Roché, malgré un nombre conséquent de voyages, de maîtresses, d’activités
littéraires et artistiques, mène au fond une vie relativement calme et
particulièrement bien réglée. Son emploi du temps est géré avec soin, évitant
le mélange des genres et les rencontres intempestives. La hiérarchisation de
ses activités fait que sa vie est exemplaire par son aspect ordonné. L’ensemble
repose sur un statu quo qui lui
laisse une entière liberté tout en évitant de blesser les gens et en préservant
les bases nécessaires à sa vie. Le triangle féminin le soumet parfois à de
rudes pressions et lui fait traverser des zones de turbulence, mais surtout il
lui assure le confort de son plaisir : une aventure quasi conjugale, une
maîtresse exigeante, des expériences intéressantes. Sa mère est présente, et
fortement, dans sa vie. Les heurts sont fréquents, mais il revient toujours
boulevard Arago. C’est le lieu de son travail, le lieu où il prend du recul par
rapport à ses conquêtes, le lieu où il retrouve sa mère. Sans doute n’a-t-il
pas conscience de cet ordre sous-jacent, lui qui parle sans cesse de sa
dispersion. C’est qu’il ne sait pas encore que ce bel organigramme va exploser
après l’arrivée d’Helen Hessel dans sa vie. On entre dans ce que très justement
Bassiak - Serge Revzani - a intitulé « Le
Tourbillon », chanson du film de François Truffaut[1]. C’est le tourbillon de la vie de Roché qui
commence ici. Comme tout tourbillon, il entraîne tout ce qui se trouve sur son
passage, pour le déposer un peu plus loin, le reprendre et l’entraîner encore.
La vie de Roché se lit comme un problème de géographie, d’espace entre la
France et l’Allemagne de l’après-guerre. C’est aussi un problème de temps : le
26 janvier 1922, Roché note cette phrase dans son Journal :
Il me vient à l’idée d’établir un
tableau des faits, des accords et des désaccords essentiels, mois par mois avec Luk depuis
août 1920.
C’est ce tableau des faits que nous avons tenté d’établir ici.
Roché arrive en Allemagne le 11 juillet, mais ne se rend pas directement
chez les Hessel. Il passe d’abord par Marbourg où il retrouve Wiesel - Luise
Bücking - que la guerre a particulièrement affectée. Ses deux parents morts,
c’est elle qui dirige la maison où Franz et Pierre ont été reçus en 1907. Elle
souffre des privations qui touchent tous les Allemands. Pourtant Wiesel a gardé
le calme qui la caractérisait. Il reste entre eux, après une absence de sept
ans une grande intimité, une grande sympathie. Roché quitte Marbourg et Wiesel,
après dix-sept jours de calme bonheur. Il sent bien d’ailleurs qu’il pourrait
passer là toute sa vie, comme il pourrait le faire avec Mno également.
Le 28 juillet, Roché arrive à Francfort, puis se rend à Baden-Baden où
l’attendent Thankmar de Münchhausen, que Franz et Pierre appelle « le
Frangin », et Marie Laurencin, qui ne peut toujours pas rentrer en France.
Son mari est là aussi, qui facilite sa liaison avec le Frangin. Tous se rendent
à Munich où les attend Rudolf Levy, le peintre que Roché a bien connu à
Montparnasse. C’est d’ailleurs chez lui qu’il loge en attendant que Franz
vienne le chercher. Avec Levy et le Frangin, Roché parle de tout : de
l’Allemagne, de littérature, de peinture, bien sûr. Ils se remémorent leurs
sorties parisiennes. Ils parlent sûrement de Franz et Helen. Franz et le
Frangin ont échangé une grande correspondance, le Frangin a été l’amant
d’Helen, il connaît bien leur situation. Il est très probable qu’il en informe
Roché.
La naissance d’Uli - le surnom d’Ulrich Hessel, le premier enfant de Franz
et Helen né à Genève le 27 juillet 1914 - a été difficile. Les forceps ont été
nécessaires, la tête a été touchée, et son corps en gardera la trace, puisque
Uli sera handicapé, son côté gauche se développant moins bien que le droit.
Quelques jours après la naissance, la guerre est déclarée et Franz se fait un
devoir de rejoindre son régiment, laissant seuls femme et enfant. Pour Helen,
cet abandon signe la fin d’un amour. A la guerre, Franz accepte toutes les
tâches, laissant les autres disposer de lui. Il est d’abord envoyé sur le front
Ouest, puis sur le front Est. Il écrit ses souvenirs, et malgré la guerre, son
idée d’une entente par-dessus les frontières. Il raconte sa vie à Paris, ce
paradis terrestre où il a rencontré sa femme et son meilleur ami, et dont il a
été chassé.
La guerre de Franz n’a rien d’héroïque : il n’est pas un héros. C’est
encore une source de malentendus entre Helen et lui lorsqu’il revient en
permission à Berlin, où ils habitent. Helen attend un soldat, elle ne trouve
qu’un pauvre homme fatigué. Stephan naît en 1917, fruit d’une permission.
A la fin de la guerre, Franz rentre à Berlin et prend un emploi de bureau.
La dévaluation, les conséquences de l’après-guerre ont diminué considérablement
le train de vie des Allemands, des Hessel en particulier. Et l’attitude de
Franz met Helen hors d’elle. Après avoir tenté de se faire un nom dans la
peinture, en exposant un tableau à la « Sécession », après avoir
envisagé d’acheter une ferme sans avoir les moyens de le faire, Helen quitte le
domicile conjugal à la fin de l’automne 1919 pour aller « de l’autre côté
des montagnes » selon la formule qu’emploie Franz pour en parler à ses
enfants[2].
Helen devient employée de ferme, mène la vie très dure des paysans, y trouve du
plaisir. Elle a déjà eu plusieurs amants quand elle était à Berlin, notamment
le Frangin que Franz tolérait. Elle est la maîtresse d’un fermier pour lequel
elle travaille.
Pendant ce temps, Franz quitte Berlin. Il emménage dans un chalet des
environs de Munich, dans la vallée de l’Isar. L’endroit est nommé
Hohenschäftlarn, il est remarquable pour sa beauté et son calme. Les enfants
grandissent dans ce cadre idyllique sous l’autorité d’Emmy Toepffer, la
gouvernante. Munich est à une demi-heure de Hohenschäftlarn en train, et Franz
s’y rend souvent, retrouvant là plusieurs de ses anciens amis de Schwabing ou
encore des habitués du Dôme. A Munich habite aussi Johanna, que tout le monde
appelle Bobann, la sœur d’Helen - qui a épousé la veille de la guerre Alfred,
le frère de Franz, sans jamais partager sa vie. Hessel travaille à une
traduction de L’Iliade, met en
chantier celle de De l’Amour de
Stendhal, et achève la rédaction de Pariser
Romanze, que l’éditeur Ernst Rowolt publiera à la fin de 1920.
Helen retrouve sa famille en mai 1920. Elle explique qu’elle a été
irrésistiblement attirée par ses enfants. Il est vrai qu’elle est une mère très
possessive, jalouse de ses enfants qu’elle adore. Ulrich Hessel expliquera bien
plus tard combien la force de cet amour lui a été utile. Franz accepte son
retour qui ne correspond pas pour autant à un retour à la vie conjugale, Franz
et Helen faisant désormais chambre à part.
Le 5 août 1920, Henri-Pierre Roché
retrouve à Munich Franz Hessel :
Franz arrive chez nous à 11 heures.- De loin
je reconnais sa silhouette et sa marche, moins
traînante qu’avant la guerre. - Je cours au-devant de lui dans la prairie. -
Nous nous embrassons,
sur la bouche vite et naturellement. Nous ne nous sommes pas vus depuis 1913, sept ans - rien
n’est changé[3].
Ni la guerre ni le temps ne
paraissent avoir altéré leur relation et la conversation, leur occupation
favorite, reprend, semblant n’avoir jamais été interrompue. Les sujets ne
manquent pas : souvenirs, récits du temps de la guerre, dernières découvertes
et derniers travaux, et même un projet de revue franco-allemande, ce qui, dans
le contexte, est particulièrement révolutionnaire. Ils retrouvent aussi les
lieux de leur premier séjour commun de 1907. Ils restent à Munich pendant cinq
jours, renouant avec le rythme de leur vie d’autrefois.
Le 10 août, ils rejoignent
Hohenschäftlarn. Ils rencontrent dans le train Albert Koch, l’archéologue qui a
initié Franz et Pierre à l’archéologie grecque, et qui soigne un poumon malade
non loin de chez Franz et Helen. Franz l'accompagne, et Roché descend seul à la
gare de Hohenschäftlarn. Helen l'attend, il la trouve embellie et sent une
force particulière en elle. L'accueil est chaleureux, les enfants qu'il
découvre sont beaux, malgré l'infirmité d'Uli. Roché s'installe chez
l'aubergiste du village, non loin du chalet des Hessel. Dès le lendemain s'instaure
entre les deux hommes l'habitude de converser longuement : Franz vient
chercher Pierre à l'auberge, et ils restent tous deux plusieurs heures à
parler. Particulièrement Franz qui fait le récit de son mariage raté avec
Helen.
Roché est tout de suite en
admiration devant Helen : il remarque immédiatement l’emprise qu’elle a
sur la maison, régissant tout, de l’intendance aux jeux, des discussions aux
visites à prévoir. Elle met une rage particulière à vouloir guérir Uli et
éblouit Roché, par cette volonté instinctive de mère, presque sauvage. Il a
vite remarqué aussi le peu de place laissée à Franz. Il a accepté le retour
d’Helen et sa seule présence lui suffit. Lui aussi se soumet à son autorité.
C’est cette personnalité hors du commun qui se révèle aux yeux de Pierre. En
fait, Helen est presque une inconnue pour lui et ce qu’il découvre le
fascine :
Il me semble que je pourrais aimer Hel. - sa
force, sa franchise, ses contradictions[4].
Mais en même temps que cette
attraction, Roché sent bien les complications et la difficulté d’une telle
entreprise. Le même jour, il dit à Helen :
Je
ne peux pas m'expliquer à vous. Nous ne sommes pas sur le même plan.
Sans doute ce qui se passe ensuite
se dispense d’explications. Pierre est un expérimentateur et la difficulté
n’empêche pas de céder à la tentation. Helen est sûrement agacée de la trop
grande intimité de Franz et Pierre qui les détourne d’elle. Tout s’enchaîne
alors très vite : le l7 août, elle annonce qu'elle veut parler à Roché. A dix
heures du soir, ils partent tous deux, et, au cours d’une longue promenade,
chacun raconte sa vie à l'autre. Sa vie, au moins autant qu'il veut que l’autre
la connaisse. En la raccompagnant au chalet, Pierre effleure les lèvres
d'Helen. Et s’ils étaient d’accord pour ne pas hâter les événements, les
circonstances en décident autrement : le lendemain, ils échangent leurs
premiers baisers dans une promenade au clair de lune qui réunit, outre eux
deux, Franz et Fanny[5], qui reste hostile à Roché et est choquée par leur comportement. Le
lendemain s'échangent entre eux des caresses qui vont au-delà du simple flirt,
et qui sont le véritable départ d'une connaissance intime des corps.
Franz accepte, conseille même. Il
sent Helen prête à repartir malgré son attachement pour ses enfants. Koch, qui
réside à côté de Hohenschäftlarn, semblait tout désigné pour être le prétexte à
une nouvelle aventure. Et Helen joue à mettre en balance Pierre et Koch. S’il a
son mot à dire, Franz préfère Pierre. Mais Pierre aussi joue.
Le 20 août, il se rend à Munich et
loge chez la sœur d'Helen, Bobann. Ils échangent au cours de la soirée quelques
« kisses », selon l’expression de Roché, et quelques caresses très
intimes puisque Pierre veut « connaître sa forme intérieure ». Il se
retire rapidement, en tout cas avant de jouir. Pierre n’a pas prévu de
rapporter à Helen ce qu’il a fait. Bobann est une des femmes qui, dans le
triangle féminin de Roché, ne comptent qu’au titre de l’expérience. Avec Helen,
cela peut être autre chose. Mais Fanny a eu vent de l’histoire et met en garde
Helen contre son amant volage. Ce sera la première crise entre eux. Helen,
implacable, questionne, refuse d’entendre les réponses, se sent trahie. Son
flirt avec Koch ne peut être mis sur le même plan. Mais c’est de Koch qu’elle
veut se servir pour assouvir sa vengeance. C’est une des faces du système
d’Helen : rétablir l’équilibre, c’est-à-dire punir par là où on a péché,
agir là où cela blesse autant qu’elle a été blessée. Roché voit les ravages de
cette crise, la première qu’il subit. Il avait déjà vu Helen manifester sa
grande force de caractère lors de son saut dans la Seine, en 1913. Mais ce
geste ne lui était pas destiné et il l’avait trouvé beau. Il y a aussi une
certaine forme de beauté dans l’expression de la colère d’Helen. C’est ce qui
continue de séduire Pierre, qui tente d’expliquer, de parler, de justifier.
Helen finit par se calmer. Ce sera une de leurs plus grandes nuits d’amour. Au
paroxysme des intentions menaçantes succède le paroxysme de l’amour. Mais Helen
a la rancune tenace et elle veut s’assurer qu’il n’y a rien entre sa sœur et
son amant. Elle organise une soirée à laquelle se joint l’amant en titre de
Bobann et, dans cette situation, multiplie les provocations à l’égard de Roché.
Celui-ci demeure insensible et ne tombe pas dans le piège d’Helen. Mais il
comprend que cette relation demande plus d’attention que les autres car Helen
est exigeante. Helen, c’est la fin de la calme vie de Pierre.
Roché doit partir pour ses affaires
et retrouver Wilhelm Udhe, collectionneur et habitué du Dôme, ainsi qu'Otto
Kahn, collectionneur de tableaux également. Ce voyage professionnel,
pourrait-on dire, dure une semaine. Pendant l'absence de Roché, Helen rencontre
fréquemment Koch, le faisant souffrir, mais lui donnant aussi, le 2 octobre, un
plaisir réel. Elle part faire une course en montagne le jour où Pierre doit
revenir, supportant mal son indécision et en même temps son assurance. En
rentrant le soir, elle déloge Franz de sa chambre, malgré ses protestations et
y installe le grand lit, pour Roché et elle. La vie reprend.
Mais dès le 6 septembre, Helen veut
s'installer à Munich, pour pouvoir travailler à un spectacle de danse
qu'encourage fortement Roché. Ils trouvent refuge dans la pension située sous
l’appartement de Bobann et vont vivre là une splendide période d'amour, où les
journées entièrement passées au lit ne sont pas rares. Les jours s’écoulent à
parler d’amour et à écrire des articles. Libres de préjugé, ils acceptent que
Bobann les dessine faisant l’amour.
Uli est malade, des furoncles
sans gravité qu’Emmy et Franz soignent, mais Fanny, qui rend souvent visite à
Helen, exige d'elle qu'elle choisisse entre Pierre et ses enfants. Pierre
proteste, mais Helen ne choisit pas vraiment : elle décide de rentrer à
Hohenschäftlarn avec Roché, qui suit. Les enfants ou les amants, telle est
l’alternative que Roché voudrait dépasser. La première crise, les forts moments
d’amour qu’ils ont déjà passés ensemble lui ont montré que son histoire avec
Helen allait être autre chose qu’une simple passade, qu’il s’agissait
d’inventer un nouveau mode de relation qui permette d’assumer cet amour
débordant sans faire souffrir tous les protagonistes, qu’ils soient
volontaires, comme eux deux, ou involontaires comme Franz et Mno. Pour cela, il
faut trouver de nouvelles règles de jeu.
Deux jours après son retour, le 13
septembre, alors que les deux enfants vont bien, Helen décide de retourner à
Munich. Mais sur le quai de la gare se produit un accident. Lorsqu’arrive la
locomotive, Helen danse sur la voie. Une danse qui semble défier la machine en
même temps que Pierre, et Franz qui les accompagne. Un geste qui cherche à
prouver sa force et sa détermination, qui manifeste son existence. Comme un
saut dans la Seine. Helen sait nager, et le saut dans la Seine est une
provocation réussie. Elle est moins rapide à la danse et l’attrait des lumières
de la locomotive l’empêche de sauter sur le côté assez tôt. La locomotive a
répondu au défi et heurté Helen. Elle est blessée, perd connaissance, est
ramassée par Franz et Pierre. Elle décide pourtant de partir, malgré les
conditions difficiles de voyage. Elle répète pendant tout le trajet:
« J'ai soif. Tu m'aimes ? ». Roché la soigne et la surveille.
L'accident ne laissera aucune séquelle physique.
S’ils jouissent de Munich (Roché en
profite notamment pour rencontrer Paul Klee), ils retourneront vite à
Hohenschäftlarn : le 18 septembre, ils sont au chalet, où ils poursuivent
leur histoire d'amour. La vie s'organise maintenant assez bien dans la maison.
La gouvernante, Emmy, n'est pas choquée par l'irruption de Roché, les enfants
s'amusent, Franz travaille, et entre deux caresses, Hélène invente de nouvelles
activités pendant que Pierre fait son courrier et écrit des poèmes évoquant
leur situation, comme celui-ci:
J'aime ton mari plus que moi-même
Et je t'aime plus que moi-même.
Et ton mari m'aime
Et vous ne dormez plus ensemble
Et tu dors avec moi.
Il t'a fait deux
enfants, c'est assez.
Et j'aime vos deux
enfants
Et j'aime quand vous causez ensemble.[6]
C’est une véritable histoire à trois
qui s’installe. Pierre et Helen, les amants. Franz et Helen, le mari et la
femme, la femme qui n’abandonne pas totalement son mari. Pierre et Franz, les
amis que rien ne peut séparer. Roché fait toujours attention à de possibles
enfants, mais il arrive des accidents. Surtout la prudence qu’il affiche en la
matière exaspère Helen, qui bouscule ses habitudes. Roché s’interroge sur la
paternité. Franz le met en garde. Helen pense que leur histoire exige un
enfant. La question concrète de l’enfant fait de nouveau irruption dans la vie
de Roché. Plusieurs maîtresses en ont voulu de lui, Mno et Janot ont dû se
faire avorter. Chaque fois, Roché a donc évité de prendre cette responsabilité.
L’idée n’est pas déplaisante, tant qu’elle demeure abstraite :
Quid
then ? Je désire l'enfant, plutôt plus tard.[7]
Mais la question prend un tour très
concret : Helen est enceinte. Et c'est au moment où elle décide d'aller
voir un médecin que, en jouant, Roché se déchire les ligaments du genou
( le même genou qui a permis sa rencontre avec Violet Hart ) :
il est cloué au lit pour une semaine au moins. Helen part seule à Munich,
rencontre le médecin qui confirme la grossesse, obtient l'autorisation légale
de se faire avorter à cause des antécédents familiaux (il y a plusieurs cas de
folie dans la famille Grund). Ce n'est pas la première fois qu'Helen subit un
avortement. Elle y a recouru au moins deux fois auparavant, dont la dernière au
début de l'été, pour ne pas avoir de troisième enfant avec Franz. Le médecin
d'ailleurs la réprimande.[8]
Roché est totalement absent du choix d’Helen, très indécis sur ce
qu'il convient de faire. Helen, elle, prend ses responsabilités et le 30
septembre, elle avorte pendant qu'à Hohenschäftlarn, Roché relit De L'Amour... Le 2 octobre, Helen rentre
au chalet, affaiblie. Elle n’en veut pas à Pierre de l’avoir laissée seule face
à cette décision : sans doute est-ce ce qui est déjà arrivé avec Franz. Et
c’est une façon pour elle de manifester sa liberté. Mais la question de
l’enfant devient le centre de l’amour de Pierre et Helen. En effet, deux jours
après le retour d’Helen, Roché écrit dans son Journal :
Besoin
irrésistible de faire un fils nous deux.
L’aspect théorique de cette
question, son report systématique dans un lointain hypothétique laissaient à
Roché sa liberté. Ici, s’il n’est pas touché par l’instinct paternel, il
comprend que l’enfant est l’enjeu de son amour pour Helen. Helen qui n’est décidément
pas une maîtresse comme les autres. Car derrière cette exigence de maternité
comme fruit vivant de leur amour se profile celle de l’exclusivité et de la
fidélité. Jusqu’alors, Roché n’avait pas à se poser cette question, étant
entendu que Mno restait dans sa vie. Il n’en parlait pas ou lorsqu’il en
parlait, c’était pour prévenir sa maîtresse de son existence. Et lorsque
celle-ci se posait en rivale, Mno triomphait toujours. Roché a bien parlé de
Mno à Helen. Mno désormais surnommée « 17 », parce qu’il y a dix-sept
ans qu’il a fait sa connaissance. Mais la subtile dialectique de Roché qui veut
que Mno soit l’égale de Franz échappe à Helen. Et l’enfant que veut Helen de
Pierre doit incarner cette différence de traitement.
La fin du séjour de Roché à
Hohenschäftlarn et à Munich se passe dans les hauteurs de l'amour et des plans
pour l'avenir, l'avenir du fils, notamment. Du fils, car il est entendu que ce
sera un fils, une fois pour toutes. Ils projettent aussi de faire de leur
histoire un livre.
La veille du départ de Roché pour
Paris, alors qu'ils sont à Munich tous les deux, Helen organise une rencontre
avec Ulhe ( de son vrai nom Paul Huldschinsky, marchand d'art et d'antiquités,
qui fut un amant d'Helen) pour affaires. Après cette visite, Helen reste seule
avec Ulhe et couche avec lui. Elle l'écrit dans son Journal :
Ulhe debout devant moi, porte ses mains sur
moi, à gauche et à droite.
Je l’embrasse doucement : vieille bête - bête
familière.
J'ai tout à fait oublié Pierre. - Et ça ne le
regarde pas - ce n'est pas que je l'ai trompé.[9]
En retrouvant Pierre, Helen ne
raconte rien de ce qui s’est passé. Sans doute finit-elle par croire qu’elle a
été effectivement fidèle. Au cours du séjour de Pierre à Hohenschäftlarn, elle
a eu deux amants, en plus de lui. Koch, qui servait sa stratégie pour aiguiser
l’amour de Pierre. Et Ulhe, qui n’entre pas dans ces considérants, puisqu’elle
le tait, et l’écrit de telle sorte que ni Franz ni Pierre ne comprendront ce
qui s’est passé réellement.
C'est d'ailleurs une promesse de fidélité
qu'ils échangent lorsqu'ils se quittent sur le quai de la gare de Munich, quand
Pierre regagne Paris pour ses affaires, en sachant qu'ils se retrouveront en
décembre ou janvier en Bavière ou à Berlin.
En rentrant à Paris, Pierre a deux obsessions : le fils et Helen. Le
fils, pour savoir s’il a bien raison de se lancer dans cette aventure
paternelle qui, au fond, lui ressemble bien peu. Mais il a compris que, sans
lui, Helen lui échapperait. De plus, loin d’Helen et donc loin de le faire, ce
fils redevient théorique, il n’est qu’une idée avec laquelle il peut jouer,
sans implication concrète. Alors lorsqu’il en est question dans la
correspondance, il est enthousiaste. Aussi est-ce son seul souhait à l’aube de
1921 :
Salut 1921 !
Puisses-tu m’apporter un
fils de Luk[10].
On le voit : Roché est, à Paris, tout entier tendu vers cet objectif.
Mais pour que celui-ci devienne réalisable, il reste l’autre problème :
Helen. Roché ne sait pas encore son incartade avec Ulhe. Est-elle aussi fidèle
qu’elle le prétend ? N’a-t-elle pas la tentation de faire « des
essais » pour tester son amour ? Pierre et Helen se sont mis d’accord
pour ne jamais se téléphoner, l’écho de la voix de l’autre soulignant trop la
distance qui existe entre eux. C’est donc par lettres que s’effectuent les
échanges, ce qui est, et sera plus encore, source de malentendus et de crises.
Les langues différentes, le temps de l’acheminement, l’absence de l’autre pour
demander des explications, tout contribue à une communication peu sûre et peu
efficace. Aussi quand Roché écrit à Helen qu’il peut partir aux Etats-Unis pour
deux mois afin de gagner facilement de l’argent, Helen répond :
Ton idée d’Amérique m’a amenée
malgré moi à tomber amoureuse de Koch (...)
ou tu vas en Amérique - nous
soignons nos indépendances.
ou tu viens pour m’expliquer que la
fidélité a un sens que j’ignore[11].
Roché a raconté sa vie à Helen et sans doute n’ignore-t-elle rien de
Cligneur. Roché répond sur le même ton : Helen est libre, elle peut faire
ce qu’elle veut, même tuer son amour. Mais il ne part pas pour les Etats-Unis.
A distance, Helen influe sur ses choix, ce qu’aucune maîtresse n’avait pu faire
jusqu’alors (quelques jours, tout au plus, pouvaient être gagnés, mais Roché
avait le besoin de sentir qu’il disposait de lui sans contrainte). Il est
soumis à cette femme, pour laquelle il sacrifie beaucoup.
En arrivant à Paris,
Roché est accueilli par sa mère et Mno. C’est chez elle qu’il passera sa
première nuit parisienne, mais une nuit chaste, voulant mettre en peu de temps
entre Helen et elle. Puisqu’il ne fait rien, il parle. Et dit son désir d’un
enfant, pas avec elle dont la morphologie a été jugée trop fragile par les
médecins, mais avec une autre. Cette autre pourrait avoir déjà des enfants, et
abandonner celui-ci. Ils pourraient donc l’élever tous les deux. Roché ne
mentionne pas Helen, n’explique pas réellement son projet : tout cela
reste hypothétique. « Tout ce que tu voudras », répond Mno, admirable
d’abnégation, mais pleurant beaucoup. Pendant toute la durée du séjour parisien
de Roché, elle fait bonne figure, tente de dépasser son ressentiment. Roché,
pour ne pas la blesser, dit-il, couche avec elle de nombreuses fois. Mais il
note à chaque fois qu’il ne « dévie pas d’Helen », tendu vers cet
objectif lointain. Coucher avec Mno, c’est une façon d’aimer Helen. C’est à
cette époque qu’il écrit ce petit poème, intitulé : MN et LUK:
Ta tête est appuyée sur
mon épaule
Tu embaumes la fidélité
Autour de nous notre
home
blanc et parfait
Et pourtant je pense à
l’autre femme
moins douce que toi,
moins sûre,
plus sauvage
à qui j’ai envie de
faire un enfant,
un petit sauvage comme
elle
et comme moi.
[Oh toi] tu es trop
frêle
[pour que je songe à
gonfler ton ventre]
nous nous suffisons toi
et moi
Ce petit, à l’autre,
sera-ce une aventure, ou une vie nouvelle [12]?
L’image d’Helen et celle du fils envahissent donc sa vie amoureuse. Il ne
la cesse pourtant pas : il retrouve Guitte que lui avait présentée Janot, avec
qui il a de nouveau des rapports, et il ne refuse pas la soirée qu’elle lui
propose de passer avec une autre jeune fille. De même, lorsque, pour des
raisons professionnelles, il est en contact avec la femme d’un agent de théâtre
américain, Harris, et qu’il apprend que celui-ci vient d’abandonner son épouse
tout en la chargeant de ses intérêts en France, il ne manque pas de la consoler
en la prenant dans ses bras et en l’entraînant dans sa chambre. Il s’agit en fait
de vérifier qu’il ne s’est pas trompé sur Helen. Coucher avec d’autres femmes,
c’est vérifier sa supériorité sur toutes. Helen est unique, et pour le savoir,
pour en être sûr, il faut le vérifier. Et Roché vérifie. Toujours à l’avantage
d’Helen. Les autres femmes ne supportent pas la comparaison. Même Mno, qui ne
manque pourtant pas d’avantages. Mais son bassin est trop étroit pour les
enfants. Mno n’est désormais plus la seule. Elle est en train de perdre la
place à part qu’elle occupait sans le savoir.
La vie sentimentale de Roché devrait lui suggérer qu’Helen puisse tenter
de donner un pendant personnel à ses aventures. Et l’image de Koch revient
fréquemment, puisque Roché connaît les protagonistes. Il s’interroge sans cesse
pour savoir s’il outrepasse ses droits, dont la limite a été fixée par Helen.
Mais ce qu’il veut par-dessus tout, c’est l’enfant. Cette envie organise toute
sa vie. Non qu’il s’occupe des détails matériels de l’arrivée du fils, mais il
cherche à gagner de l’argent pour le mettre à l’abri du besoin, avec sa mère.
Roché tente de trouver un moyen pour que son futur fils et toutes ses femmes,
Helen, Mno, sa mère n’aient plus à penser argent, entretenant en cela un mythe
d’avant la guerre, loin des réalités des années 20. La réalité, c’est la
circulation des capitaux, la spéculation, y compris en peinture. Et Roché
travaille beaucoup. Il multiplie ses contacts chez les peintres, retrouve
Picasso, Braque, Derain, Pascin... Il sort fréquemment avec Cocteau et le
Groupe des Six avec lequel il réveillonne. Georges Bernheim et Paul Rosenberg,
les marchands de tableaux, sont ses relations les plus fréquentes. C’est qu’il
y a une demande importante. Celle de John Quinn, principalement, qui veut tout
acheter. Roché regarde, expertise, propose à Quinn qui répond par câble :
Quinn
achète tout... Je gagne de l’argent enfin[13].
Il achète par exemple les toiles que
Marie Laurencin peignait lorsqu’il l’a retrouvée à Baden-Baden (notamment Ninon de Lenclos) et quatre sculptures
de Brancusi, auquel Roché rend visite presque chaque jour. Il travaille aussi
avec les musiciens. Il séjourne au mois de novembre chez Fred Barlow et
commence à écrire le livret d’un Don
Quichotte. Il assiste à l’inauguration de la librairie Gallimard, boulevard
Raspail. C'est surtout son activité d'écriture qui lui prend du temps :
d'abord parce qu’il faut lire les épreuves de Don Juan, trouver une couverture qui sera finalement faite par Jean
Hugo, signer le bon à tirer. Aussi parce qu'il commence à recevoir le Journal d'Helen, un texte qu’il lui a
demandé d’écrire pour coucher sur le papier leur histoire. C’est une tâche à
laquelle Helen s'est mise avec entrain. Elle lui en envoie donc les premières
parties, qui éblouissent Roché : « C'est comme du Shakespeare »,
note-t-il le 8 novembre. Et c'est vrai qu'il y a dans ce Journal[14]
de la démesure dans le tragique, du bouffon sous le drame, de l'ampleur dans la
petitesse. Il y a surtout en germe une formidable histoire d'amour dont la
résolution n'est pas donnée d’avance et qui oscille constamment entre le
bonheur et la tragédie. Cette histoire se prête remarquablement à l'écriture.
Aussi l'envoi des carnets d'Helen permet de mesurer à la fois la manière dont
la vie se vit comme un livre et le problème de la mise en écriture de cette aventure.
Le projet reste d'écrire le « Livre », c'est-à-dire la mise en commun
de quatre points de vue : ceux de Franz, Bobann, Helen et Pierre. Ce
dernier paraît tétanisé devant la tâche et mentionne à plusieurs reprises ses
hésitations. Toutefois il se lancera, ce qui donnera le Diary, pendant du Journal
d'Helen et qui est une réécriture développée de son Journal.
Il va accepter aussi le travail que
lui propose le dramaturge allemand Carl Sternheim : venir traduire avec
lui sa pièce Berlin ou le juste Milieu.
C'est sur la route pour rejoindre Helen.
Il part donc le 13 février 1921,
d'abord pour Darmstadt où il retrouve Sternheim. Ils feront un court séjour à
Munich (le 21 février), Munich où se trouvent aussi les Hessel. Mais la
rencontre se passe mal, Franz ayant l'impression de conduire une fiancée à son
prétendant, Helen de n'être rien dans la vie de Roché tout à ses affaires, et
Pierre n'osant rien entreprendre eu égard à la brièveté du séjour et à la
bienséance qu’impose la présence de Sternheim. Roché et Sternheim se rendent
ensuite en Suisse à Uttwil, dans la maison de l'auteur allemand où ils
travaillent. La difficulté d’obtenir un visa pour la Bavière retarde Roché et
ce n'est que le 15 mars qu'il est accueilli par Bobann à la gare de Munich.
Le lendemain, il arrive à
Hohenschäftlarn, mais Helen est absente. Elle est chez Ilse, sa sœur aînée, qui
garde ses enfants. Roché et Hessel vivent alors des jours très paisibles,
chacun s'occupant de l'autre du mieux qu'il peut. Il règne un grand calme et
les deux hommes retrouvent le rythme de leur vie d’autrefois :
conversation, lecture, écriture. Roché, notamment, lit les derniers cahiers du Journal d'Helen et est émerveillé par
son style, qui n’a rien de commun avec le style lapidaire du sien. Mais
surtout, il semble découvrir l’amour que lui porte Helen :
Si
j'avais su qu'Helen m'aimât la moitié de cela, je n'aurais pu
consentir
à ce qu'elle supprime notre fils en octobre dernier.[15]
Dans sa lecture, Roché ne perce pas
encore à jour tous les codes d'écriture d'Helen.
Elle rentre le 24 mars. Et annonce
qu'elle a couché avec Koch, qu'elle a peut-être un enfant de lui dans le
ventre. Le coup est violent pour Roché qui depuis son départ de Paris fait
d’elle la femme idéale, comme si le rapprochement d’avec Helen l’éloignait des
autres femmes, comme si le voyage permettait une nouvelle cristallisation. Mais
la logique d'Helen est implacable: distant à Munich, c'est qu'il avait à se
reprocher ses adieux trop appuyés à Paris. Elle aussi est allée dire adieu.
Roché est effondré, mais la laisse parler. Et la rhétorique d’Helen, à la fois
discours de la justicière et de l’amoureuse, finit par convaincre Pierre. C'est
bon pour leur amour, dit-elle.
Il faut maintenant attendre quelques
temps pour être sûr qu’Helen n’est pas enceinte de Koch. Cela n’empêche pas de
grandes nuits d’amour. Mais cela rappelle sans cesse ce qu’a fait Helen. Pierre
cherche à comprendre, à trouver une explication, une logique à sa démarche. Il
interroge. Elle répond :
« Pour la liberté,(...), et aussi par
justice envers Hubert, pour lui donner
sa chance. »
- Elle parle, et je comprends soudain[16].
Double retournement donc. Arrivant
en amoureux transi, Roché ressent violemment la trahison d’Helen. Mais c’est
cette trahison qui relance leur amour. Car il existe un avenir pour eux :
ils font même des projets pour le « Fils » futur, cherchant à
résoudre les problèmes juridiques qu'il poserait : nom, nationalité,
religion. Se décide alors le divorce d'Helen et Franz, qui serait suivi du
mariage d'Helen et Pierre, de la naissance de l’enfant qui porterait ainsi le
nom de son père, naissance elle-même immédiatement suivie de leur divorce, afin
qu'Helen puisse se remarier avec Franz. C'est deux jours après cette décision
(le 30 mars) qu'Helen annonce qu'elle n'est pas enceinte de Koch. Roché
écrit :
La
fille de Hubert n'est point en elle.
S'ouvre dès lors une grande période
d'amour, où l'amour physique tient une place importante, à la fois par sa
qualité et par le temps qu'il exige. Le divorce est en cours, mais il impose un
délai avant de pouvoir commencer à faire un enfant qui s'appellerait Roché. Le
magistrat en charge de la procédure est parfois un peu choqué de voir le
bonheur de ces trois-là dans son bureau. Ils ont trouvé un point d'équilibre
qui satisfait la maisonnée. Ils ont des expériences sexuelles à trois, guère
poussées, mais réelles, ou encore s'offrent en spectacle à deux devant le
troisième (Franz ou Pierre) sur les balcons du chalet. Le 21 avril, Roché
relève:
Si je pouvais décrire à fond une minute de
notre vie à trois et ses
problèmes, je ferais un immortel chef
d'œuvre.
Rien ne semble pouvoir entacher ce bonheur. Le bonheur, pour Roché, c’est
ce moment-là, où ils vivent bien à trois sous le même toit. Ils inventent un
nouveau mode de vie, loin de toutes les hypocrisies sociales et familiales du
monde qui les entoure. Ils ne pensent même pas à choquer le bourgeois ni à
théoriser leur expérience. Ils jouissent du bonheur. Tout le monde écrit, tout
le monde s’aime. Helen a entrepris d'écrire une nouvelle version de De l'Amour. Même lorsque Roché lui
confesse Guitte, en janvier dernier, Helen n'est intéressée que par
l'expérience, sans amertume : peut-être ont-ils même dépassé la jalousie.
Pourtant l'édifice reste fragile.
Thankmar de Münchhausen, le Frangin, vient passer deux jours au chalet.
Pour des raisons de place et parce qu’Helen l’ordonne, il se retrouve dans le
même lit que Pierre et Helen. Helen le connaît bien, il a déjà été son amant.
Roché, aussi, le connaît bien, c’est lui qui l’a initié en la matière lors d’un
séjour à Paris avant-guerre. Ce que note Roché dans son carnet est sans
équivoque quant aux intentions d’Helen à l’égard du Frangin. Pierre ne
l’accepte pas et y met fin, glacé par l’attitude d’Helen. Helen s’offusque,
change de place et entreprend avec Pierre ce qu’elle faisait avec le Frangin,
sans que celui-ci trouve à redire. La nuit suivante, les positions ne prêteront
plus à ce risque. Mais l’affaire vaut d’être relevée : elle illustre
particulièrement bien le paradoxe de leur situation. Ils veulent être libres,
vivre des expériences multiples, mais la condition de leur liberté, c’est la
fidélité puisqu’il n’y a pas de place pour le mensonge. Leur liberté a aussi
besoin de se manifester et de s’affranchir de cette contrainte. Et plus le trio
se socialise, plus les tensions sont fortes : dans le calme de
Hohenschäftlarn, la situation trouve une remarquable stabilité. Mais qu’un
intrus pénètre ce monde clos ou que l’un d’eux en sorte pour la ville et
l’équilibre est rompu.
Du 10 mai au 17 juin, Helen et
Pierre séjournent à Berlin. L'inflation n'a pas encore tout emporté, mais la
ville vit encore dans le souvenir d'une révolution allemande qui a échoué.
C'est à la fois une ville d'affaires et une ville de débauche, la pointe
avancée d'un art nouveau et la rigidité d'une petite bourgeoisie inquiète de
son avenir. C'est évidemment dans Berlin la flamboyante que se promènent Helen et
Pierre. Celle des lieux interlopes, des bars homosexuels où Helen danse avec
des filles; celle des barons déchus qui se saoulent au champagne en faisant la
cour aux femmes. Berlin, créatrice aussi avec ses marchands de tableaux et ses
producteurs de films. Roché voudrait se charger des droits du Cabinet du Docteur Caligari pour la
France, par exemple. Lieu de tentation aussi : Helen organise deux
rencontres afin de voir la réaction de Roché devant deux belles inconnues. Mais
elle s'est trompée, elles ne sont pas son genre. Son genre, ce serait plutôt
Ilse, la sœur d'Helen, veuve, qui élève ses enfants - le jeune Hans-Peter
semble particulièrement amoureux de sa tante - et prend en charge l'été les
enfants de la famille dans une maison de campagne à Saarow. Helen remarque
l'attirance de Pierre pour sa sœur et en conçoit un vif dépit. Ilse n'est pas
insensible qui organise une mise en scène pour se débarrasser d'Helen :
elle la convoque à Saarow, pendant qu'elle se rend à Berlin où elle retrouve
Roché. Mais Helen est prompte à la réaction : elle revient avant que ne se
commette « l'irréparable ».
Helen en veut à sa sœur, pas à
Pierre. Mais l’atmosphère est plus tendue, la ville est un lieu de grandes
tentations. Et pour faire des expériences, pour vérifier la fidélité de
l’autre, les deux amants se provoquent, par des attitudes ambiguës, par des
paroles blessantes. Le passé ressurgit et c’est Mno ou Koch qui alimentent la
conversation. Le sort de Mno n’est pas réglé et si Pierre tolère bien Franz,
Helen ne peut accepter Mno de la même façon. Pour Roché, l’équation est simple
et c’est la seule qui permette d’envisager leur relation dans la durée : Mno,
c’est l’équivalent pour Pierre de Franz pour Helen. Elle ne peut en aucun cas
être considérée comme un manque à l’exclusivité que demande Helen, et la
retrouver, ce n’est pas manquer à la fidélité. Helen refuse cette égalité qui
fait la part trop belle à son amant et qui peut justifier toutes les autres
entreprises de séduction. Ces discussions n’empêchent pas l’amour, mais
alourdissent considérablement l’atmosphère, à tel point que Pierre en vient
parfois à regretter son passé : la vie y était plus simple et plus calme.
En mettant en cause Mno, Helen détruit la base de son système et le jette dans
une situation inconnue et constamment remise en cause. C'est pourquoi lorsque,
le 10 juin, Helen lui annonce qu'elle a eu deux amants en mars, Ulhe et un
étranger, et qu'Ulhe a déjà été son amant la veille du départ de Roché, le 14
octobre 1920, presque sous ses yeux (et en tout cas sous ses yeux de lecteur
puisqu'elle le rapporte à sa façon dans son Journal),
Roché la frappe : deux gifles et deux coups de poing. Helen appelle au
secours. Franz qui est dans la chambre voisine se précipite. Le long silence
qui suit le fait sortir. Roché écrit qu'ils sont effrayés par leur amour. Ils
pleurent. Quelques heures après, ils se retrouvent et connaissent une grande
nuit d'amour. L'idée de l'enfant est plus présente que jamais. Et lorsqu'ils se
séparent le 17 juin, Roché repartant pour Paris, c'est bien dans l'idée de se
retrouver le plus vite possible. Il n’y a pas de raison dans cet amour-là. Le
problème pour eux, c’est que Roché au moins (et Helen aussi à sa façon, dans sa
manière de préserver Franz, d’être mère) tente d’en trouver une. Il cherche à
placer Helen dans son système. Or, tel que celui-ci est élaboré, elle n’y a pas
sa place. Ou plus exactement, elle occupe toutes les places à la fois,
interdisant à quiconque de s’immiscer : elle se comporte à la fois comme
une expérience, comme une force sexuelle, comme un amour sans limite. Elle ne
laisse pas même de place pour Clara. Son système de provocation mine Pierre
parce qu’il ne correspond pas à sa règle de vie. Et sans raison donc, c’est au
moment où la tension est extrême, où la rupture est imminente que se ravive cet
amour fou.
Le retour à Paris est commandé par l’arrivée de John Quinn et de la
poétesse américaine Jeanne Foster, qui désormais l’accompagne. Et du 5 juillet
au 15 août, Roché s’emploie exclusivement à leur service. Pendant six semaines,
ils rencontrent tout ce que Paris compte d’artistes : Picasso, Braque,
Dufy, Brancusi, Picabia, Pascin, Derain. C’est à ce dernier qu’il commande un
portrait de Jeanne. Quinn aime voir les artistes travailler. Roché l’introduit
dans les ateliers. Et dans les cuisines des artistes. Quinn retrouve aussi ses
amis écrivains qui séjournent en France : le poète Ezra Pound, l’écrivain
Ford Maddox Ford, James Joyce. Quinn profite de la vie parisienne et achète
beaucoup. Et exige beaucoup aussi. De Roché, notamment lorsqu’il lui faut le
conduire à Verdun, sur le théâtre récent de la guerre. Il est plus simple de
travailler avec lui lorsqu’il est aux Etats-Unis. Mais comme Quinn achète
beaucoup, Roché s’enrichit aussi.
Il trouve le temps de travailler pour lui, de commencer un livret Arcis, de s’engager dans un projet avec
Satie pour Alice and the wonderland,
il rédige un grand article sur Hélène Perdriat.
Si cet ensemble d’activités ne lui laisse guère de loisirs, Pierre n’en
oublie pas pour autant Mno. Mno qui devient presque sa confidente, elle qui
jusqu’alors était justement privée de ses confessions. En rentrant à Paris,
Pierre sait qu’il doit mettre au clair pour Mno une situation qui est pourtant
confuse. Elle fait preuve d’une abnégation admirable et se rend compte que tout
a changé :
Elle dit : Es-tu le même
? » - Je dis : « Oui ». -Bientôt je l’assieds sur le divan et
lui dis mon besoin du Fils,
avec Luk. - Effet terrible, navrant, sa figure décomposée[17].
Le lendemain, après avoir passé la soirée sans Mno, avec Cocteau et Satie,
après avoir dormi en Arago où il note son bonheur de retrouver son lit, il
retourne chez Mno :
Longuement, simplement, je parle,
j’ouvre mon cœur : le désir du fils, ce qu’est Helen, ce que pense Franz - nécessité -
la meilleure solution pour elle-même. Mon instinct paternel me ferait peut-être plus tard épouser une
jeune fille si je le refoulais maintenant.
- Elle m’écoute, je le sens. - Nous pleurons sur le petit Jean que jadis nous avons écarté. -
« Pourtant il t’aurait gêné, dit-elle, tu aurais été esclave dans la
vie : c’était trop tôt. » Elle dit : « Je ne voulais
plus te voir mais il n’y a que toi qui peux me consoler
de la peine que tu me fais. » - A un moment, entre ses larmes, elle
dit : « Maintenant
que j’en ai la force, je me hâte de consentir[18].»
Deux discours qui convergent tous deux vers la satisfaction d’un seul. Il
y a du Weininger dans la manière dont Roché présente la chose à Mno :
c’est presque pour elle qu’il lui faut se marier avec Helen et avoir un enfant
d’elle. C’est d’ailleurs son système de défense quand il y pense seul. Dès que
l’enfant sera né, Mno acceptera cette situation. Il suffit d’un peu de
patience. Et Mno va au-devant de ses désirs : d’abord il l’avait prévenue
au retour de son précédent voyage. Mais il ne s’agissait que d’une idée, alors
qu’ici, tout est très concret, à commencer par la mère potentielle. Mais
surtout, Mno est soumise entièrement à Pierre : la plaie qu’il a ouverte,
lui seul peut la refermer. Etre trompée par Roché demande d’être consolée par
lui. Certainement le moment n’est pas facile pour Pierre. Mais Mno lui est
tellement fidèle, jusque dans son infidélité à lui, qu’il finit par croire,
malgré quelques larmes, que l’affaire est entendue. D’ailleurs le même jour, il
lui promet :
Je
ne pourrais pas être heureux si je ne te faisais d’abord joyeuse.
Car, et il a raison, Roché pense sa vie future avec Mno. Pas question pour
lui d’une rupture : il a aussi besoin d’elle.
Pendant que Roché annonce ses choix - sa mère Clara est plutôt contente,
trouve qu’Helen, sur certaines photos, lui ressemble; sur d’autres, qu’elle a
l’air « d’une folle au cabanon ». Surtout, pour elle,
l’Allemagne est loin et que Pierre ait un fils là-bas ne lui semble pas
remettre en cause la place qu’elle occupe dans sa vie -, Helen et Franz
divorcent. La correspondance entre Helen et Pierre montre qu’au dernier moment
Franz hésite, est tenté de dire non à cet arrangement. Il tente de refuser le
rôle du saint qu’on veut lui faire jouer. Finalement, il se rend aux arguments
d’Helen et le 11 juillet, elle annonce que le divorce est prononcé. C’est une
bonne nouvelle pour Roché car ses projets se concrétisent. Il n’est pas dupe pour
autant. Il sait bien que la vie avec Helen ne ressemble à rien de ce qu’il a
connu, qu’elle s’apparente à un combat où le moindre faux pas peut être fatal.
Avec Helen, il n’a pas forcément la maîtrise de la situation, comme c’est le
cas avec les autres. C’est pourquoi il tente de « nettoyer les
mensonges », d’oublier tout le passé récent d’Helen, qui, à la naïve
question de Pierre sur le caractère inventé des histoires avec Ulhe et
l’étranger, a certifié que c’était l’exacte vérité. Du passé, faisons table
rase et recommençons à zéro. Et pour s’en convaincre, il est totalement chaste
au cours de son séjour à Paris - ce qui ne veut pas dire pour lui qu’il ne
couche pas avec Mno, mais il ne jouit pas. Unique manifestation de sa sexualité
triomphante : à Saint-Robert où il passe quelques jours seul :
« un tph pour Helen »[19].
Le 19 août, il prend le train pour Munich.
Les quinze premiers jours de ce séjour sont marqués par l’euphorie et
l’inconscience. Euphorie des retrouvailles, des espoirs d’enfantement. L’amour
est violent, passionné, leur fait dépasser les limites du monde :
Quelle différence avec le temps où
nous faisions l’amour sans nous aimer encore. Quel sucre est l’amour et la confiance[20].
La vie est douce et ressemble à des vacances : promenades, jeux avec
les enfants, rédaction et lecture des journaux... Un jour pourtant, Pierre dit
à Helen qu’elle a « une petite excroissance par derrière entre ses
cuisses », due à l’un de ses accouchements, qui altère la pureté de ses
lignes. Helen décide de se faire opérer. Roché se demandera toujours pourquoi
elle a tenu à cette opération et ne sera pas content du résultat. C’est
pourtant lui qui la demande. Helen, elle, est très certainement touchée au plus
profond d’elle-même. Elle ne s’aime pas physiquement, le dit et le redit.
Peut-être est-ce pour s’entendre dire le contraire. Mais cette petite
excroissance que critique Roché est une mise en cause de son intégrité
physique, dans ce qu’elle a de plus intime. Il lui faut à la fois obtempérer au
désir de Roché, pour toujours le séduire, et le punir de cet affront. En
arrivant à Munich où elle a rendez-vous avec le chirurgien pour savoir si
l’opération peut se faire ou non, elle déclare tout à coup à Pierre :
Laisse-moi,
je vais faire l’irréparable[21].
Roché répond sur le même ton :
C’est
bien. Je ferai l’irréparable aussi, en même temps que toi.
L’équilibre étant rétabli par la menace, il ne se passera rien d’autre que
la visite chez le chirurgien ce jour-là. Mais l’épisode témoigne de la tension
qui existe entre eux, notamment dans le choix du mode de résolution des
conflits : menaces, chantages, violences, tout est bon pour rétablir son
pouvoir et sa place. Et il semble que Roché comprenne et fasse sien le système
d’Helen, choisisse de répondre sur le même terrain.
Helen doit être hospitalisée quinze jours. Avant l’hospitalisation, elle
est indisposée, l’enfant n’est donc pas fait. Cette non-correspondance entre
leur désir et la nature continue de les affecter, et la crise est proche. Helen
entreprend de multiples activités. Par exemple, celle d’écrire un roman, dont
Koch est le point de départ. C’est l’occasion pour eux de se jeter leur passé à
la figure, d’accuser l’autre de son manque de volonté à faire aboutir leur
projet commun. Le conflit éclate, d’une violence extrême. Mais comme
d’habitude, il n’est que le prélude à une longue nuit d’amour, tout aussi
violente, mais dans le plaisir. Avec toujours le même objectif : faire
l’enfant.
Cinq jours plus tard, le 21 août, Helen est hospitalisée. C’est Franz qui
se rend d’abord à son chevet. Roché ne vient que le lendemain, puis plusieurs
fois pendant le séjour d’Helen. Ensemble, ils relisent Partage de Midi de Claudel. Mais Roché, donc, est mécontent de
l’opération car elle trouble sa connaissance physique d’Helen : son sexe a
été recousu « comme celui d’une vieille coquette » et Helen a
maintenant une « nouvelle forme intérieure ».
Lorsqu’Helen sort de l’hôpital et rentre à Hohenschäftlarn, le médecin lui
a prescrit deux mois d’abstinence sexuelle. Mais les amants ont du mal à
respecter l’ordre médical. Roché prévoit alors de partir pour Berlin retrouver
Sternheim et assister à la première de Manon
Lescaut. Helen craint l’abandon puis accepte la proposition. Ils se
retrouveront à Weimar.
L’on pourrait croire que les situations se répètent à l’infini :
joyeuses retrouvailles, naissance d’un reproche supposé ou avéré, crise
violente, réconciliation, séparation. Mais dans le cycle qui semble ainsi s’établir
s’introduit le doute sur la consistance de leur histoire. Après plus d’un an et
la remise en cause générale de sa vie, notamment de Mno, il n’est pas possible
pour Roché qu’Helen ne soit qu’une maîtresse parmi tant d’autres, ni même une
de celles comme Opia ou Woman qui lui ont fait connaître ses plus grands
plaisirs sexuels. Il faut donc poursuivre malgré les épreuves. L’idée du fils,
à ce moment, est là pour donner un sens à ces crises, qui même si elles se
résolvent par d’extraordinaires nuits d’amour n’en altèrent pas moins leur
volonté. Qui de Pierre ou d’Helen ne fait pas l’enfant ? Cette histoire
stérile vaut-elle d’être vécue si elle ne débouche pas sur une situation plus
exaltante que celle qu’ils ont connue ? Quel besoin de remettre en cause
Mno si rien n’arrive, sinon des querelles épuisantes où il faut toujours tout
justifier ? Quant à Helen, pourquoi choisir cet homme infidèle, incapable
de lui faire un enfant, et qui ne témoigne pas de plus de volonté que
Franz ?
Roché arrive avec ces interrogations en tête à Berlin. Il se demande
ainsi :
Pourquoi Dieu m’aurait-il donné un
sexe puissant et qui est la seule partie de mon corps que je trouve belle [22]?
Roché s’installe chez la mère de Franz, qui lui demande ce qu’il pense du
couple de son fils... Il vaque à ses affaires, n’ayant aucune tentation à
chercher de quoi tromper Helen. Il rencontre notamment Carl Einstein qui
connaît si bien la peinture française. Il se rend à Weimar le 27 octobre. Helen
arrive le lendemain. Mais les retrouvailles sont difficiles et le séjour n’est
fait que de disputes, de malentendus, de provocations. Deux soirées racontent
bien l’impossible entente des deux amants. Un soir, Roché monte se coucher
après avoir étudié les cours de la Bourse, Bourse qui voit la chute du mark et
l’échec d’une spéculation qu’il avait entreprise. Helen est déjà au lit. Elle
l’attend. Elle lui raconte la trame d’une pièce de théâtre. Roché y reconnaît
tout de suite leur histoire transposée. Il est facile d’identifier les
protagonistes. Et la fin de ce drame laisse peser le doute quant à l’identité
du père d’un enfant à venir. La fiction, ou la mythomanie, renvoie à ce point à
leur vie, la frontière entre fiction et vérité, mensonge et vérité devient
tellement ténue que Roché ne sait plus que penser. La crise éclate, suivie de
sa nuit d’amour. Le lendemain soir, alors que Roché s’apprête à écrire, Helen
s’habille et annonce qu’elle sort, seule. Elle rentre à une heure du matin
alors que Pierre, fiévreux, s’imagine le pire. Quand elle arrive, elle raconte
si bien sa soirée et sa fidélité, malgré le petit boxeur, que Roché la croit.
Seule l’idée de l’enfant, en fait, leur permet de tenir au milieu de rapports
qui se dégradent de jour en jour. Et lorsqu’à nouveau Helen sait qu’elle n’est
pas enceinte, elle abandonne : ne plus faire l’enfant maintenant,
reprendre des forces et confiance, attendre le prochain voyage de Pierre. La
fin du séjour est empreinte de ce climat. Roché subit un examen pour vérifier
qu’il n’est pas stérile. Peut-être, comme le leur suggère Franz dans une lettre
qu’il leur envoie de Hohenschäftlarn, leur amour est-il trop parfait pour avoir
des enfants. Trop parfait ou trop violent.
Mais il reste ce désir pourtant. Qui les maintient ensemble, les fait
parler. Trop, sans doute, car lorsque Roché dit à Helen qu’il lui demanderait
son autorisation si jamais Mno voulait un enfant de lui, une nouvelle crise
éclate. Le dernier jour n’a pas la gloire de leurs grandes fêtes amoureuses.
Une nouvelle altercation a lieu pour savoir qui part le premier. Que pense
Helen ? En tout cas Roché est épuisé par cet incessant combat, cette
impossibilité d’installer leur relation dans la durée autrement que dans un
conflit permanent. Il compare alors Helen à Penthésilée : il est un Achille
loqueteux, le cœur déchiré par le triomphe de l’amazone. La dernière nuit est
sordide. Car pour Roché, c’est la dernière.
Cette période est marquée par la multiplication des voyages de l’un et de
l’autre pour se retrouver ou se séparer, dans une véritable danse de séduction,
d’amour et de mort, où ne cessent d’alterner l’amour le plus brillant et les
haines les plus folles. Jusqu’alors, c’est Roché qui venait chez Helen,
s’installait dans son pays. Désormais Helen aussi se déplace. Car leur histoire
n’est pas finie.
A Paris, la vie n’est plus aussi calme. Mno demande des comptes, veut
savoir où elle en est et quelle est sa place dans cette affaire. Roché parle
d’Helen, de l’enfant, de leur difficulté à le faire. Mais il persiste dans sa
volonté, malgré le séjour à Weimar et sa résolution au moment du départ. Mno a
une violente crise. Elle s’évanouit et, pendant quelques instants, Roché la
croit morte. « La tuer ou tuer l’enfant ?» s’interroge-t-il le 20
novembre. L’alternative n’est pas la manière de penser de Roché qui procède
plutôt par accumulation. Il faut et la faire vivre et avoir l’enfant.
Roché tombe malade, une grippe dont
il ne se défait pas et qui le tient couché, dans son lit, chez sa mère. C’est
fiévreux qu’il reçoit la nouvelle, le 8 décembre : Helen est enceinte.
Agissons vite et prenons une direction.(...)
Je me révolte contre te faire un enfant que
tu ne souhaites pas avec toute la générosité et simplicité qui ne manquent jamais si tout est en
ordre.
Les réserves, conditions, précautions
m’insultent, m’embêtent - sont bourgeoises et médiocres.(...)
A toi de savoir. Je suis ouverte à toutes les
possibilités. Ose tout dire. Ecris vite et responsable.
Je n’ai pas peur de quelques jours à la clinique. Comprends que j’évite chaque mot qui voudrait
« t’émouvoir »[23].
Roché est perplexe. Cette annonce
est problématique. Encore sous le coup du séjour à Weimar, il ne peut croire
que l’enfant puisse être fait autrement que dans une de ces grandes périodes
d’amour qu’ils connaissent. Le fait qu’Helen soit enceinte n’est donc pas
« naturel ». Il y a une deuxième raison qui nourrit sa perplexité. La
lettre d’Helen est claire : elle l’oblige à prendre ses responsabilités.
Mno ne demandait rien, choisissait et assumait seule quand la même situation
s’est présentée. Helen a fait de même en 1920. Le voilà tout à coup responsable
du choix à faire. L’enfant n’est plus une idée, plus le soutien d’un amour qui
s’épuise, plus l’objectif à terme. Il est là et il faut choisir. Roché hésite,
bien sûr. Il oscille en permanence entre l'amour et la haine, le oui et le non,
pèse Mno et Helen dans la balance de ses sentiments. Il repense à Weimar, à
Uhle, à Koch, à sa tranquille vie parisienne. A son amour pour Helen aussi. Il
décide de ne pas choisir et de renvoyer la décision à Franz et Helen. A ce
moment-là, Roché est manifestement incapable d’assumer non un enfant mais la
décision d’en avoir un. L’affaire doit se faire sans lui, incapable qu’il est
de choisir.
Il y a quelque chose de pathétique
dans cette volonté abstraite du fils qui ne peut s’incarner. Car comment
envisager un avenir qui occulterait cette incapacité à assumer des choix et
cette manie de recréer les mêmes situations ? Roché fait son deuil de
l’enfant en même temps qu’il se remet à rêver du prochain. D’un prochain qui
viendrait à un bon moment, dans une bonne phase de sa vie. Ce n’est pas le cas
pour celui-ci. D’abord, ce pourrait être une fille et Helen s’en
désintéresserait alors. L’enfant le séparerait d’Arago où il est si bien et où
sa mère le soigne de sa grippe, puisqu’il lui faudrait suivre Helen pour être
sûr de sa fidélité. Et puis ce n’est pas l’enfant de l’amour partagé, plutôt la
punition pour un amour égoïste et fantaisiste. Il sait qu’Helen se fera
avorter. Il l’imagine déjà en train de se rendre à Munich.
Mais le 15 décembre, il reçoit une
lettre d'Helen lui disant que le Fils est encore là et qu'elle veut le voir
pour décider. Roché accepte, télégraphie. Le débat est relancé, le choix à
nouveau ouvert et il écrit une longue lettre à Helen lui indiquant qu’il
arrive, qu’il prend toutes les dispositions pratiques pour leur mariage,
l’argent... et dans laquelle il rappelle la « condition Mno » ( Mno à
qui il annonce la nouvelle et qui le congédie pour dix mois, le temps de la
naissance ) : divorcer dès la naissance de l'enfant. Mais Mno, dit-il,
veut l’engagement d'Helen contresigné par Franz.
Roché s’active à mettre en ordre ses
affaires et s'occupe des dispositions pratiques : argent, logement...
tente d’envisager la situation de chacun des quatre protagonistes, Mno étant de
la partie. Il se renseigne au bureau des mariages : il pourrait épouser
Helen à Baden Baden d'ici trois semaines. La volonté d’Helen lui permet à
nouveau de croire à l’idée d’un fils. Et puis, il n’a pas à choisir ici,
puisque c’est Helen qui ordonne. Rien n’indique dans le Journal qu’il y ait une intention maligne de la part de Roché.
Cette insistance à mettre en avant Mno est-elle innocente, inconsciente ?
Répond-elle à une impérieuse nécessité pour lui ou s’agit-il d’une arme dans
l’art de se défausser ?
Le 23 décembre, la lettre d’Helen
est sans appel :
J’ai cru que toi et moi étions faits l'un
pour l'autre. Veux-tu demander à Lilith de me pardonner
mon erreur, qui du moins a été sincère. C'est ma justification envers
elle.(...)
J'ai agi comme si ton amour pour moi fut d'un
seul morceau et le fils le but de ta vie. Je n'ai
pas honte de m'être trompée. Ce que tu m'offres, j'en ai honte.
N'en parlons plus, je mettrai tout en ordre[24].
Le cerveau de Roché fait
"ouf!" comme il le note dans son Journal.
Helen a choisi pour lui. Il n’a pas de responsabilité à prendre. Mieux : il a
l’impression d’avoir pris les siennes en mettant Mno en avant afin qu’elle ne
soit pas oubliée. Son devoir était là. Quant à ce que signifie un avortement,
il n’en a aucune idée. Pour autant, il ne veut pas perdre Helen et il lui écrit
de nouveau, non à propos de l'enfant mais pour eux. Il imagine ses infidélités
pour le punir. Mais Roché se trompe : à Hohenschäftlarn, pas d'infidélité,
mais la volonté de mourir. Helen passe ses journées prostrée dans son lit, avec
une arme à la main. L'avortement n'a pas eu lieu. Des complications apparaissent
pour obtenir les autorisations légales. Franz alerte Pierre, dit craindre pour
sa vie.
Le 16 janvier, Pierre avoue
tout à Mno. Le 20 arrive la lettre de Franz qui annonce que l'opération est
faite.
Le 26 janvier, il reprendra sa
relation avec Mno, comme auparavant.
La rupture est consommée. Helen va
mieux, refuse de s’entretenir par courrier avec Pierre, renvoie l’argent qu’il
lui a fait parvenir. C’est Franz qui donne des nouvelles. Leur amitié ne semble
pas pâtir de ce nouvel épisode et Pierre espère le revoir longuement comme
autrefois lorsqu’il ira à Berlin.
Roché va relire son Journal. Il
apprend par Franz qu'Helen veut compléter le sien pour en faire un livre. La
lecture que Roché fait de ses propres carnets l'éblouit: « Quel amour que
le nôtre. Je voudrais en être mort », note-t-il le 18 mars. Il va recopier
des dates pour Helen et les lui envoyer : ils travaillent à la même chose,
travaillent la même matière. Plusieurs lettres (25 avril, 6 mai) , et la
lecture du Journal, et même les autres
femmes : tout montre que « ça ne meurt pas ». Mais il indique
que si son amour reste toujours vif, il ne veut plus essayer d’entreprendre
quoi que ce soit.
Il propose à Helen de faire la préface pour l’édition allemande de Don Juan que les Hessel ont traduit. Le
28 juin, Roché note sa volonté d’effacer Helen de ses souvenirs, de sa vie. Le
même jour, il reçoit de Franz une lettre dans laquelle se trouve la préface.
Roché comprend bien à quel point c’est écrit pour lui. Il en relève quelques
lignes dans son Journal :
Dès le ventre de ta Mère tu
commenças à pressentir l’énigme d’une forme intérieure - une douceur et un trouble qui
fixèrent ta route.
Tu suis depuis cette piste... cela
t’attend, au bord du chemin, en formes et en êtres, exigeant la solution.
Avec l’absence de choix d’un homme
de peine, tu te donnes, calme, possédé, avec une patience toujours neuve pour les commencements.
Le plus pauvre désir qui monte vers
toi, tu l’accueilles dans tes bras, comme un enfant.
L’entrée, centre unique et
infaillible d’où tu comprendras et domineras - et qui te ramène dans la
caverne merveilleuse où tu commenças à comprendre.
Ton acte corporel, sanctifié par son
exactitude comme la promenade du somnambule, ta curiosité inflexible et ton ramassement
empoignent la passion vague et plantent le sentiment
flou dans une réalité qui les surpasse.
Séducteur ? Parce que dans ta marche
sans trêve vers la tâche, toujours devant toi, tu abandonnes celles qui s’émurent vers toi ?
Sans conscience ? Parce que tu ne
t’attardes pas, soucieux d’observer ton propre effet ?
Toujours et quand même tu obéis à ta
conscience - et tu lui es le plus fidèle, quand, sur tes gardes, attaqué, tu protèges ta liberté, comme un
instrument, comme une arme.
Va - Don Juan - nous t’aimons - nous
te respectons - nous te plaignons.
Plus que les autres héros, tu es
solitaire, sans compagnon, sans deuils, sans espoirs - avec la foi du prédestiné tu te livres à ton travail
de Danaïdes[25].
Le portrait est de circonstance et le Don Juan de cette préface est bien
Roché. Il y a dans ce beau texte une description fine de la nature de Roché en
même temps qu’une compassion pour lui : nul mépris, nulle vengeance. L’histoire
ne s’achève donc pas encore.
A Paris, l'attention de Roché se porte sur les enfants des autres, suivie
généralement par du dégoût.
Les rebondissements dans le
feuilleton qu’il vit avec Helen ont eu pour effet de libérer Roché de sa
chasteté consentie. Mno reprend sa place dès lors que l’enfant n’est plus
attendu et que la rupture est entendue. Il a bien compris que l’exclusivité
exigée par Helen n’était pas faite pour lui. Il rencontre d'autres femmes,
renouvelle des situations déjà connues, en expérimente de nouvelles. Il se rend
une fois encore au bordel.
Il fait la connaissance de Mathilde
dans une boutique. Il la nomme Vyerge, d'abord. Il s'agit pour lui de
l'explorer pour son propre compte et veut avec elle se débarrasser d'Helen.
Mais il avoue aussi une autre mission : celle de l'éclairer à l'amour.
Elle pourrait faire le fils, mais Roché ne le veut pas. Il s'agit là d'un cours
d'amour physique sans que le sentiment n'y puisse rien : des caresses dans
l'arrière boutique à la nuit passée chez Janot (le 10 mars), puis régulièrement
dans la boutique, Roché joue son rôle de libérateur mais limite cette relation
en racontant Mno. Pourtant son rôle de Pygmalion crée un espoir pour Mathilde.
Elle est l'objet de nombreuses comparaisons avec Helen, physiquement,
sexuellement, quant à sa vocation profonde de mère...
Vyerge n’est pas la seule. Le 6 mai,
au Ciné Opéra, il se trouve à côté d'une russo-grecque, qu’il nomme Assia, avec
laquelle il couche, mais qui l'ennuie vite car trop exigeante. Et le 17 mai, il
retrouve Natacha, qu'il avait connue adolescente, éprise de lui. Après deux
promesses de mariage non tenues, elle est devenue chanteuse. Ils se retrouvent
régulièrement, elle trouble Roché mais il respecte sa virginité tout en
l'initiant à de grandes caresses (Il se rend même à la messe le 28 mai pour l'entendre
chanter).
Que cherche-t-il ? Il est
pris à nouveau dans un tourbillon de femmes à travers lesquelles il espère
masquer son échec. Il retrouve aussi sa vocation, celle qui justifie
tout : il se sent une mission envers Vyerge, aussi appelée Y., et Natacha :
Il me semble que je remplis envers Y et Nata
un devoir social urgent, celui de leur donner
une conscience sexuelle suffisamment développée pour qu'elles choisissent leur homme, leur mari, en
connaissance de cause[26].
Mais il s'interroge aussi sur
lui :
L'émotion sexuelle est-elle mon moteur
essentiel[27]?
Etudier, pour mon plaisir, mais pour le
bénéfice futur d'autrui, le
mécanisme de l'amour, comme, différemment,
Stendhal et Freud[28]?
Je ne veux pas accroître la nature ni la
race, mais l'ordonner[29].
Les questions que pose Roché demeurent sans réponse. Mais le fait même de
les poser montre combien Helen est constamment présente à son esprit. Et il y a
une espèce d’appel qui retentit en lui : la froide indifférence d’Helen
dans les lettres qu’elle recommence à lui envoyer, le souvenir de ces dernières
années où le plaisir l’a foudroyé, la chair, somme toute, triste des autres,
tout se mêle pour faire naître le désir de la revoir. L’annonce de son
remariage avec Franz ne diminue pas sa volonté de retourner à Berlin : les
« os » parlent et sentent bien qu’avec Helen, ce n’est pas « une
histoire finie »[30]. Pourtant chacun de son côté s’arme contre l’autre.
Roché souligne à plusieurs reprises combien il est fermé à l’idée d’Helen.
Parfois cependant, il avoue un certain intérêt à la revoir. Il imagine même
séduire sa sœur Ilse pour connaître la réaction d’Helen. Elle, de son côté, a
envoyé une longue missive à Pierre pour lui dire qu’il n’était plus un besoin
pour son corps. Et à Berlin, où loge désormais la famille Hessel, Roché se rend
pour ses affaires.
Pendant toute cette période parisienne, il poursuit sur sa lancée et
travaille beaucoup. Il assiste à la vente Kanhweiler, y achète un Picasso que
le peintre lui signe. Celui-ci, qu’il voit beaucoup, par amitié et pour
affaire, lui donne une aquarelle et dit son accord pour illustrer l’édition
allemande de Don Juan. Roché
rencontre ses amis peintres, organise des ventes pour eux, cherche à vendre le
portrait de Max Jacob, peint par Modigliani et qu’il a acquis sans le savoir
pendant la guerre : le jour où il part pour les USA, il a rendez-vous avec
Modigliani, qu’il ne connaît pas personnellement. Plutôt que d’annuler le
rendez-vous, Roché y délègue un de ses amis (René Delange ?) avec pour mission
d’acheter... n’importe quoi. Trois ans plus tard, rentrant en France, Roché
trouve le portrait de Max Jacob, qu’il connaît bien, mais qui n’est pas un ami.
Il travaille évidemment pour John Quinn, qui intervient au plus haut
niveau de l’administration des USA, pour que ne soit pas remis en cause le Tarif Act autorisant l’entrée en
franchise totale des œuvres d’art sur le territoire des Etats-Unis. Il défend
ainsi la liberté d’échange artistique entre les USA et le monde. Il défend
aussi sa capacité à accroître sa collection. Roché lui vante des Brancusis, et
aussi leurs socles, partie prenante des œuvres. Toujours pour Quinn, Roché rend
visite à Signac, rue Raynard, le 29 juillet 1922. Il sait que Signac possède Le Cirque de Seurat. Il sait aussi que
Quinn veut l’acheter quel que soit son prix. Mais Signac répond qu’il veut le
léguer au Louvre. Roché câble la réponse à Quinn. Lorsque Quinn viendra en
France, il lui présentera Signac.
A la même époque, Man Ray
s’installe à Paris et monte le studio dans lequel il photographiera le
tout-Paris. Roché lui prête de l’argent pour s’installer. Mais c’est à lui
qu’il demande de développer les photos qu’il a faites d’Helen. Man Ray est le
photographe attitré de Roché.
Il écrit aussi pour Barlow, cherche à récupérer son argent pour une pièce
vendue aux USA, refuse une place de lecteur chez Calmann pour ne pas se
disperser, et aussi parce qu’elle n’est pas assez bien payée. De l’argent,
Roché en a désormais, il avoue même n’en avoir jamais gagné autant. Pourtant
cet affairisme ne peut masquer ce qui lui tient le plus à cœur : en relisant le
Journal pour fournir à Helen les
dates dont elle a besoin, il revoit « couler [sa] vie ». Et son idée
de faire de cette histoire une œuvre le poursuit. Une pièce de théâtre qui
mettrait en scène sous la forme de personnages Helen et lui, dans un huis-clos;
ou alors la plupart des protagonistes du drame, avec Franz, Mno, Koch,
Bobann... Il imagine aussi un roman par câble, mais sans donner de précisions
sinon que les câbles seraient adressés à Helen. Il est à la recherche d’une
forme qui convienne à son récit et à sa pensée. La lecture de ses carnets comme
son histoire avec Helen le conduisent à penser l’amour et à chercher « une
loi simple » qui le régirait. S’il n’est pas sûr de lui dans ce qu’il
fait, ou ne fait pas, il est en revanche certain qu’il a raison de chercher
dans cette direction : à la découverte du « Moi » et de
« l’Autre ». Dans son Journal,
on le sent attentif à l’observation de lui-même. Roché lit les ouvrages de
psychologie. Il lit Freud en allemand, avant même sa traduction en France. Une
de ses lectures favorites est toujours De
l’Amour de Stendhal. Il se voit d’ailleurs jouer un rôle identique au sien
:
J'écris,
comme Stendhal, pour l'avenir. Pour quand on traitera les choses sexuelles à la
lumière, et quand on parlera
d'un sexe sur un sexe comme d'une joue contre une joue, avec toutes les nuances que ces choses comportent,
chaque situation étant toujours unique,
sentimentalement et sensuellement[31].
Mais Roché pense plus à écrire son journal qu’à faire réellement œuvre. Il
pense toujours se servir de ses écrits quotidiens, à cause de toute « la
belle matière qu’il a entassée » pour faire un livre ou une pièce. Mais il
reste homme d’action.
Le voyage en Allemagne s’organise. Roché relance ses contacts, écrit aux
Hessel à quel moment il sera à Berlin, les prie de l’excuser pour la liberté
qu’il a prise de donner leur adresse pour faire suivre son courrier. Il prend
aussi la précaution de dire qu’il n’a pas l’intention de rencontrer Helen.
C'est avec beaucoup d'appréhension
qu'il quitte Paris pour l'Allemagne. Il part avec Mno, qu'il laisse chez Wiesel
à Marbourg. C'est la première fois qu'elles se rencontrent, mais elles sont
faites pour s'entendre. Même douceur, même amour silencieux pour Pierre... le
séjour de Mno se passe, à une petite crise près, sans problème, même si Mno
soupçonne une vieille histoire entre eux deux.
Les cinq jours qui suivent, Roché les
passe chez les Dreyfus, à examiner l'état de leur couple, entre Cronberg et
Cologne. Il arrive le 26 août à Berlin, se retrouve seul sur le quai, malgré sa
lettre. A l'hôtel, il reçoit très rapidement un coup de téléphone de Franz qui
présente ses excuses pour son retard. Ils se retrouvent. Roché apprend
l'indifférence d'Helen à sa venue, ses histoires avec Breitenstratten, le
champion de boxe allemand... A la lecture du Journal, on ressent aussi une vraie joie : Franz est venu le
retrouver seul, dans un café, ils ont la nuit pour parler... La vie paraît
parfois si simple. Mais avec Helen, ce n’est qu’une apparence :
l'indifférente Helen téléphone et dès qu'il entend sa voix, Roché est pris d'un
fol espoir. Et le soir même, en présence de Franz, ils se rencontrent. Helen
est distante, ironique et pourtant là. Et contrairement à ce qu'il craignait,
le contact est renoué. Lui, il est pris.
Le lendemain, le 28 août, ils ont
une longue conversation à trois pendant laquelle Pierre et Helen énumèrent
leurs reproches. Elle dit à Pierre que depuis dix mois, elle est vierge,
c'est-à-dire depuis leur séparation.... Et cet aveu touche Roché au plus
profond de lui-même :
Déjà
je songe à notre troisième fils.[32]
Le lendemain, ils partent dîner tous
les trois dans un restaurant des environs de Berlin. Mais un détail retient
l'attention de Roché : Helen a roulé sa chemise de nuit dans un papier de
soie et l'a donnée à Franz. Il s'attend à quelque coup de sa part. D'ailleurs,
très vite, elle annonce un rendez-vous avec UIhe. Roché se demande alors s'il
lui faut partir définitivement. Mais parce que c'est Helen, il décide d'aller
voir quand même... Et lorsque Ulhe arrive, Helen prend à part Roché, qui lui
réaffirme sa liberté. Le repas est sordide pour Roché qui ne mange rien. Lors
du trajet du retour, Helen dit à Roché : « Je t'aime toujours »,
et, avec sa chemise de nuit, part avec Ulhe. Roché ne dit rien. Il se retrouve
avec Franz, son ami, avec qui il reprend sa conversation. Peut-être même est-il
soulagé.
Pourtant dès le lendemain matin,
Helen téléphone à son hôtel. Le seul son de sa voix le fait frémir. Elle lui
dit : « Viens ». Et il vient. En la voyant, il est à nouveau
épris et lorsqu'elle lui raconte qu'elle n'a pas fait l'amour avec UIhe, il peut
la toucher. S’ensuit alors une grande discussion sur leur vie, puis les
premières caresses. Et Helen comprend toutes les femmes de Roché. C'est encore
trop tôt pour faire l'amour, mais ils ont passé leur journée ensemble.
Dès lors, Helen et Pierre forment de
nouveau un couple, avec une cicatrice supplémentaire mais beaucoup de volonté
pour l'avenir. Pierre devait faire un voyage d'affaires à Prague durant une
semaine; il n’y reste que trois jours. Lorsqu'Helen s'en va chercher les
enfants, le retour s'effectue dans la plus grande joie. Même les rencontres que
Roché peut faire avec Ulhe n'ont aucune incidence. Pourtant Helen ne ménage pas
Pierre : le 8 septembre, le lendemain de son retour, elle dit qu'elle va
coucher avec Ulhe, sans amour ni caresse. Le 10, elle explique à Roché la mise
en scène de sa mort : elle le voyait, là, assis au bureau et elle a tiré.
Le bureau en porte encore la trace. Elle ne va pas coucher avec Ulhe. Mais le
29 août, si elle n'a pas exactement fait l'amour avec lui, lui a joui, non en
elle, mais... ne serait-elle pas enceinte ? Toute parole d’Helen est
sujette à caution. Malgré tout, Pierre supporte.
Du 10 au 18 septembre, Roché part
seul chez les Sternheim, à Munich et à Dresde. Lorsqu'il revient, il part avec
Helen pour la mer du Nord, via Hambourg. Ils passent ainsi par les villages de
Husum (qui deviendra l'un des noms du sexe d'Helen) et Busum (qui deviendra le
nom de ses seins). Du 22 au 27 septembre, c'est une magnifique période d'amour
mêlé de mer et de nage pour Helen, qui montre son éclatante supériorité. Seul
le 26, un oiseau mort sur la plage...
Le couple rentre à Berlin le 28 et
Roché peut disposer de l'atelier de Fanny. En fait le plus souvent, il reste
dans l'appartement des Hessel, se précipitant à la fin de la nuit sur le lit
laissé vide par la nouvelle bonne, en vacances. Berlin n’est pas
Hohenschäftlarn, il faut sauver les apparences et les enfants ont grandi. Parce
qu'il lui faut rentrer, Pierre annonce le 15 octobre son départ pour Marbourg,
puis Paris. Les quinze jours ont été essentiellement consacrés à l'amour et
Helen lui dispense cet avertissement :
Souviens-toi
que ta présence m'est chère.
C’est à la fois une parole d’amour
et une menace pour l’avenir.
Roché rend visite à Wiesel, demande des nouvelles du séjour de Mno, puis
regagne Paris le 25 octobre.
A Paris, Roché reprend ses habitudes. Mno, bien sûr, Vyerge aussi. Mais il
est concentré sur Helen, et lui réserve sa jouissance. Helen ne donne pas de
ses nouvelles et Pierre s’inquiète : est-elle de nouveau enceinte ?
Le 7 novembre, il sait qu’elle ne l’est pas. Elle dit aussi sa fidélité.
Roché doit se rendre à Prague en vue de l’achat des droits d’une pièce de
théâtre pour les Etats-Unis. Il écourte son séjour praguois, et le 24 novembre,
il est de nouveau à Berlin. Il ne peut demeurer que quelques jours. Pourtant il
reste dans la capitale allemande aussi longtemps qu’il le peut. Il est installé
dans l’appartement des Hessel, voit Helen toute la journée, la retrouve la nuit
dans sa chambre où elle a posé de grands rideaux cubistes, qu’elle a peints
elle-même et qui racontent l’histoire du « God » et de
« Husum ». Ils connaissent une de leurs grandes périodes d’amour, qui
défient tout, la morale, le temps, l’espace. Le 5 décembre, Roché profite de
son passage à Berlin pour traiter quelques affaires. Le 7, il annonce qu’il
regagnera Paris le 11 décembre. Les deux amants pleurent leur séparation. Et
Helen avoue que, pendant que Pierre travaillait le 5 décembre, elle est allée
coucher avec un autre homme. Roché se souvient que ce soir-là l’amour avait été
particulièrement intense. Comme il le sera de nouveau. Ils réagissent
scrupuleusement selon leur habitude. Roché est d’abord assommé par la nouvelle :
« c’est donc sa fatalité, cela se reproduira donc toujours »,
note-t-il ce jour-là dans son carnet. Helen explique, justifie et avec la même
éloquence que Roché lorsqu’il parle d’Helen à Mno. Elle centre son discours sur
la nécessité de toujours relancer leur amour. Helen l’écrit de sa main dans le
carnet de Roché. Et l’amour est relancé. C’est en faisant des plans pour le
mois de février qu’ils se séparent une nouvelle fois.
La vie à Paris est régulière. Mno, Vyerge qu’il débaptise et appelle Y.,
une autre appelée le Tigre. Surtout Roché cherche à percer le mystère d’Helen,
à comprendre à quel point ses réactions sont semblables aux siennes. Malgré ses
aventures, c’est le triomphe de la raison d’Helen : lorsqu’elle le trompe,
c’est pour protester contre lui. Ses maîtresses, son emploi du temps, ses
départs... Il établit des comparaisons, tente de rapprocher son comportement de
celui de Mno lorsqu’il lui a appris l’existence d’Helen.
Après plusieurs courriers, et des rendez-vous reportés, les deux amants se
retrouvent à Bâle le 22 mars.
Les retrouvailles et les séparations se multiplient, tout comme les
déplacements qui deviennent incessants. Cette fois-ci, Helen aussi se déplace.
Après de lentes retrouvailles, ils
partent pour Lugano. Ce voyage prend des allures de fête pour Helen qui n'est
pas sortie d'Allemagne depuis la guerre et qui redécouvre la profusion des
produits. Mais c'est surtout parce qu'il est une grande fête de l'amour que ce
séjour devient une référence de leur histoire. Ce sont des vacances où tout est
fait pour l'amour. Ils font des photos érotiques que Man Ray développera à
Paris. Ils se laissent bercer par le temps. Le 2 avril, il leur faudra se
séparer après ces quelques jours lumineux. Ils doivent se retrouver pendant
l'été.
De retour à Paris, Roché travaille,
sort, voit Mno. Mais cette période est surtout importante car elle le voit se
lancer dans de nouvelles histoires. Ainsi en est-il de Joëlle, divorcée d'un
premier mari, veuve du père de sa seconde fille et que Roché avait rencontrée
deux fois. C'est elle qui demande à le voir. Douze jours après avoir quitté
Helen, il couche avec elle. Sans risque de faire un enfant. Au fond, c'est
comme dans un bordel, dit-il. Il prévient bien Joëlle de l'impasse dans
laquelle elle s'engage, mais elle veut y croire. Pour Roché, il s'agit
seulement d'une curiosité :
La
clé des reins est chez Helen[33].
Ici la sensation, pas vraiment du
plaisir, est entièrement mécanique, vient du « frottis » et pas de la
« moelle ». La différence est désormais d’ordre physiologique. Et
lorsqu'il se demande pourquoi il entreprend cette expérience, il note cette
phrase, nouvelle justification de son comportement à l’égard de celles qui
l’aimeraient bien tout à fait comme amant :
J'exaspère
mon sens paternel[34].
Il prend la résolution de ne plus
voir Joëlle que comme ami - ce qui ne sera que partiellement vrai -, lui
conseille de prendre d'autres amants. Le 24 mai, jour de cette sage résolution,
il rencontre Irène, qu'il a connue vingt ans auparavant en Hongrie alors
qu'elle n'avait que 15 ans. Elle est divorcée, a perdu sa fille. Elle vient
montrer ses tableaux à Roché. L'aventure dure jusqu'au 30 juin :
Je
ne me suis aperçu de rien sur la pente irrésistible[35].
Ces liaisons ne sont pas réellement
satisfaisantes. D’abord il s’efforce de ne pas jouir, puisque tout doit être
pour Helen et que c’est sa façon à lui d’être fidèle. Mais surtout, elles ne le
laissent pas tranquilles, l’obligent à se questionner, à comprendre et à
trouver des repères par rapport à Helen. Là où il n’était question que de
comparer des corps, des extases, des esprits, il lui faut un discours qui
justifie son comportement. Il croit tenir deux explications : c'est un
devoir envers Helen de constater Irène et Joëlle. Constater c'est-à-dire ici
comparer les autres femmes à Helen pour, chaque fois, mesurer combien elle est
exceptionnelle. Et la résistance à jouir en elles est la preuve de son amour
pour elle. Il ne la trompe donc pas plus qu'elle ne l'a trompé avec Ulhe
puisque cela conforte, développe leur amour. Roché s’abrite derrière
Helen : si elle justifie ce qu’elle a fait, alors ce que je fais est
justifié. Mieux : je ne m’en sers pas comme d’une arme contre elle. Le
principe, on le voit, est à géométrie variable et permet bien des
développements. C’est à ce prix qu’ils peuvent se retrouver facilement à Vérone
le 29 juillet.
De Vérone, ils gagnent Venise, puis
Malamocco. Comme à Lugano, davantage peut-être, c'est un splendide séjour
d'amour et de vacances. Il peut y avoir quelques heurts parfois, notamment à
propos de Mno, qui font remonter les souvenirs du séjour à Weimar, mais le mois
passé en Italie est merveilleux. La mer - Helen est une fille de l'eau -, le
soleil, la simplicité des gens qui les reçoivent, l'absence de rivalité entre
eux, tout concourt à l'idylle parfaite, loin du désordre monétaire et social de
l'Allemagne. Loin du désordre de leur passion lorsqu’elle s’écrit dans la vie
quotidienne. Pourtant, la vie n’est pas tout à fait absente et Helen veut
rentrer, voir ses enfants et retourner à Heidebrink, sur la mer du Nord. Ils
quittent l’Italie le 30 août.
Ils arrivent à Berlin et
s'installent chez Helen. Franz accepte leur présence à condition qu'ils ne
couchent pas ensemble sous son toit. Car Franz, bien que vivant enfermé dans la
petite chambre qui lui sert aussi de bureau, admet mal parfois le comportement
du couple et ce qui pourrait s’apparenter à du non-respect à son égard. C’est
qu’il n’appartient plus à cette histoire : trop d’événements se passent en
dehors de lui. Son attitude s’en ressent. Le 1er septembre, Helen et
Pierre sont à Heidebrink, où ils veulent faire construire une maison, tant ce
lieu sauvage leur plaît. Grand amour, assombri parfois par l'idée de Mno...
mais là encore, la crise est surmontée. Ils parlent architecture, rencontrent un
maître d'œuvre... Le 11 septembre arrive un câble de John Quinn qui oblige
Roché à rentrer à Paris. Avec Helen, ils passeront encore trois jours à Berlin,
où Pierre tente des affaires et le 16 septembre, il monte dans le train qui le
conduit en France.
Ils se retrouvent pour un court
séjour que Roché fait avec John Quinn à Berlin du 20 au 22 octobre et pendant
lequel Roché passe douze heures avec elle.
L'arrivée de Quinn oblige Roché à
beaucoup travailler (de 1O heures à 23 heures, Quinn étant toujours très
exigeant). Au cours de ce séjour, ils rendent visite à Braque, Picasso,
Brancusi, Delaunay, Doucet, Perdriat, Laurencin ... jouent au golf avec
Brancusi et Satie. Quinn n'est pas content du portrait de Derain et le fait
rapporter par Roché...
Roché profite de son
séjour parisien pour entretenir ses amitiés. Il rend visite presque chaque jour
à Brancusi, à qui il a présenté Joëlle, laquelle est devenue la maîtresse du
sculpteur. A Man Ray aussi. Il voit Parade,
s’enthousiasme pour le Marchand d’oiseau,
qu’a écrit Hélène Perdriat sur une musique de Germaine Taillefer. Le 6 juillet,
il assiste à une réunion Dada, au théâtre Saint-Michel, qui se termine en
pugilat général, où Eluard et Aragon tombent sur Tzara. Il se contente de
remarquer que lui se serait certainement mieux battu... Il prépare une
adaptation d’Hamlet pour son ami le
chanteur Vanni-Marcoux et projette de travailler avec Gance. Et lorsqu’il
retrouve Signac avec Quinn, pour que ce dernier prenne possession du Cirque de Seurat, Roché est fasciné par
ce peintre, qu’il connaît peu, et qui a deux ateliers, deux appartements, deux
femmes... Roché présente donc Quinn à Signac. Quinn, qui sait la volonté de
Signac mais veut le tableau à tout prix, lui présente son achat ainsi :
- Monsieur Signac, je veux acheter le Cirque pour le léguer au Louvre !
- Par exemple ! Alors je vous fais
un prix ! (Il le mentionna.)
- C’est juste. J’achète. Je lègue.
Je fais une lettre tout de suite ?
- Pas besoin. Vous l’avez dit. Cela suffit[36].
Quinn, Jeanne Foster et Pierre
partent tous trois faire un voyage en Italie du 6 au 16 octobre: Venise,
Bologne, Florence, Sienne, Pérouse, Assise, Rome... au cours duquel Roché
observe ce drôle de couple qui fait chambre à part. C’est en effet le plus
souvent Roché qui partage la chambre de Quinn. Un problème cardiaque l’oblige à
ménager sa santé. Quand Quinn quitte Paris, avec Jeanne, Roché ne sait pas que c’est
la dernière fois qu’il voit le collectionneur américain. Le tableau de Seurat
ne tardera pas à rejoindre les galeries du Louvre.
Le 7 décembre, il reçoit une lettre d'Helen qui annonce la réalisation de
la charpente de leur maison. Et lorsqu'on interroge Roché sur ses amours, il
parle de son « impuissance d'amour à cause de son amour ». Le Journal ne mentionne plus aucune
maîtresse... Les voyages, les affaires conduisent-ils à stabiliser la situation
amoureuse ?
A cause d’une grippe, Roché finit l’année dans les souvenirs, relisant ses
carnets et triant des photos. Il en est certaines, tirées par Man Ray, qui ont
été prises lors des vacances à Lugano, qui les mettent en scène tous les deux
et que Roché trouvent « effrayantes de beauté » :
C’est beau. Pourquoi les peintres ne
peignent pas ça ? - Voilà le vrai
sujet humain, le plus important[37].
Cette année est marquée par deux événements importants : la mort de
John Quinn et les séjours d’Helen à Paris.
Picasso vient voir Roché et lui dit qu’il a trouvé chez Kahnweiler, le
marchand exclusif de Picasso et de Braque, dans sa cave, sous la poussière,
roulée, une toile de Rousseau qui pourrait intéresser John Quinn. Roché se rend
chez Kahnweiler, voit le tableau, met une option. Il câble à Quinn, qui hésite.
Roché insiste, multiplie les câbles. Finalement, Roché achète pour Quinn cette
grande toile du Douanier Rousseau : La
Bohémienne endormie. Il achète pour lui un Braque. Peut-être s’agit-il de
celui qu’il a vu rue Vignon, chez Kahnweiler - c’étaient alors les débuts du
marchand d’art - et qu’il n’a pas acheté le jour même. Quand il revient, la
toile est déjà vendue et Roché dit avoir patienté vingt ans avant de la
retrouver et de pouvoir l’acheter. Entre temps, les prix ont considérablement
augmenté. Mais Roché gagne de l’argent. Grâce à ses diverses collaborations, et
surtout à son travail avec Quinn. Mais les nouvelles qui lui parviennent sur sa
santé sont très mauvaises et le 28 juillet, Jeanne envoie un câble à
Roché : John Quinn est mort.
Roché prépare les faire-part pour ses amis français, écrit une notice pour
les journaux. S’achève ainsi une collaboration exemplaire. Il y a deux mille
cinq cents pièces dans la collection Quinn. Sa dispersion sera un des problèmes
dont Roché aura à s’occuper.
Marcel Duchamp qui connaissait bien Quinn aussi - Quinn possédait trois
Duchamps que le peintre rachètera - est à Paris. Il retrouve Roché.
Curieusement, Roché n’en profite pas pour se faire introduire dans tout le
milieu de l’avant-garde littéraire que fréquente assidûment Duchamp. Il connaît
bien Man Ray, Picabia, Duchamp, mais ne devient pas un familier de ceux qui
constituent le groupe des surréalistes. De même, il connaît bien Gallimard,
Copeau, Gide un peu, mais il ne participe pas à l’entreprise de la NRF. S’il
est de plein pied dans l’aventure de la peinture, il est en retrait de
l’activité littéraire.
Ses rencontres avec Duchamp
concernent en fait plutôt les femmes. Ils ont tous deux une longue pratique
commune, acquise lors de leur séjour à New-York pendant la guerre. Mais si
Duchamp n’a pas changé, Roché lui s’est assagi et refuse de participer au cadeau
que trois charmantes jeunes femmes veulent faire à Marcel. En entendant le
récit de la nuit, il regrette de ne pas s’y être rendu mais est content d’avoir
tenu bon. Seule la fréquentation de Mno est possible pendant cette période.
Aussi est-il « pur » lorsqu’Helen arrive à Paris le 1er
mars. C’est la première fois qu’elle vient à Paris depuis le début de leur
amour. La voici sur le terrain de Roché.
Clara étant en Arago, il installe
Helen à l'hôtel Récamier, place Saint Sulpice. Les retrouvailles sont
faciles : c'est simple, naturel, en même temps incroyable. L'essentiel du
temps se passe dans cette chambre d'hôtel jusqu'à épuisement sexuel. Entre
leurs ébats, ils profitent de Paris pour faire de nombreuses courses et
reprendre leurs discussions, notamment sur leur histoire et leur
équilibre :
Si Franz a racine en Luk et Meno en moi, nous
devons leur donner la sève, les nourrir. Notre
amour est assez fort, assez généreux pour cela[38].
Ce sera le leitmotiv de
l’argumentation de Pierre.
Le 13 mars, ils partent faire un
voyage dans les Landes. Ils sont logés au milieu d'une communauté de résiniers,
dans une maison très simple, et mènent une vie très rustique. Ils se promènent
dans les dunes, profitent de la plage pour prendre des bains nus, chassent.
Pierre note combien un tel mode de vie simplifierait leur histoire.
Le 18, ils reviennent à Paris et
reprennent jeux érotiques et discussions. Il s'agit de savoir comment surmonter
cette jalousie maladive, car plane toujours l'ombre de Mno (qui croit Roché
occupé avec des Américains) et celle d'Ulhe qui est Paris. Pour chasser ce
sentiment, Roché accepte de le rencontrer avec Helen. Mais il préfère sûrement
l’emmener chez Picasso qui dit se souvenir très bien d'elle avant la guerre.
Le 22 mars, au moment du départ pour
Berlin, Helen aura cette phrase : « Tu mens presque aussi bien que
moi ».
Le séjour s’est plutôt bien passé et l’avenir se construit peu à peu. Mais
il reste des ambiguïtés, des provocations. Surtout Roché s’est vu dépossédé de
son emploi du temps, au profit exclusif d’Helen. La dernière phrase de celle-ci
est lourde de menaces aussi. Dans la rhétorique du trompé trompeur, elle a une
longueur d’avance. Roché n’a pas vraiment confiance. D’autant que les lettres
qu’envoie Helen sont pleines d’ombre et de mystères quant à ce qu’elle fait
avec les hommes. Aussi, lorsque le 16 juin, il reçoit une lettre qu’il juge ambiguë,
Roché exige sur le champ qu’Helen lui réponde par télégramme l’un de ces mots :
Pure ou Impure. Helen s’exécute et répond : « Purs ». La présence du s inquiète Roché davantage. Il
réitère sa demande. Le 24 juin, il retrouve Saintonge (Yvonne Crotti) et couche
avec elle sans attendre la nouvelle réponse d’Helen qui arrive le 27 :
« pure, pure, pure ». Mais avec Saintonge, « le God ne marche
pas, il est uniquement à Luk ». Pourtant lorsque quelques jours après, le
7 juillet, il lit dans la nouvelle lettre d’Helen :
Pierre
pardonne-moi: c'est arrivé. Je ne sais pas bien comment...
Roché est
certain qu'Helen vient de le tromper. Il hésite sur le comportement à suivre,
puis décide :
Luk
veut la guerre d'amour. Je la lui donnerai.
Il s'agit de « mettre son amour en danger pour le grandir » et
donc de tromper Luk avec Saintonge, ce qui est fait le 8 juillet. Il n'a pas de
regret, mais pas envie de recommencer. Ce qu'il fera pourtant le 15 juillet,
ainsi qu'avec Mno (14 et 15 juillet). Entre temps, il distille les informations
par lettre à Helen, en espaçant savamment l'envoi des missives pour qu’elle
connaisse elle aussi le poison du doute. Le 16, il en reçoit une d'Helen qui
explique le contresens de Roché : en aucun cas elle ne l'a trompé. Il en a
une profonde réaction physique et ressent un amour intact pour Helen. Il craint
maintenant sa vengeance. Il l’invite à Paris. Helen arrive le 4 août, elle ne
s’est pas vengée. Le séjour débute par une longue mise au point. Puis l’amour
fou reprend, sans précaution. Ils vivent un mois à Paris, au cœur de l’été,
passant le plus clair de leur temps dans l’appartement du boulevard Arago,
folâtrant dans les ateliers, chez Brancusi notamment qui leur fait la cuisine.
C’est au cours de cet été-là qu’Helen se blesse à la tête en perdant
connaissance dans un théâtre et qu’elle sort de l’hôpital le visage tuméfié.
Il y a bien des crises, des malentendus, des critiques, mais la situation
se rétablit vite. Jusqu’au 5 septembre : Roché arrive en retard car il a
été retenu par ses affaires. Il passe chercher Helen pour aller dîner. Mais
après la soirée, elle éclate : soupçons, reproches. Et Saintonge, et
Mno... Les vacances dans le midi, prévues pour ce mois de septembre, sont
menacées. Les crises jusqu’alors ont ceci de bon qu’elles permettent aux amants
de vivre une nouvelle flambée d’amour. C’est ce qui se produit ici encore. Ils
partiront dans le midi et auront un de ces mois lumineux. Mais Helen est en
manque de ses enfants. Elle retourne à Berlin, Pierre à Paris.
La crise qui sévit en Allemagne a ruiné les Hessel. Franz travaille de
plus en plus pour l’éditeur Ernst Rowolt et programme plusieurs traductions
importantes : par exemple, les œuvres complètes de Balzac, dont il traduira
personnellement plusieurs romans. Il a aussi en projet la traduction de A l’ombre des jeunes filles en fleurs en
collaboration avec son ami Walter Benjamin. Malgré tout, les revenus demeurent
insuffisants pour faire vivre la famille. Helen accepte alors de devenir la
correspondante parisienne de la rubrique « Mode » du grand quotidien
allemand : die Frankfurter
Allgemeine Zeitung. La famille Hessel déménage et s’installe à
Fontenay-aux-Roses dans une grande maison. Cette fois-ci, Helen est à Paris et
sans date de départ.
La maison de Fontenay a d’abord un aspect estival. Chacun y trouve sa
place, même Franz qui s’isole en bas. Roché y est très souvent et semble croire
un moment au miracle. Chacun travaille, et ils se retrouvent ensemble sous
l’œil de Franz, qui joue toujours un rôle modérateur dans leurs crises. Les
enfants vont à l’école française et Emmy, qui est là aussi, sait assez de
français pour se débrouiller chez les commerçants. Mais après avoir travaillé
avec Walter Benjamin qui est aussi à Paris et qui a failli s’installer chez
eux, Hessel rentre à Berlin. Son absence rend toujours l’équilibre entre Helen
et Pierre plus précaire. Surtout, il n’est pas question de vacances. Pierre
mène aussi sa vie professionnelle. Ainsi il doit s’occuper de la collection de
John Quinn et il se rend aux Etats-Unis.
En 1926, après sa mort, j’ai passé
une quinzaine de jours, seul dans son appartement de Central Park, parmi sa collection : 30 Brancusis, 20
Picassos, le reste à l’avenant.
Je voyais les œuvres, les dates
d’achats. Je suivais sa marche audacieuse[39].
Il achète lui-même une série de tableaux et avec Duchamp, qui a déjà
racheté ses trois toiles, et avec l’accord de Brancusi, il organise un montage
financier qui lui permet d’avoir en copropriété les œuvres du sculpteur.
L’achat se fait pour 8 500$, soit la moitié du prix que Quinn les avait
achetées[40]. L’année suivante, Roché rachète les parts de Duchamp (ce sera sa
principale ressource à cette époque) et acquiert la totalité de la collection.
Il en vendra une partie, notamment l’un des Oiseaux
au photographe américain Edward Steichen, qui conduira Brancusi à porter
plainte contre les Etats-Unis pour non-respect du Tarif Act pour lequel John
Quinn s’était tant battu. Il en vendra d’autres à Louise et Walter Arensberg,
installés en Californie, par l’intermédiaire de Duchamp, qui est resté en
contact avec eux.
Il s’intéresse toujours aux nouveaux peintres dont les débuts sont
forcément difficiles et n’hésite pas à vendre des tableaux qui ont pris de la
valeur pour soutenir ceux qui en ont besoin. Roché n’est pas un mécène, ses
moyens ne le lui permettent pas. C’est un observateur avisé qui fait des paris
sur l’avenir. Ainsi, il soutient Pedro Pruna, jeune peintre espagnol. Ou encore
Georges Papazoff[41], bulgare comme Pascin dont il fera le sujet de son
livre Pascin...Pascin...Pascin...,
qui arrive à Paris en 1924 et qu’il prend en charge financièrement : dès
1925, il paie une série d’eaux fortes de son nouveau protégé. C’est
certainement Roché qui lui fait connaître Duchamp, et c’est ainsi qu’il entre
dans la « Société Anonyme ». Roché le suit longtemps, l’invite dans
ses séjours à Saint-Robert, notamment, en 1930, d’où il ramène une série de
toiles. L’année précédente, en 1929, Roché a vendu un tableau d’Utrillo pour en
acheter plusieurs de Papazoff. A la fin de sa vie, ce dernier est toujours dans
sa collection, avec par exemple La flotte
passe à l’attaque.
La vie professionnelle de Pierre est donc chargée. C’est elle aussi qui
permet d’améliorer l’ordinaire de la famille Hessel, par de menus cadeaux, une
voiture pour Helen par exemple. Mais dans la vie parisienne de Pierre, il ne
peut y avoir qu’Helen. Il y a Clara bien sûr, qui, comme mère, se manifeste
toujours. Et puis Mno. La situation est nettement plus délicate. Autant il est
facile de trouver de bons motifs pour ne pas se rendre rue Froidevaux pendant
dix ou quinze jours, autant l’exercice est impossible dès lors qu’Helen est
installée pour une durée indéterminée à Paris. C’est d’autant plus difficile
que la famille Hessel s’est installée dans un appartement de Montparnasse, le
quartier de Pierre, de Clara, de Mno. Mno qui, en 1927, prend et lit un carnet
de Pierre. Et qui comprend, c’est assez facile, tout.
La scène est d’une violence extrême. Car pour Mno, Helen est oubliée,
cette histoire d’enfant franco-allemand appartient au passé. Et la voilà qui
occupe tout le temps que Pierre ne lui consacre pas. Tout est faux depuis le
début, les absences de Pierre n’étant que du temps passé avec d’autres, les
promesses n’étant que mensonges. Clara l’avait pourtant prévenue qui lui avait
dit un jour, en Arago, que, dans ses carnets, Pierre écrivait quand et avec qui
il la trompait. Nous n’avons aucun témoignage direct de Mno. Mais il y a plus
de vingt ans qu’elle aime Pierre d’un amour exclusif. Pendant vingt ans elle a
attendu patiemment qu’il vienne la rejoindre quand il le voulait. Et ces vingt
ans n’ont été que vingt ans de mensonges. Bien sûr, elle n’a pas été dupe. Elle
s’est bien rendu compte que Pierre lui mentait. Plusieurs fois, elle le
questionne légèrement. Ce qui permet à Pierre de se croire autorisé à lui
répondre légèrement aussi. Quand elle rencontre Wiesel chez elle, à Marbourg,
elle conçoit bien des soupçons. Et cette affaire avec l’Allemande en est une
preuve éclatante. Mais toujours il lui revient et redit ces mots, des mots pour
l’éternité. Sait-elle seulement qui a profité de l’appartement de la rue
Alésia, qui était le leur ? Là encore, des doutes, certainement, mais rien de
précis pour les étayer. Et aucune volonté de voir clair, Pierre étant son seul
amour. Ne lui a-t-il pas promis, à de multiples reprises, qu’ils vieilliraient
ensemble ? La lecture du carnet impose de voir la réalité autrement qu’on la
voudrait. Pour Mno, tout s’effondre. Et si tout s’effondre pour elle, tout
s’effondre pour lui aussi. Car, quoi qu’il arrive, Mno reste son sommet stable.
Helen a essayé de tout envahir, mais en venant vivre en France, elle n’a fait
que vérifier ce que Roché soupçonnait déjà : l’intensité de leur amour ne
résiste pas au temps ni au quotidien. Mno est encore et toujours le point de
repère sans lequel la vie ne peut se faire. Mais quels mots trouver pour
l’expliquer. Malgré la crise, Mno écoute, parle encore. Mais les paroles ne
suffisent plus. Puisqu’elle ne peut plus lui faire confiance, elle veut que la
situation soit inscrite dans la loi. Et pour désamorcer la crise, c’est-à-dire
pour éviter qu’elle ne devienne fatale, à l’un ou à l’autre, Roché respecte la
promesse qu’il lui a donnée : l’épouser quand elle le voudrait. Le 22
décembre 1927, à la mairie du XIVème arrondissement, Maria Pauline
Bonnard, dite Germaine, épouse Henri-Pierre Roché, dans le plus grand secret.
Germaine et Pierre forment un couple désormais légitime. Mais elle habite rue
Froidevaux, lui boulevard Arago. Et il a au moins une maîtresse en titre, qui
attend beaucoup de lui, une Allemande, Helen Hessel. Cette même année, il a
appris la mort de Margaret Hart, son premier amour anglais. Henri-Pierre Roché
est à un tournant de sa vie.
Les déboires conjugaux n’empêchent pas Roché de mener sa vie mondaine. Il
continue de rencontrer ses amis peintres et sculpteurs, achète et vend des
tableaux. La mort de Quinn a mis fin à une stabilité financière, même si, grâce
au rachat à prix intéressant de certaines œuvres, il n’est pas dans le besoin.
Mais entretenir des peintres suppose aussi un fonds de roulement important.
Comment rencontre-t-il le maharajah d’Indore ? Certainement par son réseau
artistique. Il devient conseiller d’art et de décoration pour ce maharajah qui
s’établit à Saint Germain en Laye. Il travaille assez peu avec lui : c’est
son fils qui pour des questions de politique anglaise lui succéde rapidement.
C’est le début d’un conte des Mille et
une nuits, chargé quand même de quelques rappels à la triviale réalité. La
fonction de Roché est difficile à définir. Ce sont ses connaissances en matière
artistique qui le font embaucher. On lui demande plus que cela. Mais en
contrepartie, il gagne une sécurité financière qui ne lui fera plus jamais
défaut. C’est à ce titre que pendant cette période, Roché accompagne le jeune
maharajah Yeshwant Rao Holkar d’Indore, qui ne peut exercer le pouvoir avant
vingt-et-un ans, en France, en Europe Centrale, en Grèce. Il reste avec lui un
certain temps à Oxford où il effectue ses études. C’est en 1929 qu’il l’initie
à l’art moderne. Mais sa tâche est plus large. Il doit savoir choisir des
tissus, trouver des meubles, retenir des hôtels; plus tard, il sera même chargé
en partie de l’administration des biens immobiliers français de celui qu’il
appelle « Bala ». Si sa fonction est difficile à définir, en revanche
sa disponibilité doit être permanente. Roché doit se rendre dans les meilleurs
délais au rendez-vous, en France et n’importe où dans le monde, dès que Bala
l’ordonne. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes quand il s’agit de
New-York. Ce qui peut être agréable lorsque c’est sur la Côte d’Azur, où le
maharajah mène grand train.
Pendant ce temps et sans doute à cause de ce temps qui lui est volé, les
rapports avec Helen se dégradent. Elle tente bien de le rendre jaloux pour
rallumer la flamme, mais c’est un stratagème qui ne fonctionne plus ou mal. Les
crises n’en sont que plus violentes. Helen couche avec un revolver sous son
oreiller. A l’occasion d’une dispute, elle le sort, le braque sur Pierre. C’est
ce que Roché appelle les « revolver-night » Et sous la menace,
Roché parle, explique, explique encore qu’il ne veut en rien changer sa vie,
qu’il ne peut laisser Mno... Et lorsqu’Helen baisse son revolver, il a bien
l’idée de partir, mais par manque de courage et par pitié pour elle, il reste.
S’il le peut, il ne parle pas, il la bat avec cette technique particulière du
boxeur, qui consiste à envoyer une rafale de petits coups qui étourdissent plus
qu’ils n’assomment la victime. Pourquoi Roché se rend-il encore chez
Helen ? Par résignation, habitude, pitié ? Pas par plaisir en tout
cas, même si certaines nuits lui en procurent encore.
A partir du 28 février 1929, Clara
entre en agonie. Elle se meurt d'un cancer. La disparition de sa mère est très
importante pour Roché qui a toujours vécu avec elle, et, au fond, sous sa
coupe. Elle meurt début mars. C’est l’occasion pour Roché d’un compte rendu
très détaillé des derniers instants de sa mère. Avec la remontée des souvenirs
liés à cet instant. Et l’énumération des ressentiments. Et de ce qu’elle
emporte. Roché ne quitte plus Arago. Elle meurt doucement dans la nuit. Elle
est veillée par ses amis, très nombreux. Aussi par celles qui ont tenté de lui
prendre son fils : Helen, Mno, Janot. Man Ray passe aussi, prend des
photos.
Comme le Vieux Pape, la grand-mère, Clara est incinérée au Père Lachaise,
où Pierre se rend accompagné de Mno et de Marie, la vieille bonne.
La mort de Clara ouvre une nouvelle étape et règle quelques comptes.
Pierre comprend bien qu’il ne réalise pas encore la disparition de celle qui
fut sa mère et avec qui il a vécu pendant presque cinquante ans, bon gré mal
gré, souvent en conflit, mais respectant néanmoins ses avis, au moins pour la
préserver. La mort de Clara lui procure un sentiment d’indépendance, entre
autres choses, parce qu’il occupe désormais seul l’appartement d’Arago. En même
temps, cette mort va compliquer un peu sa vie. Pour des histoires d’argent, Mno
et Helen demandant leur part d’héritage. Roché a depuis longtemps acheté sa
tranquillité : c’est lui qui entretient Mno, pour la plus grande part,
même si elle fabrique des poupées qu’elle vend. Et il donne régulièrement de
l’argent à Helen, ou lui fait des cadeaux. La mort de Clara, c’est un peu la
mort de leur belle-mère - ce qui est vrai pour Mno. Mais si les problèmes
d’argent sont pénibles, il en est d’autres d’une importance plus grande encore.
C’est que pendant l’agonie et la mort de Clara, une nouvelle personne a fait
irruption dans la vie de Pierre.
Elle s’appelle Denise Renard. C’est René Delange, l’ami intime de Roché,
journaliste à l’Excelsior et
travaillant aussi pour le cinéma, qui la lui présente. Denise est la meilleure
amie de Cam, la nouvelle fiancée de René. Denise Renard est née en 1894. Elle
est de santé très fragile et a la vertu du calvinisme dans lequel elle est
élevée. Elle se consacre totalement aux aveugles victimes de la guerre, perd
son fiancé en mai 1918. Elle est soignée pour ses troubles neurasthéniques.
Lorsque meurt sa mère qu’elle a veillée, elle quitte son père, s’installe à
Paris en 1920, y achète un magasin d’antiquités en 1921 et travaille dans la
décoration. Elle a un amant Jean Thurian, de 1921 à 1928, puis un autre Henri
Descoins. Elle a fait deux tentatives de suicide, est soignée par le docteur
Wallon, que Roché connaît puisqu’ils ont fait leurs études ensemble à Louis Le
Grand. Lorsqu’elle rencontre Pierre, en février 1929, elle sait qu’elle va se
faire opérer d’un sein. Quand elle apprend la mort de Clara, Denise se rend
boulevard Arago. Et c’est dans la chambre de Pierre, à quelques mètres du corps
de Clara, qu’ils font l’amour pour la première fois. Roché note :
Il
semble que la mort ait une influence érotique[42].
Particulièrement chez Pierre, qui n’oublie pas non plus de remercier comme
il se doit Mermaid, l’infirmière qui a soigné Clara. D’autres encore...
Mais pour Denise, c’est autre chose.
Dès leurs premières rencontres, Roché sent sa fragilité, semblable à la
sienne. Il raconte sa vie, elle raconte la sienne, lui dit qu’elle n’est pas
viable. Elle a pourtant un grand désir de maternité. Est-ce à cet instant que
Pierre focalise sur elle son besoin de paternité ? Cela fait-il son chemin
doucement ? En tout cas, c’est au moment de la mort de sa mère, lorsqu’il
prend conscience qu’il est le dernier Roché qu’il accepte de faire un petit
« Pierre Denis » à cette femme fragile, pour lui donner une poupée
pour la vie. Pierre ne renonce pas à ses utopies et a l’idée de présenter
Denise à Mno, au moment où Denise est hospitalisée après son opération du sein.
Mno l’appellera « la cancéreuse ». La rencontre est manquée. C’est
que pour Mno, tout enfant de Pierre avec une autre qu’elle met fin à la
suprématie à laquelle elle s’accroche grâce à son contrat de mariage.
Ce qui permet à Denise d’être
adoptée immédiatement par Roché, c’est
qu’il a d’abord commencé par lui raconter sa vie, et qu’elle a tout
accepté en bloc. Même Mno, même Helen. Et Denise organise sa vie en fonction des
impératifs de Roché qui lui raconte tout. Il dépose son Journal chez elle pour être sûr qu’Helen ne le trouve pas. Or cette
confiance en Denise est réciproque. Elle aussi tient un journal, comme le lui a
recommandé le docteur Wallon, et régulièrement, ils les échangent. Si Denise
est une parfaite nouvelle partenaire, celle qu'il faut pour faire le fils, son
irruption ne va pas sans poser quelques problèmes. Avec trois maîtresses
régulières et exigeantes, Roché court tout le temps : le 16 décembre 1929,
par exemple, parmi beaucoup d'autres jours : à midi, il se fâche avec Mno
qui lui reproche Denise. Il va chez Mermaid pour se calmer, prend rendez-vous
avec elle pour dîner. Arago, 4 heures, une jeune femme (nous ne savons pas qui
) se décommande, hélas. Il téléphone à Denise, qui lui annonce qu'elle a fait
une fausse-couche. Il va dîner avec Mermaid (il avait été quinze jours sans la
voir vraiment) : « un charmant petit bordel bref »; il retourne
en Arago où il lit une lettre de Pallas, sa vierge américaine, qui lui demande
un enfant; à minuit, il est chez Den pour la consoler. Encore Helen ne
s'est-elle pas manifestée.
Malgré tout il travaille. Il le
doit. Il lui faut entretenir Mno, aider Helen, subvenir aux besoins de Denise
et se préparer à avoir un enfant. Il organise une exposition Pruna à Barcelone
qui est un grand succès. Il transforme presque son appartement d’Arago en une
galerie d’art où il présente ses œuvres à ses amis ou à des clients potentiels.
Il travaille donc beaucoup à son
activité de marchand d’art. Plusieurs fois, il est appelé par Bala : en
Italie où il retrouve Lugano; à Vienne pour la dernière rencontre entre Bala et
Louise, sa maîtresse. Ses fonctions l’obligent à prendre la femme qu’on a
choisie pour lui. A Paris en octobre 1929. A la fin de 1930, alors qu’il est
officiellement maharajah, Bala revient en France, voyage en Europe. Roché le
voit fréquemment et c’est l’occasion de festivités en tous genres. Les sorties
sont luxueuses (hôtel, repas, voitures, tout respire l'argent...) et l'on
s'amuse beaucoup : on tourne même un film à Berlin, dont le scénario a été
demandé à Roché le jour même du tournage et où il apparaît brièvement sous les
traits d'un musicien et d'un bandit: Le
Trésor de Tuy-Tuy-Katapa. Roché achète beaucoup pour Bala, pas forcément
des toiles, surtout des meubles et des tapisseries, achats auxquels Denise
prend une part de plus en plus importante.
Il travaille aussi à des adaptations
cinématographiques avec Delange. Il rachète les 1900 invendus de Don Juan, s’interroge sur l’échec de son
livre, se demande s’il ne rajouterait pas un épisode sur la vieillesse de Don
Juan.
Le 5 septembre 1930, Roché apprend
que Denise est enceinte. Toute la première partie de l'année est consacrée à
cette conception et après deux tentatives ratées, et un traitement, Denise
attend enfin un bébé. Malgré son état, elle semble se satisfaire de la vie de
Roché sauf lorsqu'elle le conduit loin d'elle trop longtemps. Avant le
traditionnel voyage à Saint Robert avec Mno, en mai 1930, Denise lui écrit et
le menace de le tromper, ce à quoi Roché répond : « qu'elle fasse
tout ce qu'elle jugerait bon pour notre amour, même revoir Jean » qu'elle
va effectivement revoir. Lors du deuxième séjour à Saint Robert en octobre,
elle est malade de l'absence de Roché et rêve à des chapelets de bébés morts
que lui tend Mno. Elle a pourtant passé un bon séjour à Chamonix et le bébé
tient.
A cet enfant, il faut maintenant
préparer un avenir : c'est-à-dire trouver une solution pour qu'il reste
bien à Denise sans qu'on sache qu'il est son enfant et celui de Roché. Se met
au point une solution compliquée : il faut l'abandonner, puis l'adopter.
Pour que cette grossesse scandaleuse ne fasse pas trop d'histoire, Denise doit
laisser son appartement et s'installer dans une pension pendant les deux
derniers mois.
Elle accouche de Jean-Claude, leur
fils, le 11 mai 1931. Denise paraît avoir surmonté la maladie, les traces d'un
passé encore cuisant et la jalousie. Sa grossesse s’est passée sans trop de
problèmes malgré sa santé fragile. Comme convenu, deux mois avant la date de
l’accouchement, elle a quitté son appartement et s'est installée dans une
pension à Bellevue avec Roché sous le nom de Mr et Mme Bernard. Denise a tout
accepté : que Mno reste la femme légitime, que l'enfant soit abandonné dès
la naissance. Ils prennent conseil pour que cette procédure conduise
immédiatement à une adoption du bébé par Denise. Et règlent également leur
testament. Le 11 mai naît donc Jean Claude Pierre, de père et mère inconnus,
adopté par Denise Renard. Le père est d'ailleurs absent le jour de la
naissance, se trouvant à Londres pour régler des affaires financières avec
Bala. Roché note sa fascination pour la grossesse et aussi partiellement pour le
bébé : mais dès que celui-ci pleure, il bat en retraite. Il passe dans la
semaine en moyenne deux soirées avec femme et enfant, s'amuse de leur
spectacle, l'admire souvent. Ses voyages le reconduisent étonné devant la
croissance de Jean-Claude. Il le regarde grandir et éprouve une grande
fierté :
Je
suis content qu'il ait, jusqu'ici, mon p.h., ce que j'ai de mieux"[43]
Il reste une difficile appropriation
de l'enfant par son père dont témoigne une hésitation fréquente sur le
possessif à employer : « son [celui de Denise] enfant, notre
enfant ». Mais dès la fin de l'année, il pense avec Denise à lui faire une
petite sœur, ce qui vient d'être médicalement autorisé. Cette naissance est
évidemment l'occasion de retour en arrière pour Roché, notamment sur les
enfants qui n’ont pas vu pas le jour, avec Mno - et les problèmes avec Clara
ont joué de tout leur poids -, avec Helen et le souvenir de ses avortements.
Pourtant la situation avec Mno n'est
guère plus simple, mais Roché garde pour elle une tendresse et un amour qui
paraissent infinis. Et leur relation a appris à s’inscrire dans le temps, dans
l’habitude. Les séjours à Saint-Robert, la maison de Roché en Corrèze, sont
l’occasion pour Pierre de dire et de manifester son amour. Ce qui ne va pas
sans crises pourtant : et celles-ci s'accélèrent même, sont de plus en
plus violentes et rapprochées. Mno congédie Roché, lui interdit de partager ses
nuits. Le 22 septembre 1931, une nouvelle crise éclate et Mno reproche une fois
encore à Roché ses autres femmes. Elle lui demande même d'écrire sur sa
tombe : « Son mari la tua ». Roché ne peut que redire son amour.
Cette crise, Roché la raconte à Denise avec les réflexions qu'elle a suscitées.
C'est alors Denise qui pleure et ne supporte pas, malgré son air calme et son
ironie distante, la présence des autres. Elle aussi est prise de spasmes,
d'étouffements.
Elle a emménagé dans une maison à
Bellevue et peut s'occuper, lorsqu'elle ne travaille pas, de Jean-Claude,
« le petit Poto ». Celui-ci pose quelques problèmes à son père,
lorsqu'il le voit, pleurant toujours un peu plus. Mais il se noue un certain
rapport entre ce père souvent absent et l'enfant qu'il détaille toujours
minutieusement. Roché parle de lune de miel pour sa relation avec Denise :
il est vrai qu'il décrit leur entreprise de « faire une petite sœur à
JC », entreprise qui les occupe toute l'année lorsqu'ils se voient mais
qui n'est jamais couronnée de succès. Sont-ce les échecs ou les trop nombreuses
absences du père ? Le poids aussi de subir un homme qui se partage avec la
meilleure volonté et la meilleure conscience, ou la plus mauvaise foi, entre
trois femmes ( « Il y a manque d'hommes. Ce n'est pas ma faute. Je fais de
mon mieux » constate-t-il en novembre 1932) ? Toujours est-il qu'à la
fin de l'année, Denise ne supporte plus la situation. Une situation paradoxale
pour Roché qui réserve toute son activité sexuelle à Denise pour faire la fille
et qui est pourtant menacé d’être trompé à son tour. En effet quand il parle de
Mno ou d'Helen, Denise répond Jean ou Aveline. Jean est « l'ex-fiancé et
amant, toujours amoureux de Den, marié à une autre, genre H[elen], et qui vient
voir Den chez nous, en secret de tous, et pas de moi[44] ».
Aveline lui est marié aussi et Roché le juge « dangereux ». Plusieurs
fois, Denise menace de tout quitter et de prendre un homme qui s'occuperait
enfin et uniquement d'elle. Certainement Roché est décontenancé par ces
paroles, lui qui a toujours dit sa vie à Denise et qui croyait qu’elle l’avait
acceptée. Mais Denise répond que c’était son état dépressif qui lui faisait
approuver n’importe quoi. Roché est d’autant plus troublé qu’il a l’impression
de lui donner le meilleur de lui-même. Mais il faudra bien choisir. Helen a
fait vaciller l’édifice. Denise le fait s’effondrer.
Ai-je noté que H. il y a deux mois m’avait,
par derrière, dans mon auto, frappé avec la poignée
d’ivoire de sa canne, sur la tête[45] ?
Roché ne se souvient plus s’il a
noté ce coup-ci. Car les coups pleuvent désormais. Helen fait preuve d’une
extrême violence. Elle a le sentiment d’être constamment grugée par cet homme
qui ne s’intéresse plus guère à elle. Elle veut écrire un livre sur leur
histoire pour se venger. Roché aussi en a assez et il l’imagine au cours d'une
crise plonger d'un parapet avec sa voiture. Pourtant ils semblent revivre une
belle histoire d'amour : pendant toute une période, les esprits se
calment, l'amour se fait avec intensité. Mais rien ne tient réellement et
lorsqu'elle se rend en Allemagne, en mars 1930, avec toute sa famille dans la
nouvelle voiture que lui a offerte Roché, celui-ci pense que si elle mourait,
« Franz et moi nous aurions encore nos grandes conversations ». Au
cours de ce voyage, elle lui adresse une lettre où elle l'appelle Jim, comme
elle le faisait en 1923. Mais Roché ne supporte plus sa façon de s'imposer, de
forcer toujours. Le 9 septembre, parce qu'il ne veut rien changer à sa vie,
Helen tente de le frapper violemment avec un arbre à came. Roché passe chez le
commissaire pour l'en informer.
Il paraît se détacher chaque jour un
peu plus d'elle mais l'inverse n'est peut-être pas vrai. Toujours est-il qu'il
ne rompt pas, emporté par la pitié qu'elle finit toujours par lui inspirer,
surtout à cause de son problème à la hanche qui la fait boiter, de la
culpabilité qu'il développe et de la peur de la voir sortir à nouveau son
revolver et tuer Denise et son enfant. Helen exerce sur lui une espèce de
chantage ponctué de crises très violentes qu'ils ont du mal à désamorcer. Le
plus souvent Roché se rend chez Helen résigné, essayant d'en partir le plus
vite possible, mais obéissant lorsqu'elle lui ordonne de rester. Leurs
relations sexuelles, quoique désormais irrégulières, restent d'une très grande
intensité physique et épuisent le cœur de Roché.
Lorsqu'il se rend chez elle, il
rencontre ses enfants, Uli notamment qui rate son bac et apprend à jouer aux
échecs avec Marcel Duchamp, familier de la maison, dont Helen traduit le livre
justement consacré aux échecs. Le chantage d'Helen concernant l'argent atteint
un point tel qu'il irrite Roché. Il semble qu'elle calcule ce qu'il doit ou
plutôt, puisqu'il ne doit rien, ce qu'elle exige de lui. Le couple Hessel est
ruiné : chaque jour qui passe accentue encore la faillite de la famille,
la mort de la belle-mère d'Helen n'arrangeant aucunement les affaires tant
l'héritage, en soi conséquent, est dévalué par la crise allemande.
L'appartement de Berlin que visite Roché lorsqu'il va y retrouver Hessel en
juillet 31 est entièrement sous-loué. Aussi Helen exige-t-elle de l'argent, que
ne peut ni ne veut lui procurer Roché. Elle est pourtant payée comme
correspondante de mode de la Frankfurter
Allgemeine Zeitung. Il paie des factures, mais fait passer Helen en
dernière position de ses préoccupations financières. Ses rapports avec elle ne
cessent de se dégrader et il espère toujours une rupture dont elle aurait
l'initiative ou un amant qui la prendrait entièrement en charge. Ulhe, par
exemple, qui a déjà tant servi. Ultime notation sans appel : avec
Helen :
Le
spend remplace si bien la conversation[46].
Pourtant il la conduit en Suisse,
voyage dans l'automobile qu'il a payée. Le souvenir de leur tentative d'avoir
des enfants revient souvent à l'esprit de Roché. Mais il conclut toujours que
c’est impossible, compte tenu de l’infidélité chronique d’Helen, que ne
partagent ni Denise, ni Mno. Les avortements d'Helen se trouvent ainsi
justifiés. En fait, Roché a souvent peur d'Helen et de sa violence imprévue et
dévastatrice. Peur physiquement d'elle et de ses réactions. Aussi ne peut-il
lui dire véritablement ce qui se passe : la grossesse et l'accouchement de
Denise, dont elle continue de tout ignorer. Il ne peut s'empêcher de
penser :
J'espère
tout le temps, sans le savoir, qu'elle mourra avant moi.[47]
Mais elle ne meurt pas.
La possible maladie de Mno, une maladie nerveuse,
oblige Roché à dire à Helen que Mno viendra peut-être s'installer en Arago.
Larmes, déchirements, menaces de suicide et de meurtre. L'enchaînement des
crises devient caricatural de cette situation. Roché caractérise d'ailleurs
cette dernière comme le « jugement de Pâris constamment renouvelé ».
Chaque crise amène ses larmes, celles de Roché aussi. Tout semble se répéter
indéfiniment. Seulement ils vieillissent et Roché n'a plus sa belle santé
physique d'antan.
Helen se fait opérer de la hanche en
1932. Uli subit l'ablation d'un testicule. La situation financière est au plus
bas, puisque le salaire d'Helen a été diminué, et les oblige à déménager.
Heureusement Kadi vient de réussir brillamment son premier baccalauréat. Mais
si Roché continue de rendre visite à cette famille, c'est plutôt en observateur
de leur vie qu'en amant.
Dans cet enchaînement permanent des
crises qui ne conduisent plus nulle part, qui n’ont aucune raison d’être, Roché
va prendre le large. Bala l’invite. Avant son départ, une violente altercation
l’oppose à Mno, qui en larmes dit que c’est une bonne occasion d’en finir.
Roché prend le train puis le bateau à Gènes. Le 6 février, il est à Bombay, le
10 chez Bala. Il est loin de tout, loin de toutes. Il fait d’extraordinaires
rencontres, observe une vie sans commune mesure avec la sienne, remarque les
divinités phalliques, s’initie à la pensée hindoue. Il assiste aux intrigues de
la cour, dont il manque de faire les frais. Il participe à la chasse aux
tigres. Il en ramène une série de petits textes, comme Les Sadous, ces hommes vénérés, qui « sales à notre sens,
propres au leur, sous leur cendre de bouse de vache, nus et baignés de rayons
du soleil, frugaux, végétariens, purs esprits, vivent en paix avec les microbes
qui déciment les matérialistes, les sur-nourris, les sur-vêtus » et qui
« sont plus près que nous de la nature et de la vérité »[48].Il s’intéresse aussi à la Baghavadgita et à la sagesse hindoue, qui diabolise l’Europe :
« vous trouverez le trésor partout où les Blancs ne sont pas
arrivés ». Il en rapporte l’idée d’une nouvelle : Tigre et Boa, dont il élabore le plan en 1956 et qu’il ne rédigera
pas. Le tigre, stupide et violent, se fait tuer par le boa qui ne pourra pas
même le manger. Le monde agité de Roché est loin. Au retour, il voyage avec M.
et Mme Penrose, qui sont très versés dans la philosophie hindoue et que Roché
retrouvera. Car ce voyage n’est pas sans conséquences.
Dès son retour, tout recommence. Il
craint de plus en plus une crise de démence d'Helen. Il se demande même si elle
ne mène pas une enquête sur lui. Si oui, alors sa vie est en danger et celle de
son fils aussi. Au milieu de la nuit du 14 au 15 juillet 1933, Roché prend
l'initiative et raconte à Helen, qui l'écoute calmement, qu'il y a dans sa vie
non seulement Mno, mais aussi Denise. Helen interroge et découvre vite la
vérité. Il y a Denise et un enfant. Elle sort le revolver, menace de tuer
Roché, qui riposte et la frappe. S’ensuit une pitoyable journée où il faut
attendre une amie d’Helen pour récupérer la clef qu’elle a jetée par la
fenêtre. C'est le dernier coup de théâtre de leur histoire. Ils ne se parleront
plus que par l'intermédiaire de leurs avocats, pour régler le différend financier.
[1] Jules et Jim, film de François Truffaut de 1961, tiré du roman du même nom d’Henri-Pierre Roché. La chanson est interprétée par Jeanne Moreau.
[2] Ces informations doivent beaucoup à la thèse de Karin Ferroud, déjà citée, et au chapitre intitulé : « Autobiographie de Ulrich Hessel » rédigé par Manfred Flügge à partir, indique-t-il, d’entretiens avec Ulrich Hessel et de documents lui appartenant, in Le Tourbillon de la vie, op.cit.
[3] Carnets, en date du 5 août 1920. Pour la période allant du 11 juillet 1920 au 1er janvier 1922, nous utilisons évidemment l’édition d’André Dimanche, publiée en 1990.
[4] Ibid., en date du 14 août 1920.
[5] Il s’agit de Fanny Remak, l’une des deux amies qui accompagnaient Helen lors de leur séjour à Paris en 1913. Fanny habite Munich.
[6] Ibid., en date du 20 septembre 1920. Les Carnets contiennent onze poèmes concernant tous Helen. La qualité littéraire de ces poèmes n'est sans aucun doute pas la préoccupation première de Roché qui ne les publie pas. Certains sont en anglais, selon le code habituel que Roché suit à cette époque, dès lors qu'il s'agit de parler concrètement de l'amour physique, comme dans celui-ci:
Tu as dit:
"God goes into you
and Helen goes into me
because he wants to kiss."
[7] Ibid., en date du 25 septembre 1920.
[8] Helen Hessel, Journal d'Helen, en date des 5 et 28 septembre 1920,éd André Dimanche, 1991.
[9] Ibid., en date du 14 octobre 1920.
[10] Carnets, op.cit., en date du 1er janvier 1921. Luk est le nom donné à Helen par Franz, et que Roché reprend.
[11] Lettre d’Helen Hessel à Henri-Pierre Roché, datée du 22 décembre 1920, citée dans le Journal d’Helen, op.cit
[12] Poème inédit, daté du 24 novembre 1920.
[13] Carnets, op.cit., en date du 13 novembre 1920.
[14] Helen Hessel, Journal, op.cit.
[15] Carnets, op.cit., en date du 17 mars 1921.
[16] Ibid., en date du 25 mars 21. C’est sous le nom d’Hubert qu’apparaît Koch dans le Journal.
[17] Ibid., en date du 22 juin 1921.
[18] Ibid., en date du 23 juin 1921.
[19] Ibid., en date du 7 août 1921. Dans le code de Roché, « p.h. » sont les initiales de petit homme qui désigne son sexe, et « t » est l’initiale de « touch ». La réunion des trois initiales désigne donc une pratique masturbatoire.
[20] Ibid., en date du 24 août 1921.
[21] Ibid., en date du 7 septembre 1921.
[22] Ibid., en date du 20 octobre 1921.
[23] Lettre d’Helen Hessel à Henri-Pierre Roché, datée du 6 décembre 1921.
[24] Lettre d’Helen Hessel à Henri-Pierre Roché. Lilith est un des surnoms que Roché avait donnés à Mno.
[25] Journal, inédit, en date du 28 juin 1922. L’édition allemande de Don Juan ne verra jamais le jour.
[26] Ibid., en date du 19 juin 1922.
[27] Ibid., en date du 9 avril 1922.
[28] Ibid., en date du 2 mai 1922.
[29] Ibid., en date du 12 juin 1922.
[30] Ibid., en date du 21 juillet 1922.
[31] Ibid., en date du 7 avril 1922.
[32] Ibid., en date du 28 août 1922.
[33] Ibid., en date du 14 avril 1923.
[34] Ibid., en date du 29 avril 1923.
[35] Ibid., en date du 24 mai 1923.
[36] Roché rapporte cette anecdote dans « Adieu, brave petite collection ! » op.cit.
[37] Journal, inédit, en date du 12 avril 1923. C’est Roché qui souligne.
[38] Ibid., en date du 3 mars 1924.
[39] « Adieu, brave petite collection ! » op.cit., page 37. La date de 1926 est douteuse, 1925 semble plus conforme.
[40] Ces renseignements sont fournis par le catalogue de l’Exposition Brancusi, Gallimard, Centre Pompidou, 1995.
[41] Ces renseignements se trouvent dans le Journal de Roché et sont complétés par l’ouvrage de Gaston Diehl, Papazoff, Le Cercle d’Art, 1995.
[42] Journal, inédit, en mars 1929.
[43] Ibid., en date du 31 octobre 1931.
[44] Ibid., en été 1932.
[45] Ibid., en juillet 1932.
[46] Ibid., en date du 4 juillet 1931.
[47] Ibid, en date du 20 septembre 1931.
[48] Les Sadous, inédit, écrit en 1933. Le manuscrit st déposé au HRHRC.