touchés de l’infidélité de Marie Laurencin. Contrairement à ce qu’ils pensaient, elle leur était importante. Mais comme toujours, Roché sait accepter sa déconvenue et reste, comme il le fera tout au long de sa vie, très attentif à Flap, la femme, et à Marie Laurencin, le peintre, puisqu’il ne manque pas d’acheter des toiles.

 

            Il y a bien des femmes. Violet encore une fois, qui part rejoindre son autre amant. Messa dont l’amant est l’homme qui a fait un enfant à Luise et qui se trouve à Paris. Roché observe avec intérêt, en connaisseur pourrait-on dire, ce rival. Il y a quelques séances de maisons closes; et Mno, bien sûr, toujours. Surtout, une nouvelle arrivante, une jeune fille qui renverse tout sur son passage, bouscule les habitudes et s’impose d’emblée. Elle sera appelée Ofe. Elle tourne la tête aux hommes, à Roché en particulier qui se laisse entraîner. C’est un amour brouillon, difficile à canaliser, imprévisible. Tous les plans arrêtés sont systématiquement défaits. Elle est anglaise, parle mal le français, le parlera toujours mal. Roché la croit mythomane et ses histoires sont souvent rocambolesques. Elle est à Paris avec son mari, mais elle l’a quitté. Elle n’a pas d’argent, mais semble satisfaite de son sort dès lors qu’un amant la comble. Avec Roché se multiplient les crises et les réconciliations, les disparitions et les retrouvailles. Roché ne s’interroge pas trop sur ce qu’elle fait lorsqu’elle est loin de lui. Elle se fait pardonner par des nuits torrides. Il note ainsi dans son Journal:

 

                        J’aime la risquer.

                        J’ignore ce qu’elle fait, sa vie. Je ne sais qu’une chose : c’est qu’elle me           

                        revient[21].

 

            Un voyage les conduit en août aux Pays-Bas avec Franz. Il n’y a pas là de couple à trois, non par principe, mais parce que Franz se méfie un peu d’elle. Il n’a pas tout à fait tort : elle est fantasque, aime provoquer et ne supporte pas qu’on ne s’occupe pas d’elle tout le temps. Le séjour est émaillé de ses scandales, de ses jeux, de ses colères. A la fin, Hessel et Roché la mettent dans un train pour Paris et remontent tous deux le Rhin jusqu’à Marbourg. Ce mois de septembre ne connaît pas les brusques embardées du mois précédent. Tout au contraire y est calme. Wiesel reçoit Franz et Pierre dans la demeure familiale. Et sa vue reprend Pierre :

 

                        Elle est là, seule, belle, je l’aime tout de suite[22].

 

            La vie s’organise en respectant les convenances bourgeoises de la petite ville. Les parents font bon accueil, le frère joue au tennis... Franz, Pierre et Luise ont peu de temps entre eux, les deux hommes rentrant dormir à l’auberge, à une heure décente. Seules les promenades dans les bois sont l’occasion de paroles et de caresses plus intimes. Franz, qui a compris qu’il ne pourrait avoir le cœur de Luise, bénit la nouvelle aventure de Roché, promettant d’être toujours là, en ami. Cette période est pleine de promesse et d’avenir. Dans le train qui les ramène à Paris, Roché s’interroge sur une possible vie commune avec Wiesel, envisage des enfants.

 

            Mais Paris le replonge dans les trépidations d’Ofe. Il prend un appartement, uniquement pour satisfaire cette relation. Il sait bien qu’elle est excessive, malsaine :

 

 

                        Je voulais me dégoûter tout à fait d’elle et la laisser. Notre amour devenait une

                        luxure brutale, avec un goût de rage et nous y donnions carrière plusieurs fois

                        par nuit, et le matin encore. Cela avait sa beauté. Et nous étions fiers et

                        mauvais[23].

 

            Une frénésie le saisit en présence d’Ofe, qui ne le ménage guère. Elle le met ainsi face à face avec son mari qui lui explique qu’ils ont repris leur vie conjugale. Elle se déguise en homme et va flirter dans les rues de Paris. Elle préserve sa fidélité avec Hessel, un jour que Roché est malade, expliquant que coucher avec Franz, c’est être fidèle. Et elle a raison : Roché aime les situations troubles qui l’obligent à tester son discours sur l’amour. Car depuis peu, il dispose d’un discours théorique sur l’amour qui n’est pas le fruit de son empirisme. Le 21 janvier 1907, il indique dans son Journal qu’il vient d’achever la lecture du livre d’Otto Weininger : Sexe et Caractère, que Leo Stein, certainement, lui a fait découvrir (aussi lit-il la version anglaise de cet ouvrage ).

 

            La lecture de Sexe et Caractère ne peut que séduire Roché. Il trouve là en quelques centaines de pages un discours scientifique qui vient justifier sa pratique. Pourtant tout le sépare d’Otto Weininger apparemment. Profondément anti-femmes, le jeune psychologue viennois les aurait volontiers chassées des bibliothèques où elles rendent, par leur féminité même, impossible toute tentative de travail. La vie de ce jeune homme, avant son suicide, est austère, sinistre. Lui-même est profondément complexé, vit la sexualité comme un enfer. Il écrit donc Sexe et Caractère pour tenter de dépasser ce traumatisme et en finir définitivement avec ce qu’il considère comme le mal absolu. Le livre est un réquisitoire implacable contre la femme, et les juifs, qu’il assimile à la femme. Il l’oppose à l’homme, paré de tous les attributs, alors qu’elle n’est rien, dépourvue d’âme. L’homme raisonne, la femme est tout entière instinct. Certes les types ne se rencontrent jamais totalement accomplis dans la réalité, ce qui peut expliquer que l’on rencontre des femmes plus ou moins intelligentes : mais c’est la part de masculinité qu’elles ont en elles qui, si elle est un peu développée, leur donne cette aptitude. Cela se retrouve dans le problème de la sexualité. Pour l’homme celle-ci vient en plus de son être; chez la femme elle est tout son être :

 

                        L’être de la femme est tout entier sexuel. La vie sexuelle, la sphère de la

                        copulation et de la reproduction qui comprend le rapport à l’homme et à l’enfant                                    absorbe F [c’est-à-dire le principe féminin] entièrement, remplit son existence,

                        tandis que H [le principe masculin], tout en étant sexuel, est autre chose

                        encore[24].

 

            Dès lors, tout justifie la supériorité de l’homme. Y compris sa vocation à libérer la femme, son plus grand ennemi n’étant autre qu’elle-même. Roché parle souvent de cet ouvrage, le relit à plusieurs reprises : c’est dire qu’il compte pour lui. Peut-être pas pour son discours contre les femmes, mais plutôt pour son discours sur les hommes. Ceux-ci deviennent l’espoir pour les femmes de se libérer. Et il est certain que Roché se sent l’âme d’un libérateur ! On le remarque dans plusieurs de ses rencontres, passées ou à venir, où il se sent une mission, presque un devoir à accomplir :

 

                        Je ne prétends pas que la femme soit mauvaise, antimorale; je prétends qu’elle

                        est au contraire incapable de l’être, elle est simplement amorale, vulgaire[25].

 

 

            On le voit aussi lorsque celles qu’il rencontre résistent : Weininger offre une explication qui satisfait certainement Roché, en théorisant sur l’aspect masculin de ces femmes-là. Celles-ci ont déjà été entreprises et la libération est en cours. Cela justifie aussi bien des comportements :

 

                        Il faut s’inscrire en faux ici contre l’opinion trop répandue selon laquelle les

                        « femmes » seraient toutes pareilles (que « qui en connaît une les connaît

                        toutes »)(..) Qu’une opinion si manifestement erronée ait pu naître est dû au fait                                    que chaque homme n’apprend  à connaître intimement dans sa vie que des

                        femmes appartenant à un groupe bien déterminé et présentant des traits

                        communs[26].

 

            Cet ouvrage sert de fonds théorique aux amours de Roché, et il le proposera souvent à la lecture de telle ou telle. Reste que la pratique seule permet de se forger une opinion définitive sur les femmes. Il essaie, lui, de ne pas puiser dans le même groupe, de diversifier autant que possible les femmes qu’il aborde. Mais ce livre est important pour lui justement parce qu’il lui sert de caution scientifique quant à sa pratique.

 

            Pierre part avec Franz pour Berlin passer les fêtes de fin d’année. Ils s’installent chez la mère de Franz, que Roché aura l’occasion de retrouver à plusieurs reprises. Au cours de ce séjour, comme si les règles d’un jeu particulier était fixé une fois pour toutes, Hessel couche avec une femme que Roché retrouvera le lendemain. Non qu’il en ait une envie particulière, mais pour voir. Et ce qu’il voit, ou plutôt ce qu’il apprend, confirme ce qu’il sait depuis le début ou presque : Hessel est un amant faible, toujours trop rapide. Cette femme, telle que la présente le Journal, n’a strictement aucune importance pour Roché. Le seul intérêt qu’il a de la connaître réside justement dans la comparaison. Et l’on peut commencer à s’interroger sur cette manière de voir sa relation avec Hessel. Elle ne touche pas l’idée que Roché se fait de son amitié avec Hessel, et l’un comme l’autre se rendront vite compte de la qualité exceptionnelle de celle-ci. Mais il semble que Roché, comme pour se rassurer devant son ami, qui par la force de son verbe et de sa présence séduit les femmes autant qu’il les déçoit au lit, cherche par la comparaison à affirmer une supériorité. Il n’y a nulle vantardise chez Roché, pas l’ombre d’un sarcasme. Seulement, on peut l’envisager, le désir de se prouver, à lui et à lui seul, que sur un terrain au moins, il surpasse son camarade. Sinon quel intérêt peut-il trouver à revoir cette fille qui l’indiffère ? Un autre peut-être : est-ce Ofe, leur relation, simplement les hasards de la vie ? Tout semble aller de plus en plus vite, pour Roché en tout cas. Cette période paraît multiplier les relations, multiplier les situations délicates, faire courir Roché d’une femme à une autre, tout en cherchant à en séduire d’autres encore.

 

            Il s’agit bientôt de gérer - le terme est anachronique, mais il est celui qui convient le mieux - la présence à Paris de Wiesel, que Franz et Pierre ont ramenée d’Allemagne, et d’Ofe. Et surtout cette situation qui ne pouvait manquer de se produire : le face-à-face Ofe - Wiesel. Ofe, toute délurée qu’elle est, a tôt fait de comprendre la place qu’occupe Wiesel dans la vie de Roché. Mais elle ne fait pas de scandale, observe, compare elle aussi. Quant à Wiesel qui pourrait être blessée d’une telle intrusion, elle se satisfait en voyant comment Roché la traite, par rapport à Ofe. Cette rencontre au sommet oppose deux tempéraments, deux forces, mais de natures tellement différentes que pour Roché il ne peut y avoir concurrence. Hessel quant à lui continue de jouer le rôle des brillants seconds. Et lorsque Wiesel craint d’être enceinte, c’est lui que Roché envoie :

 

                        Gisèle sait que je ne saurais pas la soigner aussi bien que Glob, elle sait que peut-                                   être cela ne me plairait pas toute la nuit, elle a peur d’être aussi laide devant

                        moi....[27]

 

            Glob, l’ami qui occupe les fonctions de garde-malade, celui qui intervient quand les crises font peur au Don Juan. Don Juan qui par une dialectique pauvre, en tout cas fort discutable, rejette sur Wiesel la raison de sa fuite... Mais, heureusement pour Roché, l’alerte est de courte durée et Wiesel n’est pas enceinte. Cette fausse alerte ne calme pas Roché dans ses explorations. Il est prêt à courir les risques jusqu’au bout, et parodiant la Bible, il écrit :

 

                        Celui qui frappera avec p.h. périra avec p.h.[28].

 

            Car il faudrait citer Maud et Arla, la trouble rencontre avec Adler, un jeune Allemand qui l’attire malgré son « instinct contre cela », Messa et ses baisers prodigieux. Il y aura aussi beaucoup de virées dans les bordels, avec choix des filles fait par Franz pour Pierre, par Pierre pour Franz. Roché rejoindra son ami Semenoff, l’écrivain russe, à Badenweiller puis à Strasbourg - une Strasbourg prussienne - où il retrouve Wiesel qui quitte Paris après différentes expériences avec des prétendants. De Strasbourg il gagne Bâle, puis les lacs italiens et enfin Venise. Pour la seule étape de Venise, il cite quatre femmes. Fuir Ofe, qu’il appelle aussi le Chieng, à cause de sa prononciation, ce n’est pas arrêter le tableau de chasse. Il constate même une vie de « débauche » lorsqu’il retourne à Paris avec Semenoff. Seul peut-être le mois d’octobre 1908 en Bourgogne, qu’il passe en partie avec Hessel qui l’a rejoint à Rome, manifeste une accalmie. La nouvelle du suicide de Messa par exemple, parce que son mari qui vient d’apprendre qu’elle le trompe depuis longtemps, l’émeut, mais ne le calme pas. Et c’est au début de l’année 1909 que Margaret revient à Paris - Violet a annoncé son mariage : elle ne peut plus être considérée comme une rivale par Margaret. C’est le 2 janvier qu’elle s’offre à Roché.

 

            Cet événement ne relance pas l’aventure, pour Roché, et nul doute qu’il s’agace des lettres enflammées que persiste à lui envoyer Margaret. Elle reviendra le voir en novembre de la même année, pour l’oublier dit-elle. La cérémonie est presque identique : Roché se plaît au spectacle de cet amour vieux de dix ans, mais sans plus.  Et lorsqu’elle lui écrit avec enthousiasme qu’elle est enceinte, alors que Roché est sûr d’avoir pris toutes les précautions nécessaires, il jette sur son Journal ces mots :

 

                        Si elle[Margaret] en a un [un enfant], c’est une grave défaite pour moi. Elle m’a

                        battu, et Dame Nature aussi[29].

 

            Mais Margaret n’est pas enceinte et elle l’annonce à Roché qui est soulagé. Elle se mariera avec un bon mari, fidèle et anglais. Sa vie est ailleurs, avec d’autres. Avec Existence par exemple, la môme Existence comme tout Montparnasse l’appelle, dont la vie est tellement incroyable que Roché n’en revient pas. Ses histoires d’hommes l’entraînent aux quatre coins du monde, dans des situations toutes plus extraordinaires les unes que les autres. Roché, qui doit s’attendrir devant une telle destinée, ne l’oubliera pas, qui en fera un épisode de Deux Anglaises et le Continent et pensera même à en faire une nouvelle autonome. C’est qu’une vie comme celle-ci, aussi compliquée soit-elle, apparaît certainement comme beaucoup plus simple à Roché que celle de Wiesel. Son amour pour elle ne faiblit pas, mais il ne peut s’empêcher de noter toutes les complications qu’elle met en travers de leur relation. Au cours de ses différents séjours en France en 1909 et 1910, elle ne se donne à Roché que petitement. La différence avec Mno réside certainement là. Si elle se comporte ainsi, c’est par timidité et douleur, Roché le comprend enfin. Avec Mno, les situations ne peuvent se détériorer car elle ne se cache pas :

 

                        Je suis au courant de sa volupté [celle de Mno] - elle ne la cache point et me

                        repousse à la moindre erreur - (W. et Nuk cachent la leur, je ne sais quand je

                        leur fais plaisir, ou un peu mal)[30].

 

            Et Mno ne montre pas une crainte insurmontable pour les enfants qui empêche une sexualité normale. Car Mno, et Roché s’en félicite, a décidé une fois pour toutes que c’était son problème à elle. Au moins le croit-il, et c’est sûr, cela le rassure. Mno sort première des exercices de comparaison. Il ne la voit pourtant guère au cours de cette période. Il ne l’abandonne pas, il ne pense pas une seconde à la quitter. Il poursuit même ses observations comme on vient de le voir, lors de leur rencontre, et ne l’en apprécie que plus. C’est d’ailleurs cette année-là qu’il l’introduit pour la première fois boulevard Arago, en l’absence de sa mère. Mais s’il s’occupe moins d’elle, il ne délaisse pas, en revanche, le milieu des arts.

 

            Les rencontres avec Derain et Braque s’effectuent sur un terrain de boxe. Comme beaucoup de membres de sa génération, Roché s’enthousiasme pour ce sport de combat, participe à la Closerie des Lilas et au Dôme à la discussion qui oppose boxe française et boxe anglaise, n’hésite pas à s’entraîner et à monter sur le ring. C’est ainsi qu’il affronte les deux peintres, qu’il connaît bien par ailleurs : son combat avec eux a été difficile. Il avoue avoir été à la merci de Braque; quant à Derain, sa puissance compense aisément sa lenteur. Mais Roché s’intéresse à eux pour d’autres raisons : il poursuit ses investigations, visite des ateliers, persiste dans son idée d’acheter des œuvres, mais des œuvres d’artistes qui n’ont aucune cote. Il est familier de tous ceux qui compteront dans la peinture : Picasso, Gris, Pascin. Il connaît Soutine et Kiesling. Et il n’hésite pas à acheter, lorsqu’il a un peu d’argent pour cela. Des dessins de Picasso notamment, qui ne sont même pas signés ! Il commence son rôle d’intercesseur entre les arts. C’est à cette époque qu’il fait venir Gertrude et Leo Stein dans l’atelier de Pablo Picasso. Leo Stein dit de Roché, qu’il voit alors très souvent, qu’il connaissait tout le monde. Gertrude, dans L’Autobiographie d’Alice Toklas, raconte aussi l’épisode, de manière un peu plus féroce, un différend naissant assez rapidement entre eux. C’est Roché qui traduit d’ailleurs le premier portrait de Picasso qu’elle écrit. C’est certainement à cette époque qu’il entre en contact avec l’Américain John Quinn.

 

            Quinn est un homme extraordinaire. Il est né en 1870 dans l’Ohio d’une famille bourgeoise irlandaise. Il fait des études de droit, s’installe à New-York, et connaît un grand succès, grâce à sa compétence et à son acharnement au travail. C’est alors un célibataire endurci qui entreprend une collection d’œuvres du début du siècle. Deux voyages à Paris, en 1911 et 1912, le convertissent à l’art français contemporain. C’est le début d’une fabuleuse collection, riche de plus de deux mille cinq cents œuvres. Le rôle de Roché est précisément de dénicher ces œuvres et de mettre Quinn en contact avec l’artiste. Il oblige Roché, qui dit de lui qu’il lui a tout appris, à travailler plus sérieusement, à ne plus agir en dilettante, à ne plus céder à de simples coups de cœur fugaces, mais à discipliner son regard sur l’art en train de se créer. La collaboration avec John Quinn, jusqu’à la mort de celui-ci, est une des activités importantes de Roché au cours de cette période.

 

            Roché continue à passer le plus clair de son temps avec Franz. Ils connaissent une nouvelle histoire d’amour à trois avec celle qui s’appellera la Lau dans le Journal. Hessel l’a débusquée seul. Elle est Allemande, s’appelle en fait Erna Breyer, est veuve, cède assez vite à Hessel. Mais la maladresse insigne de celui-ci la jette dans les bras de Roché au cours d’une soirée à trois. L’éther qu’ils prennent leur fait perdre leurs marques et la connaissance qu’ils ont l’un de l’autre et lorsque Roché, couché avec les deux autres dans le même lit, s’intéresse de près à la Lau, il est sûr que Franz fait ou va faire de même. Ce n’est pas ce qui se passe et Franz s’en va. Remords ? Non, les deux nouveaux amants poursuivent, et recommenceront une nouvelle fois quelques jours plus tard, sans que les rapports entre Franz et Pierre en soient affectés.

 

            Ils forment même le projet de se rendre ensemble en Grèce. Franz connaît justement un archéologue, qui a passé sa jeunesse au Schwabing comme lui, et qui travaille là-bas. Le voyage est soigneusement préparé à la Nationale. Les deux amis embarquent pour la Sicile, où Hessel guide la visite à travers les temples. Arrivés au Pirée, ils visitent Athènes, et comme des expéditionnaires, traversent le Péloponnèse, passant par Corinthe, Mycènes, Tyrinthe, Nauplie, Epidaure, puis Patras et Olympie. C’est à Olympie, où Roché est saisi d’une terrible dysenterie, qu’ils retrouvent l’ami de Hessel, l’archéologue Albert Koch. La cohabitation entre Koch et Roché va s’avérer difficile, le premier étant jugé par le second hautain, méprisant, fier de sa race allemande. Mais c’est lui qui leur apprend la Grèce et leur montre, le 8 juin 1910, ce groupe en marbre : un jeune homme enlevant une jeune fille. Franz et Pierre sont sous le charme, tournent une heure autour de l’œuvre, cherchent à en percer le mystère, particulièrement celui du sourire de la jeune fille. Ils n’en parlent pas sur le coup, un peu plus tard seulement. Koch les avait pourtant avertis de la puissance de cette œuvre. Ils sont subjugués.

 

            Le 18 juin, laissant Koch à ses travaux, Roché et Hessel quittent Athènes et rentrent en France. Roché va poursuivre sa vie parisienne, rencontre des gens importants, Chalupt, Satie, Auric. Il donne de nombreux rendez-vous, retrouve Wiesel en Touraine d’où ils gagnent le Sud de la France. Ces voyages avec Wiesel deviennent une espèce de rituel, il y en aura d’autres de quelques semaines, dans les différentes régions de France, jusqu’en septembre 1913. Une occasion de vérifier à la fois combien leur relation résiste au temps et à la distance; et combien ce moment plaisant et calme ne peut remplacer pour Roché l’éternité que lui offre Mno. Wiesel n’a pas la disponibilité de Mno. Et l’amour est toujours compliqué avec elle, ce qu’il n’est jamais avec Mno. Celle-ci reste le sommet inatteignable, malgré les crises et les alertes. Il semble au fond que cette relation qui s’inscrit désormais dans la durée soit inaltérable.

 

d. Helen.

 

            Même l’arrivée de trois jeunes Berlinoises ne trouble pas Roché. Il les rencontre forcément au Dôme, où elles retrouvent leurs compatriotes, mais aussi leurs compagnons d’ateliers. Augusta von Zitzewitz, Fanny Remak et Helen Grund arrivent à Paris à l’automne 1912 pour étudier la peinture avec Maurice Denis. Si elles travaillent, elles ne manquent pas les récréations qu’offre chaque soir le spectacle de Pascin, Lévy, Kauders. Eux non plus ne les oublient pas et il semble que très vite le groupe, ou plutôt les différents groupes les aient adoptées. Parmi toutes les personnes qui fréquentent le Dôme, il y a Franz Hessel, bien sûr. Lui n’éblouit pas, il reste toujours discret, arrivant tard, écoutant plus que participant. Cela n’empêche pas les compliments. Il fit celui-ci à Helen Grund, qu’elle raconte ainsi :

 

                        Il s’assit à côté de moi sur la banquette rouge, me regarda de ses petits yeux

                        bruns, la tête gentiment inclinée, et me dit paisiblement : « Vous avez les yeux

                        de Goethe dans la force de l’âge »[31].

 

            Quels sont les yeux de Goethe dans la force de l’âge ? En tout cas, il n’y a là aucun coup de foudre. Il lui faudra du temps pour conquérir celle qui est la plus belle, la plus intelligente, la plus forte des trois. Mais elle a remarqué d’emblée qu’il n’était pas comme les autres et cette différence l’attire. Même si elle devient très vite le centre d’intérêt de bon nombre de jeunes ou de moins jeunes, particulièrement des peintres, c’est à Franz qu’elle s’attache. Certes elle est Allemande. Mais c’est en France que Franz la rencontre. Et tout cela, sans l’aide de Roché, singulièrement absent dans ce début d’histoire. Roché ne mentionne pas Helen dans ses calepins au début : il ne lui trouve donc pas d’intérêt particulier. Elle sera pourtant un redoutable actant dans sa vie à venir.

 

            Helen Grund est née le 30 avril 1886, dans une famille bourgeoise à Berlin. Son père, forte personnalité, est banquier. Il éduque sa famille à la littérature et à l’art. A dix-huit ans Helen suit des cours d’art, couche avec son professeur, de trente ans plus âgé qu’elle. Tous habitent Berlin, et tous participent d’une façon ou d’une autre à la vie berlinoise. La famille a connu des antécédents douloureux : folie, suicide. Les frères et sœurs ( cinq enfants, sans compter l’enfant de la bonne, qui est du père aussi) auront un destin douloureux, s’inscrivant dans l’histoire familiale. Et une certaine vie de bohème ne lui fait pas peur. Helen n’est pas très grande, mais sa chevelure blonde et ses yeux bleus attirent. C’est surtout sa personnalité qui la fait remarquer. Elle affiche un anticonformisme qui masque une exigence pour soi et pour les autres importante et difficile à suivre. Il semble qu’Helen ait un certain don pour le dessin. Elle peint vite, violemment. Mais elle n’exposera que fort peu. Sa peinture ne laisse pas indifférent Roché lorsqu’il vient la voir en compagnie de Franz, dans l’hôtel où elle habite. Pierre a mis une barrière entre Helen et lui. Franz lui a effectivement demandé de faire exception pour celle-ci à leurs convenances habituelles. Celle-ci, Franz veut la garder exclusivement pour lui. Mieux, il veut l’épouser. Pierre le met certainement en garde. Il y a chez Helen une telle force, un tel caractère, une telle liberté qu’il risque de mettre sa propre vie en danger. Mais Hessel n’en tient pas compte. Il annonce à leur ami commun Thankmar von Münchhausen ses fiançailles, le 2 juin 1913 et son prochain mariage à Berlin. C’est à ce moment qu’Helen demande un rendez-vous à Pierre. Pierre arrive légèrement en retard et s’en veut : Helen n’est pas au rendez-vous. Il l’attend quand même un moment, puis s’en va, sûr qu’Helen ne le voyant pas arriver est repartie. En fait, elle est plus en retard que lui. Deux jours après, Helen part pour Berlin avec Franz pour se marier. Qu’auraient-ils pu se dire si le rendez-vous n’avait pas été manqué ? Ce rendez-vous manqué n’inaugure-t-il pas une longue suite de malentendus ?

 

            Le mariage a lieu au mois de juillet, dans une ambiance exécrable. Les frères d’Helen multiplient les propos antisémites, et personne ne dit rien. Hessel entretient un rapport particulier avec la judéité. Il se découvre juif comme bon nombre de jeunes à l’époque par l’injure. Il restera insensible à celle-ci, au moins en apparence, s’intéressant à sa religion en même temps qu’il s’en éloigne. Il n’empêche qu’une telle fête de mariage laisse des traces. Tout comme en laissera le voyage de noces qu’offre la mère de Franz. A trois, ils font un tour de France par les côtes atlantique et méditerranéenne. Mais Franz ne sait pas refuser, ne sait pas dire non à sa mère. C’est elle qui gouverne l’équipée au grand dam d’Helen qui, plusieurs fois, se sent humiliée, sans que son mari ne réagisse. Franz aurait peut-être dû se méfier davantage : Helen ne lui a-t-elle pas lancé un clair avertissement lorsque, quelques jours après son mariage, elle s’est jetée dans la Seine ?  En rentrant à Paris, le couple s’est installé rue Schoelcher, dans l’appartement de Franz. Un soir, le 15 juillet, alors qu’ils sortent d’un restaurant avec Roché et que Franz s’est montré désagréable toute la soirée en monopolisant la parole - comme il le faisait lorsqu’il se rendait compte que Wiesel ou Franziska, par exemple, avec qui il passait la soirée ne serait jamais sa maîtresse : alors il parlait pour parler, noyant son désespoir sous un flot verbal qui irritait son invitée au plus haut point. Helen ne supporte pas cette attitude, et lorsqu’ils longent la Seine, tout habillée, elle se jette dedans. L’eau est l’élément d’Helen, elle est une excellente nageuse et ne risque rien, malgré ses vêtements. Mais Franz a une belle frayeur, pendant que Pierre grave cette scène dans sa mémoire, remarquant - pour la première fois ? - la force de caractère de la femme d’Hessel.

 

            Si Roché voit s’épanouir son ami, Helen n’est pas sa vie. La sienne se poursuit ailleurs avec d’autres. Wiesel par exemple qui reviendra en France à l’automne 1913. Il présente même Mno à sa mère, organise le déménagement de son petit appartement de la rue d’Alésia pour la rue Bruller. Il fréquente beaucoup peintres et musiciens, particulièrement Satie, Chalupt et Auric. Quand il conduit Franz à la gare parce que le jeune couple a décidé de s’installer en Allemagne, à Blankensee, au printemps 1914, Roché pense le retrouver bientôt. C’est d’ailleurs prévu : il doit devenir le parrain du premier enfant d’Helen et Franz. Et les deux hommes, en plus de leur conversation, nourrissent des projets communs.

 

 

 

2. Ecrire avec Glob.

 

 

            Il est certain que la rencontre entre Roché et Hessel influe sur les travaux de l’un et de l’autre. Roché a déjà publié ses premiers écrits, mais cela reste peu par rapport à Franz qui lui a publié un livre et qui travaille, en permanence, sur différents projets. Il devient un modèle, notamment pour l’aspect laborieux, discipliné du travail. Les témoignages s’accordent pour dire que Franz organisait toute sa journée autour de ses activités littéraires et que ce n’est que tard dans la soirée qu’il rejoignait ses amis, Roché notamment. Et cette régularité, cette constance qui faisaient tant défaut à Roché, il les acquiert maintenant. Apparaissent ainsi régulièrement dans son Journal ces abréviations : « wh », pour work home, désignant ainsi le temps passé à travailler. Les deux hommes se retrouvent aussi pour échanger leurs travaux. Ils traduisent leurs poèmes. Roché produit des nouvelles aussi, comme ce souvenir d’enfance : Petit François (cinq ans ) au Luxembourg. Et c’est dans Le Mercure de France, en mai 1907, que paraît, sous la signature de Jean Voru, une nouvelle, Monsieur Arisse. Cette nouvelle est plus étrange : elle met en scène un vieux savant que sa jeune femme trompe. Il le sait, ne dit rien, la surveille. Non pour la prendre en flagrant délit, mais pour en jouir. Et c’est cette situation de voyeurisme particulier qui fait le raffinement de la nouvelle : un dispositif permet de voir les deux amants à travers le mur de leur chambre grâce aux rayons X, spécialité du savant. Le spectacle est sidérant :

 

                        Je regarde - et je vois ! Je vois deux squelettes posés l’un sur l’autre et

                        mouvants[32].

 

            Le narrateur a-t-il percé pour autant le mystère de Monsieur Arisse ? Non, celui-ci, après lui avoir révélé ce secret, éconduit poliment son ami et la nouvelle s’achève là. Sa qualité littéraire est réelle et elle introduit le thème d’une sexualité dévoyée, dont le voyeurisme et le fétichisme sont les ressorts.

 

            Le cadre et les exigences de la nouvelle conviennent bien à Roché. Schnitzler, entre autres, lui fait découvrir les variations qu’accepte le genre, et comment celui-ci s’est transformé au cours des vingt années qui précèdent. Roché sent bien là dans l’écriture du récit bref une manière de dire le monde qui l’entoure et le monde qu’il crée. L’actualité de la nouvelle à cette époque montre bien que le genre est prisé et qu’il offre des possibilités sans fin : la nouvelle s’est libérée du carcan de sa structure, abandonnant l’effet de chute pour travailler l’effet sur le lecteur, pour le plonger le plus souvent dans l’expectative, refusant de résoudre les problèmes qu’elle pose, laissant ainsi la fin dans une tension qui sollicite non la perspicacité mais l’interrogation de celui qui la lit. Elle devient ainsi le lieu de l’événement sans relief, de la banalité du fait, de l’absence d’intérêt narratif. Elle ne résout rien, refuse le système d’explication prééatabli, dénie à l’auteur un droit sur l’interprétation à donner. Mais la nouvelle reste un éclat, un fragment, ce qui convient bien si elle est mise en relation avec d’autres fragments. Le cadre de la nouvelle s’avère donc opératoire pour peu qu’elle ne soit pas seule, qu’elle entre en résonance avec d’autres. L’idée mûrit d’une écriture longue constituée de textes courts. Pas question de trouver un artifice qui réunirait arbitrairement des textes déjà parus, comme ce pouvait être le cas dans bien des recueils de la fin de siècle précédent. Il s’agit de travailler à une unité profonde, à un lien qui conduirait d’un texte à l’autre, sans qu’il y ait pour autant continuité narrative. C’est ce à quoi Roché s’attelle à partir de 1907 en commençant une série de textes dont le héros est Don Juan. Il en écrira plusieurs dizaines au cours des treize ans qui séparent le premier texte de la publication du recueil. C’est le premier travail d’importance qu’il entame. Si la forme reste celle de la nouvelle, le projet est nettement plus ambitieux que la simple collection. D’une part parce qu’il lui faut trouver le fil conducteur. D’autre part parce qu’une nouvelle, deux, trois à la rigueur peuvent s’imaginer facilement autour du même personnage, mais vingt ou trente ?

 

            Mais Roché sait aussi qu’il veut utiliser son Journal pour faire son œuvre. C’est donc là qu’il puisera ses sujets. Et l’entreprise est relativement facile tant le nombre de ses aventures est important : il lui faut choisir lesquelles mettre en forme. Le contenu est trouvé et en même temps que le contenant, le fil qui reliera chaque nouvelle aux autres : lui. Ainsi il se met en scène, faisant de son premier écrit d’ampleur un écrit autobiographique. C’est au fond le seul sujet qui vaille. Hessel en est d’accord, qui écrit lui aussi des textes autobiographiques. Et puis ce sujet est la seule manière de chercher à comprendre ce qui reste la grande énigme : les femmes. Don Juan - Roché est certes un séducteur, il sera aussi celui qui interroge ce mystère, qui s’interroge sur ce mystère et sur lui-même.

 

            La première œuvre consiste donc en une esthétisation des épisodes de sa vie. Mais il introduit une première distance en créant un personnage. Ce ne sera pas un texte à la première personne. Les expériences sont rapportées par un narrateur extradiégétique, qui cependant délégue souvent sa parole à son personnage, en recourant volontiers au monologue intérieur et au discours indirect libre. C’est dire l’imbrication entre ces deux instances narratives. Mais elles demeurent néanmoins disctinctes. Le texte déguise, masque, cache la veine autobiographique. Il s’agit bien d’une entreprise d’esthétisation en ce sens où la matière qu’offre la vie de Roché est travaillée, finalisée, pour tout dire transformée par l’écriture. Le sujet Roché y devient l’objet Don Juan, qui mis à distance par son propre auteur gagne son autonomie de personnage.

 

            Peut-être sommes-nous ici devant un cas limite de « l’écriture de soi ». Tout y est pour que l’auteur s’avoue personnage, mais l’esthétisation de l’épisode de vie transforme suffisamment celui-ci pour qu’il acquiere une identité propre, l’éloignant ainsi de son référent premier. Roché a soin semble-t-il d’accentuer cette tendance. Son Don Juan évolue dans un « hors-temps » moyenâgeux, et dans un espace non référentiel. Le temps est donc un non-temps, un peu comme l’est celui des contes, l’espace un espace abstrait marqué par des lieux précis mais indifférenciés ( une cathédrale, une auberge, un bordel... ). C’est ce qui permet d’universaliser le propos autobiographique : en sortant de la nouvelle tout indice susceptible de rapprocher auteur et personnage, Roché cherche à donner à son écrit non la dimension d’un témoignage, mais la valeur de l’universel. Dès lors Don Juan n’est plus une figure concrète mais l’incarnation d’un doute, d’une interrogation sur les femmes et la vie. Irréversiblement décontextualisé, Don Juan quitte la référence concrète et devient atemporel, c’est-à-dire ayant valeur pour tous. Et c’est d’ailleurs bien ce que représente en partie le mythe. Roché participe à son enrichissement. Il s’agit de faire varier le thème autour de situations non encore étudiées et d’imposer le choix d’un personnage célèbre de la littérature par un style.

 

            Ce style, Roché le veut poli à la perfection. Il travaille, peaufine la forme de ses nouvelles, plusieurs fois, parfois sur une durée de plusieurs années. Ce polissage cherche à rendre évidentes les démarches de Don Juan. Il s’inscrit aussi dans la visée poétique, à laquelle contribuent aussi le temps et l’espace. Le style de Roché n’est pas sans rappeler certains vers de Paul Fort, certains textes en prose de Salmon, un peu apprêtés, parfois précieux, où le langage finit par manquer d’aspérité. Il n’est évidemment pas sans rapport avec celui de Hessel. De ses moments à Paris, Hessel prépare un livre, qui viendra plus tard, après la guerre. Nul doute que le style qu’il y emploie est déjà présent dans ce qu’il écrit sur place. Et ce livre, Romance Parisienne[33], joue sur la transformation poétique de ses rencontres parisiennes, celle de Pierre, d’Helen... L’on y trouve aussi cette tentative de poétiser le quotidien, de le dégager des contingences du monde, de l’esthétiser. Hessel et Roché s’influencent manifestement l’un l’autre. Et il est évident que Roché montre à Hessel ses textes, à mesure qu’il les écrit. Et comme il remet l’ouvrage en chantier, les conseils de Franz sont entendus.

 

            Roché reprend donc certains épisodes de sa vie pour en faire les nouvelles de son recueil. L’on reconnaît, si l’on regarde de près, ou si l’on suit les indications qui parfois émaillent le Journal, telle ou telle rencontre ou encore telle ou telle aventure. C’est ainsi que la nouvelle qui sera l’avant-dernière de la version définitive du recueil, Don Juan et Vénus, met en scène la comtesse Franziska zu Reventlow et la relation qu’ils eurent ensemble à Munich en 1907. La reprise de cet événement, on le voit, donne matière à de multiples variations. Variations sur les mythes bien sûr, Vénus ne sortant plus des eaux mais se promenant sur la grève. La rencontre Vénus - Don Juan est en elle-même, pour le mythe de Don Juan, intéressante. Elle ne se fait pas sur le terrain de l’amour sexuel, mais sur celui de l’amour maternel. Rencontrer Vénus, pour Don Juan, ce n’est pas le triomphe du chasseur, c’est la régression au stade de l’enfant. Certes le premier moment est d’amour physique. Mais c’est le personnage de l’enfant qui fait ici irruption : un petit amour qui, en fait, est l’unique préoccupation de Vénus, Don Juan se retrouvant ainsi ravalé au rang des utilités. Ce n’est pas la colère qui le saisit. C’est le désir de redevenir enfant :

 

                        Il voudrait être bien plus petit encore qu’Eros, et tout entier dans le ventre lisse,

                        soutenu du triple pli qui est son collier à lui - être chez soi là, sans froid ni chaud,                        yeux clos dans le beau[34].

 

            Et lorsque l’enfant a disparu et que Don Juan regarde dormir Vénus, il se produit une espèce de tremblement de terre, d’effondrement général, au milieu d’une « chose neigeuse et élastique », d’un « fracas d’ailes qui battent ». Alors Vénus s’envole, en lui souriant.

 

            Cette nouvelle est exemplaire des transformations qu’opère Roché à partir du compte rendu de sa relation avec la comtesse. L’on y retrouve son physique, sa détermination, l’expression de son âge aussi. On y lit ce qui a frappé Roché : son extrême fatigue, en même temps que son énergie. Il craint ainsi, en regardant ses cernes, de l’avoir blessée à mort. On y revoit le fils de Franziska. On peut même dire qu’on ne voit que lui, au centre de cette nouvelle, petit personnage qui vient bouleverser l’agencement de Don Juan. Car dès lors, Vénus n’est plus une femme, mais incarne la mère. Et ce qui était anecdotique dans le Journal prend dans la nouvelle une importance qu’il ne pouvait avoir dans la réalité. La comtesse revenait de Grèce avec son fils lorsque Roché l’a rencontrée. Elle est revenue avec des photos dont certaines la montraient nue, couchée dans le sable, avec son enfant sur le dos. Cette mise en scène du corps de la femme modifie profondément la vision qu’en avait jusqu’alors Roché. Ce n’est plus une femme, c’est une mère. Cela aurait pu ternir leur histoire : Roché au contraire semble s’en amuser d’abord, puis s’intéresser à la force que représente cet enfant pour cette femme malade. L’idée de l’enfant croît chez Roché. Les avortements de Mno, les angoisses de Wiesel, les lettres de Margaret rappellent souvent à Roché sa condition de géniteur potentiel. Voici donc Don Juan confronté à cette donnée. Dépassé par l’enfant qui le raille et le ridiculise, pendant que la femme est tout entière mère. Une mère qu’il a eue, mais avant qu’elle ne se révèle comme telle. Il la voudrait encore, elle lui échappe, tirée par des colombes. Et c’est bien la figure de la mère, de sa mère qui s’impose ici. La mère de Don Juan, c’est-à-dire de nous tous, lecteurs. Dans les aventures amoureuses, c’est bien encore elle qui se rappelle à Don Juan, même sous la forme de Vénus.

 

            Le thème de Don Juan est propice, évidemment, à cette interprétation. L’auteur suggère lui-même une telle analyse lorsqu’il écrit en 1912 : Don Juan et son plafond. Don Juan est couché sur son lit, fixe son plafond et sur celui-ci neuf points qui représentent les neuf femmes avec lesquelles il veut coucher cette nuit. Après que Don Juan en a trouvé huit, la nouvelle s’achève ainsi :

 

                        Attention !

                        Il serait trop tard s’il allait oublier l’essentielle.

                        Il en oublie une, laquelle ?

                        Il faut en finir, mais comment ? Il les passe en revue sans prendre le temps de leur                                                                                                                              sourire.]

                        Angoisse.

                        Il a cherché longtemps et il n’a pas trouvé.

                        D’ailleurs, au fait, depuis toujours, il ne l’a jamais trouvée, l’inconnue, la dernière[35].

 

 

            Cette thématique de la mère est même explicitement reprise dans Don Juan et Annette:

 

                        Il se met à penser à sa propre mère, et soudain il se mord les doigts. Il ne veut

                        pas, il ne veut pas que sa mère ait jamais roulé sa tête et crié comme Annette

                        tout à l’heure ! Et pourtant, Annette, c’était beau, et pourtant sa mère ( il pense à                                  la miniature bleue ) ç’aurait été très beau. Mais c’est impossible ! Il ne veut pas !

 

 

            Elle structure une bonne partie des petites fictions, et l’ensemble du recueil quand il sera rassemblé.

 

            Roché fait plusieurs tentatives pour ordonner et publier son recueil. C’est à chaque fois l’occasion pour lui de reprendre son travail, d’apporter des modifications de détail, de chercher à mieux rendre l’atmosphère particulière que ses nouvelles doivent dégager. Car Roché le veut parfait. Cent fois il reprend la même nouvelle, la restructure, la réécrit, y change un mot, en déplace un autre. Et c’est cette perfection qui peut nuire à la qualité générale du recueil, tant on finit par se lasser d’une préciosité qui ne sied guère à Don Juan, à Roché. Pourtant l’auteur ne manque pas d’y introduire une ironie froide, distante elle aussi, qui renvoie le héros à ce qu’il est : un pauvre hère. N’a-t-il pas de ses rêves nocturnes qui le laissent pantois et le renvoient à sa jeune adolescence (Don Juan et la Route du Ciel) ? Avec Bertrande, il se produit précisément le contraire de ce qu’il attend : et Don Juan, qui vient de se promettre de ne pas toucher cette fille, se montre bien peu perspicace à son égard, elle qui justement vient lui dire que sa porte resterait ouverte... (Don Juan et Bertrande). Quant à Ophélie, Marie Laurencin, elle se trompe de personnage, prend Don Juan pour Hamlet, dans une confusion qui ne manque pas d’intérêt, crie son désir et son plaisir, un cri qu’Hamlet ne pouvait lui faire pousser. Don Juan est ici le bras du destin, laissant mourir une Ophélie qu’Hamlet était dans l’incapacité de rendre heureuse. Mais seulement après l’avoir prise. Ophélie est en fait la figure inversée de celle qui la précède : Messaline, épuisant ce pauvre Don Juan qui, malgré tous ses efforts, ne peut plus rien lui proposer : elle l’a littéralement vidé, sans y trouver son compte. Ridicule et impuissant, Don Juan voit arriver Hercule... C’est dire que le mythe est sérieusement écorné, malgré ce qui aurait pu apparaître comme prétentieuse arrogance dans le titre.

 

            Le 30 avril 1912, il envoie son manuscrit chez l’éditeur Fasquelle qui le refuse, puis chez Calmann-Lévy, qui n’en voudra pas non plus. Pourtant les échos qui parviennent à Roché sont plutôt positifs. Roché fait circuler auprès de ses amis des copies de son manuscrit, et Marie Laurencin l’aime bien, elle s’y reconnaît en Ophélie. Jacques Copeau lui dit le bien qu’il en pense, et un vote est organisé à la NRF. Copeau et Gide votent pour, Rivière et Schlumberger contre; le manuscrit est retourné. Pendant ce temps Roché continue à écrire, introduit de nouveaux textes, en supprime d’autres. Il le fera jusqu’en 1920, date à laquelle Don Juan et ... trouve enfin une maison qui l’accueille. Don Juan et ... n’aura aucun succès, même si Henry Céard et Lucien Descaves, tous deux membres du jury, parlent de ce livre pour le prix Goncourt[36]. Il n’en reste pas moins un témoignage important sur l’époque et, surtout, sur Roché. Son premier vrai travail le met aux prises avec ce qui est son univers d’écrivain : l’expérience des femmes qu’il cherche à rendre à travers une écriture qui puise aux sources de l’autobiographie. Et là, déjà, les masques dont il habille sa prose ne donnent pas à lire ces textes comme autobiographiques. Seul le recours au Journal permet d’opérer le rapprochement, de saisir quelle intimité recèlent ces nouvelles. Le destin de ce premier ouvrage, qu’il écrit et soigne pendant plus de dix ans est évidemment perturbé par l’arrivée de la guerre.

 

 

 

 

C.La guerre.

 

 

 

1. La drôle de guerre de Montparnasse.

 

a. Deux semaines à la Conciergerie pendant la bataille de la Marne.

 

            La guerre éclate quand Roché pense partir rejoindre Franz et Helen Hessel. Helen vient d’accoucher de son premier fils, Ulrich, en Suisse, et Pierre tout naturellement est le parrain de ce premier enfant. Le voyage est reporté sine die. Les Allemands quittent précipitamment Montmartre et Montparnasse. Certains vont rejoindre, comme le font les Français, leur armée et combattre au front, d’autres décident de se porter volontaires. Hessel prend ainsi le chemin des combats.

 

            Roché a trente-cinq ans en août 1914. Il n’est pas encore mobilisé. Mais l’ordre de rejoindre un corps peut intervenir à tout moment. La guerre occupe toutes les conversations. Et détermine les agissements et les comportements. Certains sont héroïques, d’autres un peu moins. C’est une dénonciation, venue d’une ville de province, qui vaut à Roché d’être arrêté pour intelligence avec l’ennemi. Sans doute trouve-t-on qu’il a reçu trop d’étrangers chez lui, que trop de courrier lui est parvenu d’Allemagne. Ce citoyen est trop cosmopolite pour être un vrai bon Français.

 

            Roché est dans son appartement, boulevard Arago. Deux personnes, dont un commissaire, se présentent chez lui et le somment de répondre à l’accusation lancée contre lui. Il est stupéfait et ne trouve rien à dire. Un mandat d’amener est délivré contre lui et Roché se retrouve au dépôt, dans une cellule de la Conciergerie. Il pense à une rapide remise en liberté, dès que sa bonne foi sera reconnue. Mais la guerre désorganise tout, particulièrement les prisons, pleines de gens sur qui pèse une accusation d’espionnage. Roché doit attendre huit jours avant d’être interrogé, malgré l’intervention d’un de ses amis, substitut. Rien n’est retenu contre lui, mais il n’est libéré qu’au bout de seize jours, et sort alors que vient de s’achever la bataille de la Marne. Ainsi le premier contact avec la guerre est une privation de liberté, en même temps qu’un éloignement de la guerre, la prison n’apportant que de très lointains échos des combats, de l’avancée prussienne, de la contre-offensive française.

 

            Roché décide de rédiger le texte de cette aventure à fin de publication. Il poursuit la rédaction de textes pour son Don Juan, mais trouve dans cette expérience matière à récit. Il note ainsi :

 

                        L’article « Deux semaines à la Conciergerie », 43 pages est le plus clair travail

                        de ma semaine[37].

 

            La perspective d’écriture change. Il s’agit de rédiger scrupuleusement ce qui s’est déroulé entre le moment de son arrestation et celui de sa libération. C’est un texte étonnant de précision, de minutie dans le détail de la description. Cellule, personnes enfermées, personnel pénitentiaire, tout est rendu avec un grand souci d’exactitude et sans commentaire. Le texte est comme une chronique, ou mieux, un journal de prison, le procès verbal de cette détention. Il commence par l’irruption du commissaire, puis vient le trajet jusqu’au commissariat et enfin l’arrivée au dépôt. Roché passe rapidement sur ses pensées - au début il est intéressé par l’expérience, sûr de sortir sans délai - et s’attarde surtout à une galerie de portraits, ceux des codétenus qui arrivent à partir du deuxième jour. La cellule est le théâtre d’un huis-clos où cohabitent un détourneur de fonds, un professeur de grec, un milliardaire américain, d’origine lorraine, un serveur de restaurant lorrain lui aussi, un souteneur qui touve la profession peu sûre, un jeune garçon vitriolé par la maîtresse qu’il a quittée... un Français travaillant en Allemagne, un Allemand naturalisé Français ... chacun indique le motif de son incarcération et, pour tuer le temps, raconte son histoire. Il y a là un petit résumé d’une sociologie de la condition humaine. L’organisation de l’espace, de l’emploi du temps, tout est également indiqué en détail. Ce qui surprend le plus dans ce récit, ce n’est pas sa minutie pourtant remarquable, c’est l’absence de tout commentaire pour l’accompagner :

 

                        Ainsi, non sans regret, je quitte cette cellule où j’ai eu des camarades et où j’ai

                        médité.

 

            Le lecteur ne dispose pas des réflexions du personnage. Il s’agit bien d’un compte rendu factuel de ce séjour à l’ombre forcée des tours de la Conciergerie. Et ce récit ne manque pas d’intérêt précisément pour cette raison : s’en tenir aux faits, même les plus minimes, telle est la règle du récit, telle sera la marque de Roché dans ses écrits futurs. Moins l’auteur intervient, explique, juge, fait le travail du lecteur au fond, plus le récit tient ses promesses. C’est dans la narration des faits, des petits faits vrais, que résident l’art de l’écriture et la morale de celle-ci. Et cette narration fuit le récit d’imagination. La fiction disparaît au profit du factuel, rendu crédible par le système d’énonciation à l’œuvre : le pacte de lecture n’est pas formellement établi avec le lecteur, mais la précision des lieux, de l’espace fait que celui-ci reconnaît la véracité de ce qui est rapporté et le comprend bien comme une expérience vécue. Le « Je » ici est plein et entier, il est celui de l’auteur sans doute aucun. Roché accepte de devenir l’objet de son écrit. Et en ce sens Deux semaines à la Conciergerie pendant la bataille de la Marne rompt avec les nouvelles de Don Juan.

 

            Ce récit est publié en feuilleton dans le quotidien Le Temps les 27 et 29 novembre et le 2 décembre 1915 avant de paraître sous la forme d’un petit livre illustré par Robert Bonfils, aux éditions Attinger Frères, en 1916. Mais Roché est déçu :

 

                        Mon éditeur ne lance pas bien mon petit bouquin. Je ne le vois guère aux

                        devantures, quand il disparaît à une où il était, il ne reparaît pas[38].

 

            C’est pourtant le premier ouvrage qu’il publie. Ses amis en reçoivent certainement un exemplaire. C’est le cas de Guillaume Apollinaire qui lui écrit pour le remercier et lui dire qu’il a autant apprécié le livre que le feuilleton. Diego Rivera fait également l’éloge du petit ouvrage.

 

            En même temps sort une édition à tirage limité - quatre-vingt-dix neuf exemplaires - de Fragmens sur Don Juan, l’orthographe de « fragmens » renvoyant bien entendu à l’époque où est censé se dérouler le récit. Mais là encore, par la force des choses, la diffusion demeure confidentielle. Roché ne s’impose pas comme un grand écrivain reconnu dès ses premiers écrits. A travers eux pourtant, on peut saisir ce qui en fera un écrivain rare, mais tout entier tendu vers ce souci de perfection formelle par suppression de ce qui est pour lui l’accessoire : le commentaire et la théorie. On peut déjà mesurer le chemin parcouru depuis la nouvelle : Le Collectionneur.

 

 

b. Au service de la France.

 

            Roché n’a pas été mobilisé dès le début de la guerre. Il ne reste cependant pas sans rien faire. Il a d’abord l’idée, une idée qui le reprendra au moment de la Seconde Guerre Mondiale, de modifier la Marseillaise en réécrivant certaines strophes. On ne sait en quel sens. L’ambiance belliqueuse qui prévaut à l’époque laisse craindre le pire. Mais ce projet ne voit sans doute jamais le jour. Il s’occupe de se faire affecter dans un service de l’armée. Ce sera chose faite le 16 avril 1915, comme auxiliaire d’abord. Il occupe un emploi de bureau : il est le secrétaire du Général Malleterre, chez qui il va au rapport tous les matins. Ce général est très parisien, ne va pas au front. Il fait préparer par Roché les conférences qu’il présente en l’envoyant mener des recherches encyclopédiques à travers les bibliothèques de Paris sur les guerres napoléonniennes par exemple ou encore sur Thucydide. Roché réunit aussi la documentation nécessaire à l’écriture d’articles qui sont publiés dans différents journaux, Le Temps (pour lequel le général tient une chronique militaire jusqu’à la fin de la guerre) et L’Excelsior notamment. Il met également à profit sa bonne connaissance de l’anglais et de l’allemand et traduit nombre d’articles. Il entretient de bonnes relations avec les correspondants des journaux américains, particulièrement le New York Times. Lui-même signe quelques articles dont certains, comme « Kovno pris », paraissent dans plusieurs journaux. Il devient membre de l’Anglo-American Press Association, liant là à l’occasion de banquets d’utiles relations pour plus tard. S’il lui arrive d’être de garde et de se retrouver ainsi bloqué deux heures à ne rien faire, son service lui laisse beaucoup de temps pour vaquer à ses occupations. Sa mobilisation sous les drapeaux n’est donc pas particulièrement pénible, par rapport à celle que connaissent des centaines de milliers d’hommes de sa génération. Apollinaire, par exemple.

 

 

c. « Ah ! Dieu que la guerre est jolie... »

 

            Montparnasse, où Roché continue d’habiter et de vivre au début de la guerre, offre un visage insolite. Bien sûr beaucoup de ces fortes personnalités qui lui donnaient cette allure si particulière ont disparu de ses cafés : tous les Allemands, déjà, des Français aussi : Apollinaire, nous l’avons dit, mais aussi Derain, Léger, Braque, Salmon. Cendrars, Zadkine, Kisling s’engagent. Mais nombreux sont ceux qui sont restés, soit parce qu’ils sont des Français non mobilisés, soit parce qu’ils sont étrangers et échappent à ce conflit. Les témoignages de ceux-là sont éloquents et surprenants : le début de la guerre correspond à une époque faste. D’abord parce qu’il règne une ambiance un peu grisante au début du conflit; ensuite parce que le gouvernement subventionne ceux qui ont perdu leur emploi du fait de la guerre; Chana Orloff témoigne ainsi :

 

                        Pendant la guerre... c’était merveilleux. C’est honteux à dire. L’endroit où je

                        travaillais pour gagner ma vie était fermé (...) Le gouvernement français a

                        organisé une aide aux artistes. Nous recevions 25 centimes par jour et des repas

                        dans des cantines[39].

 

            Ainsi certains artistes jusque là obligés de travailler pour gagner leur vie se retrouvent payés à ne rien faire, c’est-à-dire payés pour exercer leur art à plein temps. Certaines cantines sont appréciées par les artistes : celle de Marie Vassilieff, le peintre russe qui a transformé son académie de peinture en réfectoire en est un exemple.

 

 

            Il continue de se développer dans ce quartier une activité débordante. Certains de ces artistes sont bien connus, d’autres encore à découvrir. Picasso est le maître incontesté et ses prix sont déjà inaccessibles pour Roché. Ainsi il remarque chez Madame Vildrac, une grande collectionneuse, douze dessins de Picasso :

 

                        Emotion profonde. Je les ai vus, il y a 12 ans, et pas achetés (...). Je les signale

                        avec regret à Paul Rosenberg[40].

 

            Mais Roché lui reste très attaché, particulièrement pendant cette période, où ils se rendent souvent l’un chez l’autre, où ils se promènent ensemble, souvent en silence : «  nous nous taisons bien ensemble » note-t-il le 27 janvier 1916. Peut-être est-ce pour cette raison que Picasso parle de Roché comme d’une traduction : les mots ne sont que peu de choses pour Roché lorsqu’il se trouve avec un tel génie. Il pense à lui pour illustrer son Don Juan, n’ose pas encore lui en parler. Ils font aussi des affaires ensemble : ainsi, en août 1916, Roché organise une vente entre Picasso et le couturier Jacques Doucet; un Jacques Doucet qui se fait vertement reprendre par Picasso, alors qu’il vient de traiter Apollinaire de fumiste :

 

                        Et puis après? Qu’est-ce que cela signifie ? Supposez que Michel-Ange et

                        Léonard aient été des fumistes - qu’est-ce que cela changerait à leur œuvre [41]?

 

            Picasso et Roché tirent au sort le prix à formuler : 3 500 ou 4 000 francs ? C’est 4 000, c’est Picasso qui gagne. Ils se montrent leurs toiles aussi : Picasso les siennes, Roché, celles qu’il achète. Car Roché poursuit sa collection. Il vient de connaître une jeune femme, éplorée parce qu’elle a perdu son mari depuis peu. Elle fait de la peinture. Roché s’occupe de la consoler et regarde ses toiles. Pour la consoler, il couche avec elle. Ce qui fait son effet, puisqu’elle veut déjà un enfant de lui. Elle a bien un autre amant aussi, Thornald Hellessen, un peintre comme elle, mais qui la console moins bien. Rapidement, Roché s’intéresse à sa peinture. Il achète ainsi vingt francs chacun des dessins qu’elle réalise pour Don Juan. Comme il l’a fait avec Marie Laurencin, Roché va suivre Hélène Perdriat, qu’il appelle la Reine dans son Journal. Il lui achète plusieurs toiles, comme la Créole, la rencontre fréquemment, l’encourage. Il lui présente Jacques Doucet qui acquiert quatorze gravures. Il pose même pour elle. Roché emporte chez lui le portrait, le montre à Picasso qui ne l’aime guère. Hélène Perdriat sera la deuxième personne dont Roché entreprend de manière systématique la collection d’œuvres. Il commence à avoir une certaine réputation pour ses connaissances en peinture, mais également pour les toiles qu’il possède. Angel Zarraga, le peintre mexicain, fait ainsi son apparition dans la vie de Roché. Ce sera un de ses « poulains », un de ceux qui complètent sa collection tout en l’obligeant à se séparer de certains tableaux de façon à pouvoir en acheter d’autres. Ce qui sera toujours sa façon de faire. Il vend ainsi à Doucet, qui lui a expliqué son projet de collection, les Carnets de Laurencin de 1906.

 

            Perdriat remplace Laurencin, exilée en Espagne après son mariage avec un Allemand, Otto von Wätjen, un peintre de Montparnasse que Marie a épousé en 1914, avec Roché pour témoin. Certains comme Picabia et Gabrielle Buffet ont choisi de s’installer aux Etats-Unis d’Amérique. La vie continue pourtant à Paris. Apollinaire revient du front blessé et Roché lui rend visite à l’Hôpital Italien. Il retrouve souvent Braque, Jacob, Paul Fort chez qui il déjeune. Roché rencontre aussi beaucoup de musiciens. Satie bien sûr, qu’il a souvent raccompagné chez lui, mais aussi Fred Barlow avec lequel il est maintenant très lié, et au mariage duquel il est convié. Georges Auric est arrivé à Paris et, après l’avoir beaucoup cherché, a enfin trouvé Roché. Celui-ci lui donne une adaptation de la pièce de Shakespeare Songe d’une nuit d’été, qu’il intitule Rêve d’une nuit d’été. Mais Auric, par insouciance dira-t-il ou parce que le projet n’en vaut pas la peine, ne met en musique que le premier acte et n’ira pas plus loin. C’est à cette époque aussi qu’il rencontre Cocteau. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les deux hommes, malgré l’affabilité dont ils feront toujours preuve, ne s’apprécient guère : Cocteau l’extraverti, beau parleur et savant metteur en scène de son propre personnage, est à l’opposé du silencieux Roché, toujours en retrait, toujours en train d’observer[42]. Il y a Martineau, avec lequel Roché a justement un projet : Le Dahut. Il s’agit certainement d’un livret que Roché a écrit et que Martineau doit mettre en musique. Mais le 28 août 1915, Roché note dans son Journal que Martineau est très mal. Il meurt le 15 septembre. Le projet n’a pas été mené jusqu’à son terme. Roché écrit aussi un autre texte qu’il reprend à plusieurs reprises et qui s’intitule : Sakountala. Il dicte encore le premier acte d’une pièce titrée : Les Dieux de Jade, qui, manifestement, n’a jamais été terminée. D’autres projets sont en cours de réalisation, mais ne seront achevés que plus tard.

 

 

            C’est au milieu de toutes ces rencontres que Roché travaille et il continue de régner à Paris une atmosphère insouciante où s’élaborent de nombreux projets (Roché pense par exemple à une revue pour l’après-guerre), où l’on organise des repas fins, où l’on boit quantité de champagne. Le son du canon n’arrive pas jusqu’à Montparnasse. La guerre semble irréelle, loin de ce centre du monde des arts. Roché a pourtant une activité militaire. Elle reste elle aussi en dehors de la boucherie générale. Il n’est fait mention qu’une seule fois dans le Journal de la guerre réelle, celle qui tue les hommes . Et lorsqu’il est enfermé à la Conciergerie et qu’il entend le son du canon, il craint de n’avoir pas le temps de s’expliquer... La guerre est loin, Paris n’a pas perdu son goût pour la vie, et les femmes de Roché sont toujours présentes.

 

 

d. Les femmes et la guerre.

 

 

            Pendant qu’il se donne mission de sauver Hélène Perdriat, Roché soutient son train de vie donjuanesque, profitant aussi du couvre-feu instauré à Paris pour rester un peu plus chez l’une ou l’autre. Il y a la Lionne, ou Ln, qui n’aime guère toutes ces femmes qui sont autour de lui et qui a l’idée de lui dérober son carnet. Il s’ensuit une scène de jalousie effroyable, qui reste sans conséquence cependant. Il baptise une nouvelle maîtresse Nuk II, en souvenir de Margaret, son premier amour, qu’il avait surnommée Nuk car c’était la seule partie de son corps qu’il lui était permis de voir. Nuk II est rousse comme la première, comme un certain nombre de ses maîtresses. Elle prépare ses bagages pour New York. Roché ne sait pas encore qu’il la retrouvera là-bas quelques mois plus tard. Il y a Simone, qui lui rappelle Ofe - le Chieng. Et il fréquente avec constance plusieurs établissements de la capitale.

 

            Il reste surtout Mno qui demeure la fidèle, qu’il retrouve une ou deux fois par semaine. Mais, sans qu’elle en sache rien, comme d’habitude, elle a une rivale. Une de ces femmes qui bousculent l’organisation de l’emploi du temps de Roché car elles ne sont pas que de simples passades. Peut-être est-ce Fred Barlow qui présente Jeanne Vaillant à Roché. En tout cas, Barlow la connaît pour avoir été son amant quelque temps. Jeanne est peintre et gagne sa vie en dessinant les catalogues du musée du Louvre. Elle a un fils, Jean-Paul, qui est nain. Sa vie est à la fois simple et compliquée : elle a connu beaucoup d’hommes, ne le cache pas. A cette date, l’amant en titre est Grillon - tel est le pseudonyme que lui donne Roché- qui est le peintre Johnson. Il y en a un autre qui est loin en ce moment, de tous ses amants le plus mauvais, mais qu’elle aime et qu’elle ne quittera pas. Jeanne est prête à toutes les expériences, toutes les découvertes en matière de sexe. Tout va aller très vite avec elle. Le 12 septembre est la date de leur première nuit. Dès le 26 octobre, ils ne sont plus deux mais trois avec une Flamande. Expérience qui se reproduira souvent, le troisième variant et le trio pouvant se transformer en quatuor. Roché connaît là des moments de grandes jouissances, pratiquant ce qu’il n’oserait proposer à Mno et qui lui procure des plaisirs infinis :

 

                        Le vice ? Qui ose en parler ? La sincérité couvre tout - on fait ce qu’on peut.

                        C’est encore une forme de prière - s’ingénier, essayer est le fait de l’homme[43].

 

note-t-il dans son Journal après une de ces expériences à l’«effet foudroyant ». Janot, ou encore Jnt, comme il la renomme dans son Journal, prend une place prépondérante, aux dépens de Mno. C’est chez elle qu’il vient désormais le soir, après ses dîners et visites en ville. Il dispose d’une chambre dans son appartement, qu’il utilise quand Johnson est présent. Il règne dans cette demeure une grande liberté de mœurs qui attire Roché comme un aimant. Mais Janot n’est pas une maîtresse exigeante. Elle ne demande rien : ni l’exclusivité, ni l’attention soutenue d’une amante possessive. Elle a sa vie qui ne regarde pas ses amants. Elle a ses amants qui ne regardent pas non plus ses autres amants. Très vite les relations qui s’instaurent entre eux sont de fraternité plus que de sexualité. Et Roché a soin d’elle quand il est avec elle, mais n’a pas ce souci de l’avoir toujours. C’est une autre forme de l’amour, une autre connaissance dont il est en train de faire l’apprentissage. A la différence d’une femme comme Opia, Janot permet à leur relation de s’installer dans la durée. A tel point qu’il se sent la fibre paternelle : Roché veut prendre en charge l’éducation de Jean-Paul. L’éducation sexuelle, s’entend.

 

            Le 27 août 1915, Roché reçoit par un tiers une lettre de Franz accompagnée d’un portrait de son fils. Hessel est vivant. Il est envoyé sur le front russe. Il écrit justement de longues lettres à son ami français, qu’il appelle Claude et qui n’est autre que Pierre. Il lui écrit la guerre et ses souvenirs de la période pendant laquelle il vivait à Paris, Paris où il a rencontré de nombreux amis et surtout une femme, cette femme... Il appellera l’ensemble Romance Parisienne, mais il faudra attendre la fin de la guerre pour que ces quatre lettres soient publiées. Car la guerre continue.

 

 

 

 

2. L’Amérique.

 

 

a. Roché en Amérique.

 

 

            Compte tenu de ses fonctions de secrétaire et de sa connaissance de la langue anglaise, on confie à Roché l’accompagnement à travers la France de l’American Industrial Commission, qui vient se rendre compte de l’état de l’industrie française pendant l’année 1916. Roché part donc faire un tour de France avec les commissaires américains, se lie à eux. Il sert de traducteur, de secrétaire, offre ses bons offices quand il le peut. C’est à Belfort qu’on lui propose de venir aux USA pour traduire en français le volumineux rapport que ne manquera pas de faire la commission. Roché accepte.

 

            Avant de s’embarquer pour l’Amérique, il propose au directeur du journal Le Temps de devenir un des correspondants de ce quotidien aux Etats Unis. Il sera affecté aussi à la French High Commission in the United States. Ainsi Roché quitte Paris, la France, l’Europe. En même temps que le champ de guerre, il laisse là sa mère, Mno, Janot. Certainement sa mission est limitée dans le temps, mais la décision de partir a pu être difficile à prendre. A moins que, au-delà de son amour pour sa mère, au-delà de son amour pour ses maîtresses, sa curiosité ait emporté la décision sans état d’âme.

 

            Roché arrive à New York, à bord du Philadelphie, à la fin d’octobre 1916. Nous n’avons que peu d’informations sur le travail qu’il effectue réellement sur place. Il traduit sans doute le rapport. Mais il reste plus longtemps que prévu. Il se déplace souvent, va de New York à Washington, de Washington à New York. Il assiste à de nombreuses conférences, à de nombreuses réunions de commissions concernant l’industrie, le commerce, les importations et les exportations. Il participe à des séances de travail au Sénat et rédige des comptes rendus. Il dépouille la presse allemande, établit des notes de synthèse. Il traduit de nombreux textes. L’ambiance de travail, les rapports avec ses supérieurs, l’organisation américaine, tout lui plaît. Il s’agit en fait ici de son premier vrai travail. Jusqu’alors, si l’on excepte la scolarité dont il garde un si mauvais souvenir, Roché n’a jamais été soumis à un emploi du temps régulier, à des contraintes dues à un horaire imposé, à un chef irascible. En fait, Roché n’a jamais travaillé. Il se rend d’ailleurs compte de cette importante modification dans son mode de vie et s’interroge sur les conséquences que pourrait avoir à long terme cette activité régulière. Mais il sait aussi qu’elle n’est que provisoire, le temps de la guerre. Et que ses autres centres d’intérêt ne manquent pas d’ajouter le sel nécessaire à sa vie.

 

 

b. La vie à New York.

 

 

            C’est évidemment à New York, plus qu’à Washington, que s’invente le monde de l’après-guerre (au moins une bonne partie). C’est d’ailleurs à New York que de nombreux artistes se trouvent. Et bien sûr, parmi eux, beaucoup de Français et des habitués de Montparnasse que Roché connaît et qu’il retrouve au café Brevoort, ou dans les multiples soirées qui s’organisent un peu partout, un peu tout le temps. Sont là Varèse, Pascin, Sternheim, Gallimard, Copeau, Jouvet, Dullin, et Jean Crotti aussi, le peintre suisse qui fut élève de l’académie Julian et qui y a connu, peut-être, Roché... Depuis janvier 1913, même s’ils ne résident pas toujours aux USA, Gabrielle Buffet et Francis Picabia représentent la peinture française contemporaine et mènent grande vie. Bien sûr, tous ces Français ne vivent pas qu’entre eux, mais aussi au contact des artistes américains. Des peintres comme John Covert, Beatrice Wood ou Man Ray; des critiques d’art, des écrivains...et des collectionneurs comme Walter et Louise Arensberg, qui offrent l’hospitalité à qui veut dans leur grand appartement de Manhattan, et qui commencent une des plus importantes collections d’art contemporain au monde. Walter est né en 1878, Louise en 1879 (la même année que Roché), et ils sont arrivés du Massachusetts à New York pour profiter pleinement de la vie artistique de la ville. La manifestation qui décide ce déménagement, c’est l’Armory Show, c’est-à-dire the international exhibition of modern art qui se tient en février et mars 1913, à New York et dont le principal instigateur n’est autre que John Quinn. C’est à cette même exposition qu’un jeune Américain qui se fera connaître sous le nom de Man Ray découvre Marcel Duchamp et Francis Picabia. Pour Louise et Walter Arensberg, c’est aussi une découverte fondamentale. Ils ne cesseront dès lors de s’intéresser à l’art, d’être des mécènes et d’ouvrir leur grand appartement à tous les artistes américains ou européens de l’avant-garde.

 

            Il y a surtout une personne dont on a du mal à imaginer que Roché, lui qui connaît tout le monde, ne la connaisse pas. C’est Marcel Duchamp. Il a pourtant été élève, tout comme Roché, de l’académie Julian. Mais à cette époque, il préfère jouer au billard plutôt que d’exercer ses talents de peintre. C’est pourtant la raison qu’il invoque à ses parents pour venir retrouver ses deux frères à Paris. Mais le temps perdu s’est rattrapé plus tard : Roché et Duchamp deviennent très vite des amis qui seraient inséparables si l’un et l’autre ne savaient le prix de la solitude. Il y a presque un effet de gémellité entre les deux hommes : il est surprenant de voir combien ils se ressemblent ( c’est aussi vrai physiquement : des photos de Man Ray prises à New York l’attestent ), combien ils réagissent de la même façon, combien ils vivent de manière identique. Duchamp est déjà une personnalité aux Etats-Unis lorsqu’arrive Roché. Il se trouve à New York depuis juin 1915. Il y avait déjà exposé, à l’Armory Show, sa toile Nu descendant un Escalier, qui avait provoqué un joli scandale et rendu célèbre son auteur, salué par une partie de la critique comme le libérateur de l’art. Un libérateur qui mène grande vie, bien que sans argent et ne transigeant pas sur les principes : on lui offre 10 000 $ pour son tableau : il refuse. Roché indique qu’à cette époque, il était « avec Napoléon et Sarah Bernhardt, le Français le plus connu »[44]. Roché et Duchamp se rencontrent un soir, font en bande une tournée des cafés, retrouvent Pascin. Par erreur, ce qui prouve combien Roché est ignorant de Duchamp, il l’appelle Victor, puis un peu plus tard dans la nuit : « Totor ». Comme les femmes du Journal, Duchamp est rebaptisé par Roché, sans dire mot. C’est sous ce nom-là qu’il apparaît le plus souvent dans le Journal[45]. C’est sous ce nom-là que Roché en fait un personnage de roman, quarante ans plus tard. Car la vie à New York est un roman.

 

            Quelques jours après cette rencontre, Duchamp annonce à Roché son intention de fonder une revue. Avec le peintre Béatrice Wood, Roché va déposer le titre. Ils se trompent de bureau et commencent à remplir des formulaires de mariage... Béatrice Wood a été présentée à Roché par Duchamp et Picabia. Les deux s’entendent bien et arrivent vite à un accord commun : ils seront amis, pas amants. La revue s’intitule The Blind Man, et sur la couverture on voit un chien emmenant un aveugle visiter une exposition d’art moderne. La provocation est de mise. C’est au même moment qu’a lieu la célèbre conférence d’Arthur Cravan, qui se termine par l’arrivée de la police. Arthur Cravan qui fréquente aussi Duchamp et Picabia et qui exerce une véritable fascination sur Roché car lui, au moins, n’a pas eu peur de boxer. C’est à la même époque (tout cela se déroule en un mois, le mois d’avril 1917) que se prépare le Salon des Indépendants aux Grand Central Galleries. Louise et Walter Arensberg participent financièrement à tous ces projets. Et si la revue n’a aucun succès, le Salon, lui, a un retentissement considérable, notamment parce que Duchamp veut y exposer sa Fontaine, ce qui ne sera finalement pas autorisé. La polémique va bon train : Duchamp, officiellement commissaire de l’exposition n’est pas consulté  et ne sait où est passé son urinoir. Man Ray qui apprend l’exclusion de Fontaine décide de retirer son tableau. Et le numéro deux de The Blind Man (ou B.P.T. pour Béatrice, Pierre, Totor) est lancé, sans plus de succès ( même si un bal est organisé pour soutenir la revue ) : le sommaire de la revue est justement consacré à la polémique née de Fontaine. Henri-Pierre Roché y signe un éditorial où il explique qu’une telle exposition ne vaut que si le public peut « apprendre à penser par lui-même, et à ne plus accepter machinalement les réputations artistiques faites à l’étranger » Quant à Béatrice Wood, elle soutient la provocation : « Franchement, je vais aux Indépendants pour m’amuser. Pour moi, le peintre est l’homme qui dit merde et qui continue son chemin »[46]. En même temps, une autre revue d’art contemporain est arrivée à New York, avec Picabia: 391. 391, c’est 291 + 100 et 291, c’est le nom d’une célèbre galerie new yorkaise, tenue par Alfred Stieglitz, qui découvre et fait découvrir l’avant-garde. Picabia et Gabrielle Buffet arrivent de Barcelone où, entre autres, ils ont retrouvé Marie Laurencin, et son mari qui sombre dans un alcoolisme violent. Marie exécute plusieurs dessins pour la revue. Celle-ci paraît plus élaborée que The Blind Man et touche plus de personnes autour du monde. Quand la concurrence entre les deux revues devient évidente et absurde, tous s’accordent à dire qu’il en est une de trop. Picabia et Roché jouent le sort de l’une d’elles aux échecs. C’est Picabia qui gagne sur abandon de Roché après trente-quatre coups. Il y aura bien encore une revue appelée the Rongwrong (Pire-que-tout), qui ne connaît qu’un numéro unique[47].

 

            Toutes ces provocations, toutes ces recherches et ces mises en œuvre sont une manière d’affirmer l’irruption imminente d’une nouvelle révolution artistique. C’est ce que dit Duchamp, dans un propos rapporté par Roché le 26 mars 1918 :

 

                        Il dit qu’on n’a rien écrit de nouveau depuis le coup de dé de Mallarmé - que

                        musique non plus depuis Debussy - autre génération.

 

            C’est dans cette ambiance new yorkaise qu’il réalise le Grand Verre. Roché vient souvent dans son atelier le voir travailler, discuter avec lui. Fait exceptionnel : Duchamp laisse son atelier à Roché pour toute une journée afin qu’il puisse bien regarder ses œuvres. Roché est subjugué par le travail de Duchamp, par l’élaboration de ses tableaux. Il est fasciné par cet emploi singulier et en même temps très théorique des objets. Ce qui le frappe, c’est évidemment l’artiste et la radicalité de ses choix. Les toiles, les « ready-made » et les verres. Duchamp donnera un exemplaire du Grand Verre à Roché, qui sera longtemps le seul Verre en Europe, centre de sa collection.

 

                        Il s’invente une épopée mécanique et un arsenal.

                        Il aboutit à des formes inattendues, pleines d’autorité, et qui accrochent

                        l’esprit.

                        La création reste inexplicable, même si on vous démonte l’outil[48].

 

relève-t-il à son propos. Mais Roché est aussi fasciné par l’homme qu’il est, cette volonté de simplicité, cette recherche constante pour s’éloigner de la dépendance matérielle. Le principe pour Duchamp n’est pas de spéculer avec son œuvre, il est de faire une œuvre, ce qui change radicalement la conception de l’art qui sévit jusqu’alors. Son but, et il l’affirme, ce n’est pas de vendre sa collection aux plus offrants mais de faire en sorte qu’elle ne soit pas dispersée. Et c’est ce qu’il finira par obtenir, en vendant la majorité de ses œuvres aux Arensberg et à Katherine Dreier, une familière de Duchamp et des Arensberg, qui fut peintre et collectionneuse et qui lors du salon des Indépendants à New York se prononça pour le retrait de Fontaine, avant de devenir une intime de Duchamp. Les Arensberg et Katherine Dreyer ont légué au musée de Philadelphie leur collection dans les années cinquante. Collection qui devient alors principe même de l’œuvre, devient œuvre elle-même, permettant de révéler ce que chacune des œuvres contient. C’est d’ailleurs pour cela que Duchamp fabrique une valise contenant en condensé son œuvre. Roché en possède un exemplaire.

 

            Cette vie est un roman et Duchamp en est le héros. Héros, évidemment, ne convient pas : il est le centre vers lequel tous se tournent et duquel irradie une lumière particulière. Roché tente de rendre cette lumière sous forme de fiction. Il écrit d’abord un assez long texte sur Marcel Duchamp, intitulé Souvenirs sur Marcel Duchamp et qui procède par fragments : petites historiettes ou analyse subtile de La Mariée mise  à nu par ses célibataires, même. Ce très beau texte d’hommage dit bien l’artiste. Mais Roché, sans doute, veut plus : il n’y a pas de différence entre l’artiste et l’être humain qu’est Duchamp, et pour rendre cette vie, il faut le détour par le roman. C’est celui-ci que Roché entreprendra à la fin de sa vie en écrivant Victor, qu’il n’aura pas le temps de terminer. C’est dans la trame romanesque que s’aperçoit la personnalité de Marcel Duchamp : dans ses relations avec les femmes, et surtout dans son refus de quelques-unes parmi les plus belles ou les plus en vue, dans les courts aphorismes qui défendent sa morale, une morale purement individualiste et tournée vers l’expérimentation d’un nouvel ordre des choses, dans sa détermination à conduire sa vie selon ses choix, quel qu’en soit le prix à payer ou encore dans l’extrême minutie qui préside à son travail quotidien, nous voyons se forger la personnalité de Duchamp. Le roman restant en chantier, on ne peut lui donner un contour définitif, mais à travers quatre-vingts pages se dessine la silhouette de cet étrange artiste, qui fascine tant Roché.

 

 

            Au milieu de toutes ses activités - militaire et civile - Roché trouve le temps de travailler pour lui. Non pas au roman consacré à Marcel Duchamp, mais à différents autres textes. Il est correspondant du Temps et envoie plusieurs articles. Il envisage d’écrire pour le Feuilleton de ce quotidien en juillet 1917 et le projet d’un grand article sur la vie à New York, en novembre 1917[49]. Il aide aussi plusieurs de ses compatriotes à traduire et à récrire leurs textes, Copeau par exemple, pour un article à paraître dans le New York Times.

 

            Sa vie en Amérique l’incite à réfléchir et à étudier les fausses représentations françaises de ce pays. Il a ainsi l’idée d’un ouvrage sur l’Amérique, une idée qui le poursuit longtemps mais qui n’a jamais trouvé le commencement d’une réalisation.

 

            Il suit aussi de très près la première d’un drame lyrique : Le Sauteriot, écrit d’après la pièce d’Eduard von Keyserling et mis en musique par Sylvio Lazzari. Comment Roché rencontre-t-il Lazzari ? Comment naît le projet? Toujours est-il que c’est Roché qui doit adapter le drame, avec Martial Perrier. Le sauteriot, c’est le surnom que l’on donne à la petite Orti, fille naturelle du paysan Mikkel. Pauvre petite fille, battue, incomprise, elle doit soigner Anne, sa belle-mère qui a bien voulu l’adopter. Anne doit prendre quelques gouttes d’un très violent médicament. Mikkel a une sœur qui aime un beau jeune homme dont Orti est amoureuse. Les deux amoureux se disputent et Orti en profite et connaît son premier baiser. Mais elle a aussi promis sa vie contre celle de sa belle-mère à la Vierge, qui l’a acceptée. Lorsqu’elle rentre à la maison, sa belle-mère va mieux et Orti craint que l’échange ne soit en train de s’accomplir. Elle décide de lui donner une forte dose de médicament. Mais celui qu’elle pense être son amoureux s’est réconcilié avec sa promise. De désespoir, c’est elle qui avale la fiole.

 

            Drame de l’amour contrarié, à la limite du récit et de la légende, le texte est surtout travaillé du point de vue de la musique. La première a lieu à Chicago, en janvier 1918. Roché, évidemment s’y rend. Mais c’est surtout le verdict de New York qui importe. Le drame est monté le 11 février 1918. Des applaudissements, mais Roché note que le succès n’est pas éclatant. Le lendemain, la presse est peu favorable. Ce n’est pas le début de la gloire, donc. Roché ne se sent pas responsable de l’échec : c’est en France qu’il faudra voir. Ce sera fait deux ans plus tard. Le 8 avril 1920, l’Opéra Comique de Paris donne le Sauteriot. Là encore, le succès est limité et le spectacle ne passera pas l’été, au grand désespoir du compositeur.

 

            Peut-être est-ce dû à ses traductions de poèmes chinois ? On lui demande aussi de faire l’adaptation de The Yellow Jacket, la Tunique Jaune, une pièce à la manière chinoise, de Georges Hazelton et Benrimo, sur une musique de William Hurt. C’est une histoire fort compliquée de rivalité entre les deux femmes de l’empereur qui commence par ces mots :

 

                        Avec toute cette félicité d’importance personnelle, je suis pourtant malheureux car je                 possède deux femmes : une première femme et une seconde femme[50].

 

            Et les deux femmes sont rivales, la seconde voulant être la première, obtenant sa mort et celle de son fils, dont elle fait croire qu’il est difforme. Ce sera, au milieu des palais et des jardins chinois, la revanche et le triomphe de cet enfant. Il y a là un véritable mélange des genres qui doit être la manière chinoise, à moins que cela tienne d’un baroque un peu désuet. La pièce a été représentée à Londres, à Dusseldorf, à Munich, à Budapest, mais jamais à Paris, malgré plusieurs tentatives.

 

 

            Roché travaille aussi à un nouveau texte, annoncé depuis novembre 1917. Henri-Pierre Roché est toujours resté en contact avec la comtesse Franziska zu Reventlow et a échangé avec elle une importante correspondance. Elle reste un incroyable personnage. Son fils, que Roché a connu petit, a été enrôlé dans l’armée allemande, comme tous les jeunes de sa génération. Franziska décide de l’enlever et de le faire déserter. Elle entreprend alors une vaste opération pour parvenir à ses fins, s’installant à la frontière suisse, soudoyant plusieurs personnes, lançant plusieurs opérations qui échouent, jusqu’à cette dernière tentative qui fait passer Rodolphe au nez et à la barbe des sentinelles. L’évasion a suscité nombre d’articles qui rendaient compte du moral des troupes. Mais dans le mémoire que la comtesse envoie, et qui ne lui parvient que le 5 juin 1918, tout est extraordinaire : l’évasion, bien sûr, mais surtout l’expédition qu’elle suppose au préalable, les mensonges qu’il faut raconter, les permissions qu’il faut solliciter... Roché se lance dans la traduction et la réécriture de ce manuscrit de quatre-vingt-douze pages, qui  « s’annonce excellent ». Mais le projet n’a pas le temps d’aboutir, l’armistice étant signée avant la publication du récit. Cette partie des Mémoires de la comtesse de Reventlow ne verra pas le jour.

 

 

            Bien sûr Roché, loin de son havre maternel et presque conjugal, loin de Klara et Mno avec lesquelles il échange des lettres, n’est pas à l’abri de la séduction. A New York il a retrouvé Nuk II; il découvrira Nuk III. Woman aussi, une relation très sexuelle, comme Roché en a connu une avec Opia. Pallas, une vierge. Alisson, avec qui il travaille et Alissa qui est son amie. Mais surtout il y a Cligneur, qui n’est autre que Louise Arensberg. C’est arrivé sans que ni l’un ni l’autre s’en rende compte. L’intimité dans laquelle ils vivent déjà depuis que Roché séjourne à New York ne les rapproche pas d’abord. Pourtant Roché voit très souvent Louise, sans Walter, mais avec Béatrice Wood. Béatrice Wood est à cette époque amoureuse de Duchamp, qui ne veut pas d’elle. Elle se confie à Roché, qui devient son chaste confident, tout en étant très fréquemment avec elle. Et c’est dans cette atmosphère d’amitié qu’ils rejoignent souvent Louise. Celle-ci les entraîne plusieurs fois en voyage pour quelques jours. Le cérémonial est toujours le même, Pierre et Béatrice couchent chastement ensemble, Louise dans une autre chambre. Un soir d’orage, Pierre rejoint Louise pour la rassurer. C’est cette nuit-là qu’ils se découvrent, que Pierre comprend combien Louise n’est pas heureuse avec Walter, que sans le savoir, sans préméditation, il est tombé amoureux d’elle, et elle de lui. Et ce soir-là, ils se le disent. Pourtant Roché rejoint Béatrice dans sa chambre. Leur amour n’est consommé que plus tard, comme s’ils avaient le temps devant eux. Ce qui suffirait déjà à différencier Louise d’autres femmes américaines. Il y a chez Louise quelque chose d’autre qui sécrète non plus de la curiosité mais de l’amour. C’est elle, la rivale de Mno. C’est pour elle que Roché est peut-être prêt à tout abandonner. C’est pour lui qu’elle envisage de divorcer. Avec Cligneur, Roché connaît une de ses relations qui le transportent. Soulignons-le : il a des jouissances certainement plus vives avec d’autres. Il y a ici une alchimie entre les corps et les esprits, entre leurs regards posés sur le monde qui suggèrent qu’il se joue autre chose qu’une nouvelle expérience :

 

                        Lou - sp : jamais assez. Envie de sterben. Sp. si doux pur éthéré - comme on

                        s’habitue à être ensemble - contact silencieux - un bref moment de sl. Un

                        sommet de ma vie, volonté de ne pas perdre ça[51].

 

            Pour Cligneur, Roché pense s’installer en Amérique et y poursuivre la vie qu’il y a commencée. On ne sait pas comment évoluent les relations entre Louise et Walter, ni entre Walter et Roché. Mais Roché, jusqu’alors, si l’on peut dire, a toujours respecté le conjoint officiel de ses maîtresses. Un divorce, un remariage engagent autrement l’avenir qu’un simple adultère. Pourtant si Roché semble véritablement épris, rien dans son Journal ne le montre décidé à accepter les conséquences de ce qui n’est pas une aventure banale. Mno reste très présente, notamment lorsqu’il reçoit du courrier. Et quand elle l’appelle « mon mari », rien n’est plus sûr pour lui. Alors qu’il vient de passer une semaine avec Cligneur, il écrit :

 

                        Retrouverai-je une telle semaine ? Cligneur si beau, si tendre, sa seule voix au

                        phone guérit mes maux. En même temps faim infinie de voir la petite bouche de                                    Meno[52].

 

            Tant que la guerre dure et qu’il est employé à titre militaire, il n’a pas besoin de faire un choix : l’histoire l’opère pour lui. Mais dès lors que la guerre est finie...

 

 

c. La fin de la guerre.

 

            Dès l’armistice signée, Roché est chargé d’organiser la tournée américaine du colonel Reinach. Ce dernier se rend aux Etats-Unis pour présenter un cycle de conférences dont le but réel est de faciliter la venue de jeunes Américains en France. Entre le 27 novembre 1918 et le début janvier 1919, Roché s’informe des horaires de train, réserve des nuits d’hôtel, traduit à ses hôtes discours et toasts ... Il fait de nouveau office de secrétaire. Il entraîne son colonel dans un périple qui le conduit dans toutes les grandes villes des USA : Détroit, Chicago, Denver, Colorado Springs, Salt Lake City, San Francisco, Los Angeles, Albuquerque, New Orleans, la Floride, Boston, d’autres encore... A chaque fois, conférences et réceptions, visite des principales industries... Le colonel vient aussi voir comment se porte l’Amérique et quelle leçon il pourrait en tirer pour l’Europe. Roché joue, semble-t-il, à merveille son rôle d’attaché et d’intercesseur, et prend grand plaisir à guider son supérieur comme à découvrir une Amérique qu’il ne connaît pas ( c’est le cas avec Los Angeles, la ville des « movies »). Mais il ne reste pas inactif et demeure en contact avec New York. C’est à ce moment-là notamment que de Zayas, un de ces New Yorkais qui ont compris que la guerre avait bouleversé tout le paysage artistique mondial et qui, lui, possède la Modern Gallery à New York, pense organiser une grande exposition d’art contemporain français. Roché est enthousiaste pour ce projet et met à disposition son carnet d’adresses. Mieux : en rentrant à New York, il est chargé par son autorité militaire de s’occuper de cette exposition d’envergure. Le 2 février 1919, il embarque pour l’Europe où de Zayas l’a précédé. Il retrouve sur le bateau, et pour quinze jours, Darius Milhaud, officiellement secrétaire d’ambassade, de retour du Brésil et celui qui a été son ambassadeur, Paul Claudel... Claudel avec lequel Roché ne s’entend qu’à moitié. On profite de la présence de telles personnalités pour organiser des fêtes et un concert dont Roché est le « directeur artistique ».

 

            L’exposition pour laquelle il quitte l’Amérique ne verra jamais le jour, malgré les multiples démarches que Roché et de Zayas effectuent. Pour quelles raisons ? On l’ignore. Mais Roché marque sa déception et parle de son exposition « assassinée », sans doute par le Commissariat des Affaires de Guerre Franco-Américaines, dont il dépendait. Dont il dépendait car depuis le 20 avril 1919, sa mission est officiellement terminée (il avait déjà changé de statut, étant devenu attaché à titre civil au commissariat, le temps de son travail pour l’exposition). Roché, en France, est donc rendu à la vie civile.

 

 

d. France USA France.

 

            Après trois ans d’absence, Roché ne retrouve pas Paris comme il l’avait quitté. Les bouleversements sont divers et touchent tous les secteurs de la vie. Les deux dernières années ont durement affecté l’arrière, Paris entre autres, et à l’insouciance qui régna un certain temps a succédé une atmosphère plutôt sombre. L’armistice n’y a mis fin que partiellement. Mais une volonté de se défouler, de profiter de ce sursis que le hasard a accordé aux survivants fait de Paris, de Montparnasse, le lieu de la fête ininterrompue. Des bals s’organisent, en fonction des nationalités : le bal nègre, le bal russe, le bal suédois, et aussi le bal des Indépendants... C’est l’époque où Pascin invite qui veut bien se présenter chez lui. Une fois par semaine, il réserve un restaurant pour ses convives. En même temps, un vent nouveau souffle de l’est et certains, parmi les intellectuels, imaginent qu’il s’y passe des événements importants, non seulement dignes d’intérêts mais en plus chargés d’un nouvel espoir pour un nouveau monde débarrassé des guerres. Car, malgré la victoire, on supporte mal un monde qui a généré cette horreur. Sur le champ des ruines politiques s’invente déjà un nouvel ordre. Roché n’est pas insensible à cette nouvelle donnée politique dont l’onde de choc n’a pas fini de se faire sentir en France et en Europe. Sur le bateau qui le ramène en France au mois de septembre après un court séjour aux USA, il a ces mots définitifs :

 

                        Devant de nombreuses exigences des gens riches qui m’entourent, je me sens

                        bolcheviste : il faut un changement radical, le renversement des positions[53].

 

            Il avait déjà noté une telle prise de position quelques mois avant, et qui ne concernait pas seulement l’ordre politique et social :

 

                        Les vieux points de vue dégoûtent, inertes et stériles[54].

 

            L’histoire montre combien Duchamp a raison : tout est encore à inventer. Il est évident que le monde n’est plus tout à fait ce qu’il était, ni ce qu’il devrait être. La vie après la guerre, après cette guerre ne peut pas être tout à fait la même. Roché le sent bien qui s’impose de nouveaux objectifs, en prenant de nouvelles résolutions :

 

                        Je veux maintenant affirmer par des actes les fruits de mes méditations. Si

                        j’échoue, il sera toujours temps de rentrer dans la méditation et l’écriture[55].

 

            Cette curieuse phrase qui oppose action et écriture montre dans quel état d’esprit se trouve Roché. Il va avoir quarante ans et n’a à peu près rien fait de sa vie qui vaille à ses yeux qu’on s’arrête sur lui. Il sent aussi certainement qu’est à l’ordre du jour un bouleversement intellectuel considérable et il en a déjà eu un avant-goût avec les travaux de Marcel Duchamp. Roché voudrait faire. Que faire, justement ? Méditer et écrire ne sont qu’activités passives, oisives. Faire. S’affirmer par des actes. Les grandes déclarations se heurtent parfois à la réalité économique qui s’impose, à Roché en particulier. Ou alors est-ce là son « faire » ? Roché, à Paris, reprend sa vie d’avant-guerre. Mais les besoins financiers sont pressants car la guerre a ruiné les petits rentiers, dont les Roché. La question financière prend le pas sur les autres rapidement, obligeant à trouver un moyen, des moyens pour subvenir à ses besoins. Il continue sa collaboration avec des journaux, notamment l’Excelsior qui l’envoie couvrir la Conférence de la Paix à Versailles. Il tente également de se rendre en Allemagne, toujours pour le même journal, mais des pressions venant du Ministère des Affaires Etrangères l’empêchent de partir pour Berlin, compte tenu des événements violents qui s’y déroulent.

 

            Roché poursuit ses projets de publication: il cherche un éditeur pour son Don Juan, trouve Albin Michel, signe un contrat qui ne sera pas tenu. Il lui faudra encore patienter et continuer à polir son œuvre.

 

            Il a retrouvé aussi tous ses amis, ceux qui sont restés à Paris, ceux qui sont rentrés des USA. Et la vie semble reprendre : Picasso, Picabia, Satie, Cocteau... tous, sauf Apollinaire, sont au rendez-vous, parfois mutilés, comme Blaise Cendrars, Braque ou Léger. Tous, si l’on excepte les Allemands. Les nuits reprennent, les rencontres aussi. Roché est de plus en plus sûr de lui pour la peinture. Il n’hésite plus à montrer sa collection, et reçoit ainsi Gide le 13 mai 1919, puis le 1er Novembre 1919, qui vient voir les Laurencins et les Perdriats. Gide finira par acheter un Laurencin. Marie vit toujours en Espagne, à cause de son mariage avec Otto Von Wätjen, et Roché se rend pour elle en Allemagne afin de rapporter des toiles qu’elle avait laissées là-bas. C’est l’année suivante que Roché en vend six à John Quinn, dont il devient formellement le conseiller avec pour mission de dénicher des « œuvres dignes des musées ». John Quinn donne là un ordre de mission paradoxal à Roché : aucun musée ne voudrait des toiles que Quinn achète sur les conseils de Roché. C’est pourtant celles-ci qui vaudront le plus cher quelques années plus tard. C’est ainsi qu’il devient le propriétaire des plus grands maîtres du moment, et qui le resteront. C’est ainsi qu’il se porte acquéreur de nombreuses sculptures de Brancusi, l’ami de Roché, à partir de 1914; il en devient l’un des principaux mécènes. Quinn, qui peut capitaliser, représente une part du rêve américain : il achète tout, avec une confiance exceptionnelle en Roché, mais aussi, comme en témoigne sa correspondance, avec un goût très sûr et un sens de l’achat et donc de la négociation très fort. Le commerce de peinture s’annonce donc, pour Roché, comme un travail qui compense le manque d’argent dû aux suites de la guerre. Mais il ne peut y avoir de mauvaises interprétations à ce commerce lucratif : Henri-Pierre Roché n’est pas un marchand, c’est un artiste. D’autres construiront des fortunes là où lui sert d’intercesseur. Certainement Roché aurait gardé des toiles de Braque ou de Picasso qui sont achetées grâce à son intermédiaire par Quinn. Mais il les aurait gardées pour le plaisir. Bien sûr, il gagne ainsi de l’argent. Jamais en qualité d’agent exclusif. Roché remet toujours dans le circuit de la peinture l’argent qu’elle peut lui rapporter. Pourtant, la collection qu’il finit par posséder, comme le nom des peintres qu’il contribue à faire découvrir, en France mais surtout à l’étranger, auraient pu  rapporter gros. Mais décidément l’argent n’intéresse pas Roché. Il n’aime que le plaisir et l’émotion de toiles qu’il a réussi à éclairer.

 

            Il ne se contente pas de ce commerce. Il rêve de retourner aux Etats-Unis, de retrouver Cligneur. Pourtant les retrouvailles avec la France ont été bonnes : Roché reprend ses habitudes. Clara ne semble pas trop affectée par la guerre, même s’il lui a fallu prendre trois pensionnaires dans l’appartement du boulevard Arago. Mno, fidèle pendant ces quarante mois de séparation, l’aime toujours autant et a toujours autant besoin de lui. Et Janot, qui a trois amants et un fiancé, et Françoise, son amie qui ne craint rien tant que d’être seule dans son lit et rejoint celui de Janot et Pierre. Janot connaîtra un « incident », mais Roché ne peut se sentir responsable : comment savoir qui, avec Janot ?

 

            Dès qu’il le peut Roché repart pour l’Amérique. Puisque l’exposition n’a pas lieu, c’est comme secrétaire de Grosclaude, un homme d’affaire rencontré début juin, qu’il s’embarque le 19 juillet 1919. Il est d’abord installé au Ritz-Carlton, travaille comme employé de bureau. Mais une fois sa tâche achevée, il retrouve la ville qu’il aime tant. Ce voyage n’est pas sans nostalgie. Certes l’émotion des retrouvailles avec Louise Arensberg est forte, mais c’est aussi un épisode qui s’achève sans que ni lui ni elle le sache. Les deux personnalités sont trop fortes pour s’accorder longtemps et Roché, amoureux de New York, a aussi réussi son retour à Paris. Même Pallas perd de l’intérêt, une fois qu’elle s’est donnée à lui. Et puis, avec la fin de la guerre, la fête est finie, chacun est retourné chez soi. Lorsque le 18 septembre il remonte sur le bateau, il s’avoue content de revoir Marcel Duchamp à Paris. Paris  qui malgré l’épisode américain demeure son point d’attache, le restera toujours.

 

            Le retour en France est l’occasion de faire aboutir un projet, d’en mettre d’autres en chantier. Alors qu’il se rend dans la maison que Janot possède à la Bastidette, près de Gaillac, il projette d’exporter du vin de Gaillac aux Etats-Unis et devenir ainsi un homme d’affaire. Mais c’est son travail d’écriture qui lui tient le plus à cœur. Il vient d’avoir l’idée de l’ordre des nouvelles pour son Don Juan : il opère une nouvelle sélection, inclut de nouveaux textes, en supprime d’autres, comme  ce Don Juan et les Deux Sœurs, qui n’est autre qu’une première version de Deux Anglaises et le Continent. La première partie comprendra  « tout le primitif »; la deuxième « toutes les petites choses »; la fin « la mythologie ». Et c’est au moment où l’Opéra Comique représente le Sauteriot que Roché accepte un nouveau contrat en avril 1920 avec les éditions de la Sirène, pour Don Juan qui enfin voit le jour. Il est signé du pseudonyme Jean Roc, après bien des hésitations, pour ne pas chagriner sa mère qui n’est pas très fière des aventures que raconte son fils. Mais treize ans après le premier texte consacré à ce personnage, le recueil est finalement imprimé. Il n’aura aucun succès, sinon d’estime parmi les amis de Roché qui le lisent. Seul témoignage important : celui de Freud, de Sigmund Freud, qui dans une lettre datée du 1er mars 1927 note combien sont proches les sources auxquelles s’abreuvent l’artiste et l’analyste.

 

 

            A quarante ans, Roché n’est donc pas installé dans la vie : que ce soit pour son travail ou pour ses amours, rien ne semble définitivement engagé. Il cède d’ailleurs à toutes les tentations : s’il ne repart pas aux USA au printemps 1920, c’est seulement parce que Cligneur n’est pas à New York à ce moment-là. Il s’est proposé d’être l’initiateur sexuel de Jean-Paul, le fils de Janot, et il prend son rôle très au sérieux. Il continue de humer l’air du temps. Il assiste à des soirées Dada, organise des rencontres entre Duchamp et Satie, entre Satie et Brancusi. Et lorsque Marie Laurencin a enfin le droit de rentrer, c’est lui qui s’occupe d’elle au début. Il ne semble pas que l’évolution de Roché soit très nette, malgré des années de guerre particulièrement riches. Pourtant, deux personnes s’imposent dans sa vie : par sa présence, Marcel Duchamp; par son absence, Franz Hessel. Et c’est ce dernier qu’il choisit de rejoindre, le 10 juillet 1920, après son départ avorté pour New York.

 

 

 



[1] « Adieu, brave petite collection ! », in L’Œil, Mars 1959.

[2] Journal, inédit,en date du 19 décembre 1905.

[3] Ibid., en date du 13 avril 1906.

[4] On trouve ces informations dans le Journal de Roché de 1919. Rappelons qu’en 1903 Roché ne tient pas de journal.

[5] Poème écrit entre le 20 décembre 1903 et le 5 janvier 1904. Geneviève est un des pseudonymes dont Roché baptise Germaine.

[6] Noté le 18 octobre 1903.

[7] Réflexions notées dans un curieux poème de 1903, intitulé Autobigraphie (sic).

[8] André Salmon Souvenirs sans fin, , NRF, Gallimard, 1955, page 228.

[9] Georges Auric, Quand j’étais là, Grasset 1979. Le compositeur consacre un chapitre de son autobiographie à Henri-Pierre Roché.

[10] Des fleurs font une broderie, paroles d’Henri-Pierre Roché, op.35 n°1, copyright 1927.

[11] Réponse d’un époux sage, paroles d’Henri-Pierre Roché, op.35 n°2, copyright 1927.

[12] L’origine de ce pseudonyme nous est inconnue.

[13] Manuscrit de Toby et Barnett, inédit.

[14] L’origine de ce pseudonyme nous est également inconnue.

[15] Le Collectionneur et Soniasse, in L’Ermitage, novembre 1904.

[16] Toutes ces indications, comme un certain nombre d’autres concernant Franz Hessel, sont empruntées à la thèse de doctorat de Madame Karin Ferroud : Franz Hessel, une vie d’ écriture, 1994, ainsi qu’au livre de Monsieur Manferd Flügge : Le Tourbillon de la vie, Albin Michel, 1994.

[17] Journal, inédit, en date du 16 novembre 1906.

[18] Ibid., en date du 22 novembre 1906.

[19] Ibid., en date du 13 décembre 1906.

[20] Cité par Karin Ferroud, op.cit., page 121. « Avril à mi-mai, l’époque Franz-Roché - puis l’époque Roché. »

[21] Journal, inédit, de 1907, sans date précise.

[22] Ibid., en septembre 1907.

[23] Ibid., en décembre 1907.

[24] Sexe et Caractère, Otto Weininger, 1903, traduction 1975, L’âge d’homme, page 61.

[25] Ibid., page 166.

[26] Ibid., page 62.

[27] Journal, inédit, fin 1907 ou début 1908. Gisèle est l’un des prénoms donnés à Luise Bücking dans le Journal.

[28] Ibid., début 1908. P.h. est l ’abréviation de « petit homme », qui est le terme usuel chez Roché pour désigner le sexe masculin, le sien en particulier.

[29] Ibid., en date du 23 décembre 1909.

[30] Ibid, en date du 10 février 1909.

[31] Helen Hessel, in : Letzte Heimkehr nach Paris, rapporté et traduit par Karin Ferroud, op.cit., page 140.

[32] Monsieur Arisse, in Mercure de France, daté du 1er mai 1907.

[33] Pariser Romanze, de Franz Hessel, paraît en 1920. On trouve la traduction française, sous le titre Romance Parisienne, chez Maren Sell, 1990.

[34] Henri-Pierre Roché, Don Juan et ..., ici: Don Juan et Vénus, Edition de la Sirène,1920. André Dimanche a republié ce texte en 1994.

[35] Ibid., Don Juan et son plafond.

[36] C’est au moins ce que rapporte René Delange, l’ami de Roché, journaliste à L’Excelsior. Roché consigne cette information le 23 juin 1921, in  Carnets, op.cit.

[37] Journal, inédit, en date du 31 janvier 1915.

[38] Ibid., en date du 1er septembre 1916.

[39] Témoignage rapporté dans Les Heures Chaudes de Montparnasse, de Jean-Marie Drot, Hazan, 1995, page 51.

[40] Journal, inédit, en date du 16 mai 1916. Paul Rosenberg est un marchand d’art.

[41] Ibid., en date du 1er août 1916.

[42] Roché, au moment de la réception de Cocteau à l’Académie Française, écrit cet aphorisme : « pour Jean Cocteau : La présence d’esprit est parfois une absence d’âme. »

[43] Journal, inédit, en date du 26 décembre 1915.

[44] Henri-Pierre Roché, Souvenirs sur Marcel Duchamp, dans le livre de Robert Lebel: sur Marcel Duchamp, Trianon Press, Paris 1959, page 79.

[45] L’année 1917 est une des années au cours desquelles Roché ne tient pas son journal, mais note très brièvement des événements, des noms essentiellement sur un minuscule agenda avec trois jours par page.

[46] Ces deux citations sont tirées de The Blind Man, n°2, New-York, 10 avril 1917.

[47] Nous n’avons pu consulter ce numéro.

[48] Souvenirs sur Marcel Duchamp, op.cit., page 86.

[49] Nous n’avons trouvé trace ni de l’un ni de l’autre dans les numéros de 1917 et 1918 du quotidien Le Temps.

[50] La Tunique Jaune, manuscrit déposé au HRHRC.

[51] Journal, inédit, en date du 18 mars 1918. Le Journal de Roché est codé. Sp est mis pour spend, c’est-à-dire jouir, et sl est là pour sleep. Sterben veut dire mourir en allemand.

[52] Ibid., janvier 1919. Cligneur, Louise Arensberg, est masculin dans le Journal. Phone est mis pour téléphone. Meno est une variante de Mno, de Germaine Bonnard donc.

[53] Ibid., en date du 18 septembre 1919.

[54] Ibid., mars - avril 1919.

[55] Ibid , mars - avril 1919.