A quel moment peut-on dire que l’on
écrit ? Certainement existe-t-il autant de réponses que de types
d’écriture, et autant que d’écrivains. Lorsque l’on rédige ou lorsqu’on
publie ? Lorsque l’on tient une plume ou lorsque la pratique est
régulière ? Cette question, qui ne pourrait être que rhétorique, est
importante chez Roché : son activité diariste, les différents textes qu’il
sème au cours de sa vie, les deux œuvres publiées dans sa jeunesse, tout cela
suffit-il pour dire de lui qu’il écrit ? Pourtant lui n’a aucun
doute :
Nom :
Roché
Prénom :
Henri-Pierre
Profession
: Ecrivain[1],
inscrit-il en
1942 dans un carnet, alors qu’aucun manuscrit important n’est en cours, qu’il a
seulement quelques velléités comme il en a toujours eu au cours de sa vie.
C’est pourtant d’abord comme écrivain qu’il se définit, même si son entourage
n’y croit plus[2]. Mais Roché
est toujours écrivain. Il est en tout cas toujours à la recherche du livre à
écrire, un livre qui serait issu de son expérience : roman, théâtre ou
encore traité ? Il hésite. Pendant qu’il hésite, il n’écrit pas. Mais dès
qu’il a décidé, c’est à une activité fébrile d’écrivain qu’il se livre.
Lorsqu’il revient de Nice au Mûrier,
Roché retrouve Denise et une situation toujours aussi tendue entre eux.
L’éducation de Jean-Claude, la vie de Pierre, et la guerre, tout est sujet à
perpétuelles polémiques. Denise préfère déjà écouter Radio-Londres plutôt que
la propagande officielle. Roché, lui, écoute les deux. Surtout la propagande
officielle. Dans les quelques mois qui précèdent l’arrivée à Beauvallon, Roché
médite sur son rôle dans la collaboration. Et comme il est écrivain, il écrit.
Trois nouvelles versions de la Marseillaise
qui mettraient le chant révolutionnaire en conformité avec les intentions du
Maréchal :
Je travaille à ma Marseillaise jusqu’à
minuit : 1ère version est sur pied - à peu près. Il en faudrait trois : une gamme à
choisir, entre, pour le Maréchal[3].
Il s’est déplacé à Grenoble pour
entrevoir la nuque du Maréchal, le 18 mars 1941. Cette nuque l’inspire
puisqu’il s’essaye à des « éléments d’un chant pour enfants, contenant, à
leur hauteur, les principes essentiels du Maréchal ». Il y a là une réelle
volonté de participer à l’œuvre française en train de s’accomplir, de se mettre
au service de la révolution nationale. Et de trouver ce qui se définit pour lui
comme une nouvelle Europe, dépassant les frontières habituelles. Ce dont il
avait rêvé, avec Franz Hessel, une Europe débarrassée de ces ferments de
guerre, réalisée par la pensée et l’intelligence, les arts et la culture, est
en train de se produire par la force. Et il va à la source de cette force. Le
17 juillet, il indique qu’il a commencé à lire Mein Kampf, « si d’actualité » et trois jours plus tard,
il note :
J’achève de lire Mein Kampf de Hitler, très puissant, et d’action : je
comprends son succès[4].
Roché est pris dans ce mouvement qui
emporte la France.
En même temps, il rencontre
plusieurs fois son ami Marcel Duchamp qui vient disputer des tournois d’échec à
Grenoble. Ce dernier l’encourage à écrire sur les peintres qu’il connaît et à
publier une série de monographies sur Picasso, Picabia, Brancusi, Satie, Duchamp
lui-même. Roché a déjà écrit plusieurs textes sur ces peintres et sculpteurs, a
accumulé de nombreuses notes. C’est évidemment un des sujets qu’il peut traiter
facilement. Il demeure paradoxal, pourtant et Roché n’a pas l’air de s’en
rendre compte; tous ces peintres incarnent ce que Vichy abhorre : ils sont
les concepteurs d’un art décadent, qui travaille à la perte de la civilisation
européenne. C’est au cours de cette même année qu’il fait la connaissance de
René Drouin qui lui présente son projet de monter une galerie, place Vendôme.
Roché s’enthousiasme pour cette galerie qui devra se spécialiser dans l’art
contemporain. Le 16 juin, il signe un protocole d’accord et investit des fonds
dans ce qui va devenir l’une des plus importantes galeries d’art moderne.
Ces contradictions n’effleurent pas
Roché, semble-t-il, pas plus que l’annonce de la mort de Hessel, juif allemand,
mort d’épuisement après deux séjours dans des camps français, ne le conduit à
remettre en cause ces options politiques du moment. Ce soir-là, il est avec
Duchamp. Ils vont dîner au restaurant.
Denise est à nouveau souffrante.
Elle est opérée le 15 septembre, à Lyon, par son beau-frère, le docteur Victor
Richer. Malgré les craintes, l’opération se déroule bien. Elle reste en
convalescence chez sa sœur, à Saint-Martin en Haut. C’est Denise qui suggère à
Pierre de rejoindre leurs amis, les Barlow, qui se sont réfugiés à Dieulefit.
Pierre pourrait même s’offrir à « mademoiselle Soubeyran pour essayer
conduire Hébertisme à l’école[5] ».
Dieulefit a été, tout au long de la
seconde Guerre, un lieu d’exil, particulièrement protégé. La ville est située
en zone libre jusqu’en 1942, puis en zone italienne. Même lorsqu’elle passe
dans la zone d’occupation allemande, aucun militaire, aucun membre de la
Gestapo n’y pénètre. Nul n’est capable de dire pourquoi, ni ce qui a arrêté les
Allemands à l’entrée de la vallée. Car le lieu est protégé naturellement. On
dit aussi qu’il l’est par Dieu. Cette commune à majorité protestante a gardé la
mémoire de la résistance aux différentes répressions dont elle a été l’objet au
cours de l’histoire. C’est peut-être pour cela que rapidement, dès le début de
la guerre, ils sont nombreux à venir se réfugier ici. C’est peut-être, ou c’est
aussi, pour la forte personnalité de Marguerite Soubeyran[6].
Lorsqu’elle fait ses études à Paris, Marguerite rencontre beaucoup de monde,
noue divers contacts. Elle sait ne pas se faire oublier. Elle est revenue à
Dieulefit et tient la pension Beauvallon, dans une ferme héritée de ses
parents. Beauvallon est situé à quelques centaines de mètres de Dieulefit, un
peu plus haut, un peu plus en retrait dans la montagne. Mais au bout de dix
ans, elle préfère se consacrer aux enfants, se rend à Genève et suit les cours
de l’Institut des Sciences de l’Education Jean-Jacques
Rousseau. Ce sont les travaux de Piaget et de Montessori qui sont au centre
de cette formation. Quand Marguerite revient à Dieulefit, en 1929, elle fonde
l’école Beauvallon, avec Catherine Krafft, toutes deux bientôt rejointes par
Simone Monnier. Cette école met en place une pédagogie sans grand rapport avec
ce qui se pratique alors. On s’y essaie à faire des enfants les acteurs de leur
formation, refusant un savoir dispensé doctement, compartimentant les
disciplines, opposant développement intellectuel et activités physiques. C’est
l’école de la liberté. Et elle le reste pendant la guerre. D’abord parce que
les méthodes ne changent pas et les enfants jouissent d’une extraordinaire
liberté. Ensuite parce que cette école accueille tous les enfants qui lui sont
confiés, quels qu’ils soient. L’accueil ne se limite pas aux enfants, bien sûr.
La pension voit affluer nombre de personnes à la situation trouble. Des
Allemands fuyant le nazisme, des juifs persécutés, plus tard de jeunes
réfractaires au STO. L’école et la pension servent de base à plusieurs maquis
situés au-dessus de Dieulefit. Aucun risque n’arrête Marguerite Soubeyran et
ses amies. Elle demande à Jeanne Barnier, secrétaire de mairie, de fabriquer
des faux-papiers. Jeanne Barnier en fait alors de toutes sortes, pour toutes
sortes de gens.
Rien n’arrête ces femmes, même
lorsque les gendarmes français viennent interpeller trois enfants juifs.
Marguerite et Simone se font faire de faux laissez-passer, se rendent à Crest,
décident qu’ils ne doivent pas partir. Les enfants sont emmenés à Lyon, suivis
par les deux femmes. Mais à Lyon, un convoi est formé pour l’Allemagne.
Pourtant cinquante enfants ne partent pas, dont les trois enfants de
Beauvallon. Marguerite et Simone les retrouvent dans un grenier. Très vite elle
les soustraient de l’endroit, en récupérant un quatrième au passage, en
confient deux à Jean-Marie Serreau, le metteur en scène, qui les ramène en
train, pendant que les deux autres sont pilotés par les deux femmes. C’est la
journaliste Andrée Viollis qui parle le mieux de Beauvallon, dans le livre d’or
de l’école :
L’école de Beauvallon a pour moi deux visages
que je n’évoquerai jamais sans émotion :
l’un, le paradis enfantin avec ses cris, ses rires, ses chants, ses danses, ses
bonnes fées, tendres
et attentives.
l’autre, la citadelle de la résistance, âpre
et forte, avec ses réfugiés traqués, ses gars du maquis, ses blessés, avec tous ceux qui n’ont jamais
frappé à la porte sans trouver des mains
tendres, des cœurs généreux prêts à consoler, à soutenir, à rendre confiance, courage, espoir.
Et sur les deux visages, le divin rayonnement
de ce bien suprême - la liberté[7].
Dieulefit n’est pas un lieu comme un
autre. Outre la personnalité de ses habitants - et il faudrait en citer
beaucoup, du directeur de la Roseraie, qui fait office de lycée, au premier
adjoint au maire, en passant par certains gendarmes -, la ville offre la
particularité d’être aussi un lieu où se retrouvent des artistes et des
intellectuels.
Dieulefit va ainsi recevoir
Pierre-Jean Jouve, Emmanuel Mounier, Pierre Emmanuel. Fred Barlow et la
pianiste Yvonne Lefébure. Des peintres aussi : il y en aura trente-trois, parmi
lesquels Willy Eisenschitz et sa femme Claire Bertrand, Robert Lapoujade, Wols.
Les sculpteurs Etienne-Martin et François Stalhy. Beaucoup d’autres passeront à
un moment ou à un autre, plus ou moins longtemps. Aragon et Elsa Triolet, Alain
Borne, Hubert Beuve-Méry, Pierre Seghers, Gabrielle Buffet, Clara Malraux,
Geneviève, écrivain, et Jean-Marie Serreau... Toutes ces personnes se
rencontrent, se côtoient, mais ne se parlent guère, sauf ceux qui se retrouvent
à Beauvallon. Mais cela indique quand même une qualité particulière à la vie de
cette petite ville.
Beauvallon et la Roseraie
connaissent alors un corps professoral extraordinaire. Les cours sont assurés
par des réfugiés allemands interdits d’enseignement par le régime nazi, par des
poètes qui donnent des cours de français, des biologistes qui enseignent les
sciences naturelles. Ce sont des musiciens qui apprennent l’art musical à
partir d’œuvres crées sur place par des compositeurs...
Roché, lui, enseigne le français,
l’anglais, le dessin, la gymnastique et les échecs.
Roché semble s’être très vite
intégré à la vie de l’école Beauvallon, où son fils est désormais élève. Il
prend ses activités au sérieux, particulièrement les échecs et la gymnastique.
Il met à profit ses connaissances « hébertistes» et fait pratiquer aux
enfants une éducation physique ludique, même si elle n’exclut pas la boxe,
qu’aime toujours Roché. Il participe même à la mise en place d’une espèce de
société de jeunes, à laquelle n’accèdent que ceux qui ont réussi des épreuves
échelonnées sur un mois. Les photos de cette époque montrent un Henri-Pierre
Roché rayonnant au milieu de jeunes, tirant à l’arc, pique-niquant, ou encore
au centre du groupe.
Sur la théorie pédagogique, Roché ne
peut que bien s’entendre avec Tante Marguerite, lui qui dès 1920 s’intéresse
aux œuvres de Maria Montessori, qui les fait lire à Helen. De plus, sa
philosophie hindouiste, ses contacts avec Hébert, qu’il fait venir à Beauvallon
pour une conférence, favorisent son intégration dans l’équipe. Il habite
d’ailleurs l’école où il dispose d’une chambre-bureau et pour laquelle il rend
de menus services. Chaque jour il relève la consommation d’électricité, les
minima et maxima de température, affiche les programmes de la radio. En plus de
ses cours, il assure une heure de conversation anglaise chaque lundi.
Roché a grand plaisir à cette vie,
loin de la guerre, profitant de la beauté et du calme du paysage, dormant sur
sa terrasse dès que le temps le permet. Il effectue de nombreuses promenades,
malgré ses plaintes à propos du vieillissement de son corps. La guerre est
presque oubliée et Roché pourrait être en parfaite harmonie avec cette vie.
Pourtant ses rapports « conjugaux » avec Denise restent extrêmement
difficiles.
Denise arrive à Beauvallon le 21
octobre 1941, après son opération. Elle s’intègre bien à l’école et devient
vite « madame Pipeau », selon l’expression des enfants. En effet,
elle leur fait fabriquer des flûtes de toutes tailles avant de les initier à la
pratique de cet instrument. Pourtant Denise s’installe non à l’école comme
Pierre, mais à la pension, qui, à quelques dizaines de mètres de
l’établissement, assure la logistique de celui-ci. Voilà qui témoigne de la
qualité présente de leurs relations. Tout de suite après l’opération de Denise,
Roché avait demandé à son beau-frère s’il pourrait encore avoir des relations
sexuelles avec sa femme. « Oui », répond le médecin. « No ! Of
course ! » s’exclame Denise ( qui ne s’exprime certainement pas en
anglais, mais Roché le rapporte ainsi dans son Journal ) lorsque Pierre lui pose « incidemment » la
question[8].
Il leur reste des moments de
tendresse, notamment lorsque le neveu de Denise, Jean-François Richer, meurt,
en juin 1942. Mais dans l’ensemble le couple va de plus en plus mal. L’ombre de
Mno plane toujours entre eux. Mno est installée à Saint-Robert, la maison que
possède Roché en Corrèze. Ils échangent toujours une correspondance, mais elle
est moins abondante et traite souvent de questions matérielles et financières.
Roché continue de lui verser une pension.
Il est bien d’autres sujets qui
enveniment leur vie. L’éducation de Jean-Claude en est bien sûr. Roché suit
d’assez loin son fils, tout en prêtant une attention particulière à tout ce qui
concerne son développement physique, son aptitude aux échecs et sa capacité à
séduire les jeunes filles. Mais n’importe quel prétexte semble bon pour
alimenter l’animosité quotidienne. Roché se demande toujours ce qui saisit les
femmes qu’il aime dès lors qu’elles comprennent qu’elles ne sont pas les seules.
et paradoxalement, c’est peut-être l’ombre de Mno, lointaine mais toujours
présente, toujours interdite pour Roché, qui maintient un semblant d’unité
entre Pierre et Denise. Tant que Mno existe, Denise ne peut quitter Pierre.
Roché est à mille lieues de comprendre de quoi il retourne, se bornant à
poursuivre son interrogation sur le sens de tous ces conflits conjugaux. A-t-il
d’autres maîtresses ? Il semble que non, malgré les accusations de Denise. Mais
l’on sait aussi que le Journal, sur
cette question-là, peut rester parfois silencieux, si Roché soupçonne qu’un
autre que lui, Denise par exemple, peut être tenté de le lire. En tout cas si
maîtresses il y a, elles ne peuvent être que très occasionnelles. Ce pourrait
être le cas lors des voyages qu’il effectue à Nice, en 1941 et en 1943. Cela ne
veut pas dire une baisse sensible de sa sexualité. Celle-ci privilégie
désormais les rêves érotiques, qu’il ne manque pas d’écrire dans son Journal, comme il le faisait pour ses
conquêtes auparavant. Et comme s’il voulait déguiser la chose un peu plus,
c’est en anglais ou en allemand qu’il rédige ses rêves. Comme toujours, il
demeure très attentif à son corps, le voit vieillir, sauf son sexe, ce qui le
rassure. C’est peut-être dans la méditation qu’il trouve quelque réconfort.
Car Roché ne cesse pas d’approfondir
sa réflexion sur l’hindouisme. Il est grand lecteur de tout ouvrage venant
d’Orient : il lit ainsi l’ensemble des Mille
et Une Nuits, mais surtout des livres qui traitent directement du
sujet : Isha Upanishad et la synthèse des Yogas d’Aurobindo, par
exemple. Il y trouve cette sentence qu’il note sur un morceau de papier :
Pense le
long de ta vie à cette maxime de Shri Aurobindo : ce que je ne puis faire maintenant est
le signe de ce que je pourrai faire plus tard[9].
Ou encore les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola, qu’il trouve être
« du bon yoga, du bon entraînement » si ce n’était cette certitude de
détenir la vérité qui l’agace désormais. Car il n’est pas sectaire, lit une
histoire du protestantisme que lui prête Simone Monnier. Son interrogation est
sur la finalité de l’univers. En 1940, il notait déjà :
L’Univers
est un jeu, Dieu s’amuse.
Plus tard Dieu est plus
sérieux :
Je me
réveille. Je vois les hautes collines.
Dieu est-il en elles ? Est-il toute matière ?
« Oui » me semble évident.
Que serait-Il extérieur à Son univers[10]
?
Il est presque prosélyte dans sa
démarche et se réjouit que cette philosophie progresse parmi ses proches :
après avoir salué le bouddhiste débutant qu’est François Stalhy, il note :
De
l’hindouisme pénètre lentement dans certains esprits autour de moi : on en
a tant besoin[11].
Roché voyage assez peu pendant cette
période. Néanmoins il se rend en 1942 et en 1943 à la Bastidette, chez Janot,
pour passer une partie de l’été. C’est là qu’il commence à rédiger Jules et Jim. Il effectue deux voyages à
Nice. Chaque année, il passe quelques semaines en septembre à Saint-Martin en
Haut avec Denise et Jean-Claude. Mais c’est Beauvallon qui reste son lieu de
vie principal. C’est là qu’il se sent le mieux, se demandant s’il ne devrait
pas s’y fixer définitivement. Il y fait d’ailleurs d’étonnantes rencontres.
Roché n’est pas un intellectuel au
sens où on l’entend habituellement. Le débat d’idées n’est pas son fort et s’il
fallait discuter vraiment au fond des choses avec les personnes présentes à
Dieulefit, nul doute que, au moins au début, les désaccords seraient profonds
avec Emmanuel, Mounier ou Jouve. Cela n’empêche pas les visites à l’un ou
l’autre. Pierre Emmanuel lui prête plusieurs revues, qu’il lit avec attention.
Mais Dieulefit n’est pas une école de pensées ni d’idées, et Roché peut se
tenir relativement loin de ces débats. En revanche il s’intéresse de très près
à deux jeunes artistes. Certainement il entretient avec tous les meilleures
relations ( Eisenschitz fait son portrait par exemple ), mais il en est deux
qui se distinguent, qu’il distingue tout de suite : Etienne-Martin et
Wols.
Quand Etienne-Martin arrive à
Dieulefit, il a trente ans. Il connaît déjà le sculpteur Stalhy, un ami de
Roché. Après avoir subi le stalag en Allemagne, il vient se réfugier à
Dieulefit, en 1943. Très vite, Roché remarque le talent de ce jeune sculpteur,
et très vite les deux hommes sympathisent. Parmi les six sculptures qu’il
réalise dans la Drôme, il en est une qui est un projet déraisonnable : dans une
carrière de sable aggloméré, Etienne-Martin décide de sculpter une vierge
monumentale. Sept mètres cinquante de haut dans un matériau voué à une rapide
disparition à cause de sa friabilité. Il est impossible d’entreprendre un tel
travail seul : l’artiste a besoin d’un assistant qui le guide. Celui-ci
sera Henri-Pierre Roché :
J’ai creusé des marches de chaque côté ; ce
n’était pas facile d’élaborer quelque chose dans
cette matière friable; la sculpture était oblique et non pas verticale. tandis qu’Henri-Pierre
Roché, placé assez loin, disait toujours : « Plus haut, plus haut »,
je tapais, tapais[12].
Les deux hommes s’entendent bien,
parlent d’art, de sculpture précisément. Roché lui promet de lui présenter
Brancusi. Ils parlent aussi de philosophie hindouiste, citent Lao-Tseu...
Lorsque le sculpteur quitte Dieulefit, en 1944, Roché lui laisse entendre qu’il
pourrait l’aider. Quelque temps après, il reçoit une lettre d’Etienne-Martin
qui lui demande ce « coup de main ».
Wols est certainement plus difficile
à approcher. Lui aussi arrive en 1943,
comme un véritable proscrit : il est Allemand, a fui le nazisme, a traîné en
Europe, en Espagne notamment. Au début de la guerre, il est interné plusieurs
mois en France. Quand il arrive à Dieulefit, il est déjà alcoolique et
taciturne. Mais Roché a vite fait de le repérer. Et rapidement, il achète des
toiles, des aquarelles, des dessins. Wols ne meurt ainsi ni de faim ni de soif.
Et peut continuer à peindre. Roché et lui se retrouvent fréquemment. D’autant
que Roché lui promet une exposition à la galerie Drouin.
Roché ne semble pas connaître de
réelles difficultés financières au cours de cette période, même si les comptes
et ses affaires bancaires l’absorbent un certain temps. Il prête de l’argent à
Duchamp pour que celui-ci puisse gagner les Etats-Unis en 1942, il en prête
aussi à Jean Hébert. Il participe au financement de l’école. Il peut faire des
virements à Mno en même temps que se consacrer à sa passion pour la peinture.
Et il est surprenant de voir que même réfugié dans une petite bourgade de la
Drôme, il repère immédiatement, grâce à un flair incomparable, un œil d’une
rare sûreté, ceux-là même qui compteront, aussi grâce à lui, après la guerre.
Pourtant, même s’il consacre
beaucoup de temps à ses amis artistes, le fait le plus marquant au cours de
cette période reste bien son travail d’écrivain. Il suit les conseils de Marcel
Duchamp et entreprend plusieurs monographies sur les peintres. Sur Picasso et
Braque d’abord, après avoir abandonné une série de quatre textes qui devait
réunir Picasso, Duchamp, Satie et Brancusi. Aucun de ces textes ne sera achevé.
Ils ouvrent néanmoins la voie à une importante production sur l’art que mènera
Roché après la guerre.
L’écriture de Roché est protéiforme
: après s’être longtemps cantonnée au Journal,
elle semble avoir besoin de s’exprimer tous azimuts : et sa participation à la
vie de Beauvallon se fait aussi par l’écriture de courtes pièces qui sont
jouées pour Noël ou pour la fête de l’école. Il rédige ainsi plusieurs
« charades » comme Les
Naufrageurs, conte moral où les méchants naufrageurs perdent et où la fille
du capitaine du bateau promis au pillage épouse son gentil sauveur. La Pêche à la ligne est plus amusante :
deux pêcheurs rendent compte de leur manière de faire avec leur femme. Pendant
ce temps, les femmes font de même, sur le dos de leur mari. La Frégate et le Paresseux tient du
conte philosophique; la Frégate, surnom d’un des personnages, une fille de 12 à
15 ans, voudrait atteindre le soleil. Mais lorsque le Paresseux le lui montre,
elle dit que ce n’est pas le vrai et s’enfuit vers le couchant... Ces saynètes
peuvent aussi être des supports didactiques : c’est le cas du Léopard Rouge[13],
une intrigue policière amusante rédigée pour Noël 1942. A travers une aventure
qui met aux prises des jeunes filles et des boxeurs auxquels s’ajoutent des
gangsters et leurs enfants, tout se termine au quatrième épisode par les
mariages attendus. Mais cette piécette a pour particularité d’être écrite en
français et en anglais : les deux textes sont en vis-à-vis et Roché
poursuit des objectifs clairement pédagogiques : à travers l’écriture et le
jeu, il s’agit de pratiquer la conversation anglaise, de surveiller sa
prononciation. Il ne manque d’ailleurs pas de noter les problèmes qu’il
rencontre, comme tout professeur. Le cours est impeccable sur le papier, et il
arrive pourtant que des élèves ne veulent rien entendre... Roché écrit de
nombreux autres textes. Il tentera de les faire publier après guerre, sans
succès.
La vie à Beauvallon n’est pas
réduite aux enfants : les adultes aussi se réunissent, souvent, pour
s’entretenir d’un sujet ou d’un autre. L’on se réunit chez Simone Monnier ou
chez Marguerite Soubeyran. Parfois ces rencontres sont plus formelles et l’une
des personnalités de Dieulefit fait office de conférencier. Roché se propose
pour parler de son expérience de voyageur et rendre compte de sa vie en
Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis ou encore pour parler de peinture.
Le contenu des conférences importe peu au fond : il y résume ce qu’il a
vécu dans ces pays, tentant une généralisation sur le caractère spécifique de
chaque pays, ou bien, à partir des anecdotes qu’il peut rapporter sur les
peintres, s’interroge sur l’art de peindre et la passion du collectionneur. En
revanche, la préparation ne manque pas d’intérêt : Roché est d’abord très
impressionné d’avoir à s’exprimer devant un public, lui qui a l’habitude de se
taire et d’observer. C’est peut-être cette peur qui l’oblige à rédiger
entièrement ses interventions. Et celles-ci sont travaillées avec un soin
particulier de manière à souligner les transitions et à éliminer tout ce qui
peut alourdir la prestation : même pour ce type d’intervention, Roché rédige
beaucoup, puis élague, le plus qu’il est possible. Une fois qu’il pense que
l’ensemble se tient, il organise une répétition devant Denise. Ce qui est
l’occasion d’un nouveau travail de correction, d’une nouvelle tentative pour
concentrer son propos. Les conférences de Roché paraissent se dérouler dans les
meilleures conditions. Mais il ne s’empêche pas de faire la critique de son
travail... Pourtant, il pense avoir désormais les notes nécessaires faire le
livre qui lui tient en à cœur sur l’Europe.
Roché a d’autres ambitions. Depuis
longtemps, il veut travailler pour le cinéma. Et il a très certainement eu des
contacts avec Jean Renoir. En tous cas, c’est pour lui qu’il travaille à deux
scenarii : L’Homme Unique et La Femme Unique. L’Homme Unique raconte l’incroyable histoire d’un jeune homme qui
pour impressionner la jeune fille, Louise, dont il est épris, saute d’une
falaise. Lorsqu’il se réveille à l’hôpital, il est en fait le seul survivant
mâle de la terre, son accident l’ayant protégé de la disparition des hommes.
Confusion au réveil. Lui ne veut que Louise, les autres femmes l’indiffèrent.
Mais Paul, c’est son nom, se réveille, et comprend qu’il a été joué par son
traumatisme. Louise, qui vient le voir et à qui il raconte tout, ne se fâche
pas. Le film doit se terminer sur leurs fiançailles. Roché pense d’ailleurs à
une autre version qui remplacerait le jeune homme par un écrivain d’âge mûr
sans succès. Et c’est à Maurice Chevalier qu’il veut proposer le rôle
« unique en Homme Unique [14]».
La Femme Unique est manifestement
d’une autre veine et n’est pas la reprise du même motif. A chaque fois qu’il en
fait mention dans le Journal, il est
question du Chieng, et souvent de Franz. Aussi la femme est certes unique, mais
par ce qu’elle est, non parce qu’elle serait seule. Notons, en l’absence d’une
étude de ce scénario, que Roché continue d’aimer les situations doubles, qui se
répétèrent sans jamais pourtant être identiques.
Il n’abandonne pas pour autant une
écriture plus traditionnel et a quelques projets : celui d’écrire le récit
d’une même scène, une scène d’amour. D’abord entre les parents, jeunes. Puis
entre les mêmes, mais plus vieux, en âge d’être parents. Et enfin, entre leurs
enfants; faisant défiler le temps et l’éternel recommencement[15].
Une autre idée, qui ne peut manquer de l’intéresser, consiste à devenir un
nouveau La Bruyère et à brosser le portrait des femmes. Panorama est le titre auquel il pense pour un tel ouvrage.
Roché tient son Journal : un Journal
pourvu d’une abondante matière et qui s’éloigne de sa première manière. Les
circonstances et la vie ne lui permettent plus de collectionner ses
expériences. Et dès lors qu’il continue d’écrire chaque jour, il lui faut
trouver de nouveaux sujets : le Journal
devient ainsi davantage le lieu d’un compte rendu des faits quotidiens de
l’école, des activités de Roché et de ses réflexions. Surtout, il mentionne que
des souvenirs lui reviennent à l’esprit, dont bon nombre concernent Franz
Hessel. L’annonce de sa mort, le 21 avril 1941, si elle ne laisse la place à
aucun épanchement particulier ce jour-là se traduit en revanche par une
abondance de référence à Franz au cours des mois qui suivent. On le sait :
cette mort sert de déclencheur à l’écriture de Roché. Nous avons vu qu’il
n’avait en fait jamais cessé d’écrire. Mais le projet qu’il nourrissait depuis
fort longtemps, et en tout cas depuis plus de vingt ans, va voir le jour.
Les gens de Beauvallon parlent du
miracle toujours recommencé qu’est ce lieu et son influence sur ceux qui y
séjournent. Peut-être... sûrement le temps est venu pour Roché d’achever cette
histoire douloureuse dont la fin n’arrive jamais, tant il lui reste l’espoir de
retrouver son ami. Sa mort clôt définitivement cette période. Elle permet aussi
de tirer des bilans. Et le solde serait au bout du compte bien négatif ( Roché
pense par exemple que l’irruption d’Helen dans sa vie a détruit sa seule
relation stable et sûre, avec Mno. Et sans Helen, certainement pas de Denise...),
tout en échecs accumulés, s’il ne subsistait le souvenir de cette amitié
exceptionnelle. L’hommage doit être à la hauteur de ce qu’il vient de perdre.
Et Roché se lance, pour la première fois, dans l’écriture d’un roman.
Avant la rédaction, il commence à
composer un dernier épisode pour Don Juan, qu’il vient de relire. Il s’agit de Don Juan et Augusta, Augusta étant très
certainement Helen. Le plus étonnant, d’après ce qu’il en dit dans son Journal[16],
c’est qu’il fait mourir Don Juan. Rien, évidemment, ne l’interdit. Mais cette
mort, si la nouvelle est bien rajouter à la fin du recueil, pose le problème de
l’unité de celui-ci. Nous avons déjà noté combien la réapparition du personnage
de Don Juan cherchait à donner une unité alors que le genre même de la nouvelle
relève du fragment, de l’éclat. Faire mourir le personnage à la fin revient à
renforcer la continuité de la narration, jusqu’à lui donner un terme. Cette
nouvelle, sans doute, achève le recueil : elle lui donne un à la fois un terme
et détruit le genre de la nouvelle, au profit d’une espèce de roman qui se
construit sur de très courts épisodes. Cette modification radicale de
l’économie de Don Juan n’est pas sans
rapport avec l’œuvre qui est en train de mûrir en lui.
On suit le travail de Roché, pas à
pas, à travers le Journal : d’abord
un premier texte de six pages, Une Amitié,
fin 1942. Puis lors d’un séjour à la Bastidette, le premier jet, très
rapidement, en quarante jours, à partir d’août 1943. C’est alors un long
travail de correction qui débute. Il procède avec son roman comme il l’a fait
déjà avec ses conférences, cherchant le plus court chemin de l’écriture pour
dire le plus. L’année 1944 est en grande partie consacrée à cette tâche. Il
recopie son roman, s’interroge sur certains passages, se demande si Lucie ne
devrait pas faire l’objet d’un traitement particulier, un roman séparé, genre Porte Etroite. C’est surtout la fin de
l’histoire qui le préoccupe. Elle porte à elle seule le sens que l’on peut
trouver à ce roman. Il faut attendre la fin de la guerre pour que la solution
s’impose à lui. Entre temps, il poursuit dans sa réécriture ce qui s’affirme
comme ses mots d’ordre pour sa vie personnelle : « Simplifier, se
concentrer naturellement et éliminer ce qui disperse ».
Plusieurs alertes mobilisent les
habitants de Dieulefit et de Beauvallon au cours de l’année 1944. Les maquis
s’organisent, on entend le son du canon et le bombardement des avions. Des
planeurs survolent Beauvallon, des parachutistes sont largués. Mais
l’atmosphère a changé : on craint pour sa vie, pour celle de tous ceux qui
se sont réfugiés là. Mais on espère, et cet espoir n’est pas une chimère. Une
première Libération un peu trop vite entreprise tourne court. L’espoir est là,
mais l’ennemi aussi. A Crest, à Die, à Rémuzat, il y a des morts. L’offensive
du Vercors glace les sangs, mais laisse aussi Dieulefit en paix. Les Allemands
sont sur la route, mais les ponts sont coupés et ils sont reçus par des salves.
Ils se retirent en laissant une pancarte : Terrorist Gebiet. Mais le débarquement du Midi empêche toute
opération importante contre le bourg et les Allemands refluent. Un Comité de
Libération se met en place le 21 août 1944, au sein duquel siège Marguerite
Soubeyran. L’école de Beauvallon reste fermée quelques mois pour permettre de
faire fonctionner la petite ville à peu près normalement.
Cette période voit Roché spectateur
très présent. Cette année est un tournant dans sa compréhension des événements.
Pourtant, malgré un entourage très militant, il persiste dans une position qui
cherche à concilier ce qui s’avère inconciliable. Le 6 mai, il écrit encore :
Je lis le gros recueil d’extraits de journaux
intimes et de poèmes de Prisonniers français en
Allemagne : ici et là de très belles choses.-
Méditation : ce n’est pas du temps perdu pour
eux[17].
Peut-on moins bien comprendre ce qui
se joue à travers cette guerre ? Pourtant il perçoit le changement. Et il
se débarrasse de plusieurs documents compromettants, comme ses versions de la Marseillaise[18].
ou encore ce texte commencé en 1943 et pompeusement intitulé : « Essai de
proclamation à mes contemporains à propos des guerres ». Peu avant, à la
fin du mois d’août, il a ressorti sa carte de membre de la French Commission,
qu’il utilisait en 1916, à Washington... Il n’y aura pas d’épuration à
Dieulefit, et personne ne vient lui demander de compte. D’autant qu’il
applaudit l’installation de Tante Marguerite au Comité de Libération et
apprécie chaleureusement la conférence qu’elle donne sur « L’éducation en
URSS de 1917 à 1939 » au mois de novembre. Il va même jusqu’à ces quelques
réflexions sur le communisme :
Le communisme contient tant de belles et
bonnes choses, s’il reste une foi agissante (...).
Il est la seule base logique actuelle, mais il doit être adapté pour chaque nation à son caractère propre[19].
Il est impossible avec le Journal comme seul document, de savoir
ce que pense Roché de cette période: ses notations sont trop brèves pour
définir une réelle approche des événements. Il est frappant de voir que si qui
se passe à Dieulefit trouve un écho dans son Journal, en revanche il n’y a pratiquement rien concernant
l’évolution de la guerre. De plus, aucune prise de conscience ne se manifeste
et l’on ne sait si ce qui motive Roché relève de l’inconscience, de
l’opportunisme, du machiavélisme.
Nombreux sont ceux des réfugiés qui
quittent Dieulefit, souvent dans des conditions difficiles, pour regagner
Paris. Roché et sa famille restent à Beauvallon, jusqu’au milieu de l’année
1945. Sans doute trouve-t-il là le calme, qui est revenu, dont il dit avoir
besoin. Surtout, la maison de Sèvres ayant été occupée puis pillée, il faut
procéder à un état des lieux et faire réparer ce qui doit l’être. Et
Jean-Claude a l’air de se trouver si bien à Beauvallon qu’un retour à Paris ne
s’impose pas. D’autant que les rapports avec Denise ne s’améliorent pas (lors
d’une maladie de Jean-Claude, une grippe, Denise menace de tuer Roché si jamais
leur enfant venait à mourir[20]).
Ils ont trouvé, malgré les crises, une répartition des tâches et de l’espace
qui leur convient à peu près. Et Roché est toujours à chercher la fin qui
conviendrait le mieux à son roman. Où peut-il mieux le finir que là ?
Il n’est cependant pas indifférent à
ce qui se passe ailleurs, entretient une abondante correspondance avec ses
amis, avec Marcel Drouin, et reste en contact avec ceux de ses amis qui sont
artistes. Il écrit ainsi à Marcel Duchamp pour lui faire part de sa volonté de
créer une « Fondation post-mortem » qui recueillerait les journaux
intimes des artistes, en même temps que les textes qu’ils écrivent sur leurs
contemporains mais qu’ils ne peuvent publier de leur vivant. L’idée doit
réjouir Duchamp; elle ne verra jamais le jour.
Roché et Denise quittent Beauvallon
dans le courant de l’année 1945 et rentrent à Paris. Ils ont confié Jean-Claude
à Cam et René Delange. Cette dernière partie de la vie de Roché sera
essentiellement parisienne. Elle sera surtout marquée par son activité
d’écrivain.
Pierre et Denise réintègrent leurs
résidences parisiennes. Sèvres, qu’il faut faire réparer et le 99, boulevard
Arago, que Roché retrouve intact. Finalement les dommages ne sont pas
considérables et ils n’ont rien perdu d’important. Roché retrouve ses tableaux
et ses carnets pour lesquels il a tant craint. Il a, de plus, de bonnes
nouvelles de Mno et de Saint-Robert où elle a passé la guerre. La vie reprend
alors comme elle se déroulait jusqu’en 1939. Roché et Denise habitent la maison
de Sèvres, et Roché se rend régulièrement pour ses affaires à Paris, où le
boulevard Arago lui sert de bureau, et parfois de chambre à coucher.
Le 24 avril 1946, Jean-Claude, après
neuf mois de séparation, revient à Sèvres. L’adaptation semble difficile pour
tout le monde, particulièrement pour Jean-Claude qui, même s’il n’a guère
apprécié la pédagogie novatrice de Beauvallon, a bénéficié d’une liberté qu’il
ne retrouve pas chez lui[21].
Les occasions de conflits entre Denise et Pierre ne manquaient déjà pas. Elles
vont se multiplier. Un intermède permet d’attendre l’année 1947 pour que Roché
se réinstalle à Paris. De Beauvallon, il a repris contact avec Bala. De retour
à Paris, il s’est de nouveau rendu dans sa résidence parisienne où il a
constaté les dégâts, et a commencé les travaux. Bala lui demande de le
rejoindre aux Etats-Unis où il doit subir une intervention chirurgicale. Les
préparatifs pour ce voyage dénotent la fatigue de Roché au lendemain de la
guerre. Il était un grand voyageur. Le voilà inquiet de tout et les questions
matérielles l’occupent tout le début du mois de juillet 1946. Il arrive à
Washington le 10 juillet, se trouve à New York le lendemain, puis gagne Boston
pour voir Bala, qui lui fait découvrir le poète libanais Khalil Gilbran. Il
reste trois mois aux USA, puis rentre en France.
Le retour à la cohabitation se passe
de plus en plus mal, aussi est-il décidé d’y mettre fin : au début de l’année
1947, Roché s’installe boulevard Arago, et ne vient qu’une ou deux fois par
semaine à Sèvres. Il n’y habite d’ailleurs pas seul, puisque Etienne-Martin, le
sculpteur qu’il a rencontré à Beauvallon, partage son logement. Il y vit aussi
des moments désagréables : on menace de réquisitionner son appartement.
Roché intervient autant qu’il le peut, prévient ses amis, espère des
intercessions au plus haut niveau. Paulhan, par exemple, lui dit tout son
soutien. Le 29 août, tout rentre dans l’ordre et Roché n’est pas expulsé. Le
retour à la vie parisienne voit Roché abandonner définitivement son Journal et ne consigner sa vie que dans
ces minuscules agendas, sur lesquels il ne couche que quelques notes. Denise
est sûre qu’il voit des femmes. Rien ne permet de le vérifier. Voit-il
seulement Mno ? Ce n’est pas impossible, mais rien ne le dit. S’il la voit, ce
n’est en tout cas pas rue Froidevaux, où elle habite toujours. Il n’est pas
retourné dans cet appartement depuis 1933. Lorsqu’il s’y rend, quinze ans plus
tard, c’est le 24 février 1948. On lui a annoncé la mort de Mno. Il se rend
aussitôt sur place, la veille jusqu’à l’enterrement au cimetière de Thiais. Il
la regarde bien, et médite sur sa vie. Comme il est son mari, il s’occupe des
différentes démarches, du déménagement... Mno, c’est la réussite et l’échec de
Roché. Sa réussite, car elle est la preuve de l’amour. Son échec parce qu’il
n’a pas réussi à vieillir avec elle. Franz Hessel, Germaine Bonnard... Il ne
l’oublie pas, se rend souvent sur sa tombe, sur laquelle il s’assied et lui
tient un de ses longs « talks », comme à l’accoutumée. Il note sur
son carnet les démarches administratives à accomplir pour perpétuer la
concession. Mno reste très présente à son esprit. Il pense lui consacrer un
roman. Il écrira plusieurs poèmes à sa mémoire.
La vie continue. Comme il s’y était
engagé, il épouse Denise le 3 avril 1948, avec René et Cam Delange pour seuls
témoins et seul public. Ils envoient une carte postale à Jean-Claude, qui
découvre alors la situation de ses parents. Mais le mariage n’est qu’une
formalité administrative et ne résout aucun problème. Dans les jours qui
suivent, tout recommence et dès l’été, on parle déjà de divorce. Roché a repris
sa vie boulevard Arago. Deux sujets semblent les réunir facilement : les
réunions qui sont toujours organisées chez eux, autour de la philosophie hindouiste
et l’activité littéraire de Pierre : Denise semble se soumettre de bonne
grâce à la lecture des œuvres que lui présente Roché. Ce dernier semble ne pas
mal prendre ses remarques. Il est en revanche un sujet qui les divise de façon
définitive : l’éducation de Jean-Claude. Le tempérament de l’adolescent n’a pas
l’air particulièrement facile. Les relations avec sa mère semblent très
tendues. Mais dès que le père tente de s’en mêler, cela tourne à la
catastrophe. Avec le fils, qui n’accepte pas, ou mal, de remontrances de la
part d’un père toujours absent. Avec Denise qui ne supporte pas qu’on mette
systématiquement en cause ce qu’elle fait. Les relations sont très tendues,
mais ne rompent pas. Sans doute personne n’y a-t-il au fond intérêt. Mais il est
plusieurs situations d’extrême violence entre le père et le fils, entre le mari
et la femme, qui, à travers les mots et les euphémismes, paraissent souvent
ridicules. Lorsque Jean-Claude prend son indépendance, Pierre revient
s’installer à Sèvres et ne se rend plus à Paris qu’épisodiquement. C’est là
que, dans son lit, il rédige ses textes et regarde sa collection.
Il y a quand même des joies
familiales, à commencer par ce petit-fils, Emmanuel, qui naît le 18 octobre
1956. Roché semble plus attentionné comme grand-père que comme père. Peut-être
parce qu’il n’a pas de compte à lui rendre, à cet enfant. L’on sent qu’il est à
l’heure des bilans, et certaines notations sont empreintes de nostalgie. Il
envoie par exemple un courrier à Violet Hart en 1950, mais la lettre lui est
retournée : elle est inconnue à l’adresse mentionnée. Il n’hésite pas, à
plusieurs reprises, à dresser la liste de toutes ses maîtresses. Mais si la
liste est importante, elle semble le laisser froid : nul triomphalisme
dans la collection des noms de celles qui ont fait sa vie. Il sent que là n’est
peut-être pas l’essentiel :
J’en ai une certaine indigestion mentale, qui
va en s’éclaircissant en se
spiritualisant.
M domine - The others s’enfoncent[22].
Ces années sont aussi endeuillées,
par la mort de Many, la femme de Duchamp, en 1950, alors que celui-ci habite
l’appartement de Roché à Paris par celle de Schott, le fidèle amant de Janot,
en 1951, par celle d’Existence en 1952, par celle de Picabia en 1953. Sombres
années. Mais Roché n’est pas dépressif pour autant, contrairement à Denise, qui
connaît plusieurs périodes très difficiles. C’est que Roché continue de vivre
de ses passions : la peinture et l’écriture.
Qu’il soit à Paris ou à Sèvres,
Roché mène une vie mondaine plus ou moins soutenue. Certes, la vie artistique
s’est déplacée et les intellectuels se retrouvent davantage à Saint-Germain
qu’à Montparnasse. Mais Roché participe à toute la vie renaissante de la
peinture. Sa participation à la Galerie Drouin, ses amitiés et sa connaissance
de la peinture contemporaine font de lui quelqu’un de recherché et d’écouté. Il
est invité à tous les vernissages, ou presque. Il retrouve ainsi ses amis, avec
lesquels, pour certains, il travaille. Brancusi, bien sûr, Calder, Picasso
qu’il aime toujours autant. Marie Laurencin qui commence son portrait et pour
laquelle il rédige la préface d’un catalogue d’exposition en 1952. Car Roché
écrit beaucoup pour les peintres. Pour une exposition d’Hélène Perdriat en
1954. Pour les dessins de Michaux en 1948. Ou encore pour Garcia Tella, peintre
qu’il encourage fortement, en lui achetant plusieurs toiles. Il rédige aussi
plusieurs articles. L’un sur Marcel Duchamp[23],
un autre sur Francis Picabia[24],
un sur John Quinn[25].
Sur Kandinski et sur Brancusi...Il prête douze tableaux lors d’une exposition
du Musée d’Art Moderne en 1953, pour laquelle il est interviewé à la radio.
Mais Roché ne se contente pas de ses
anciennes amitiés. Il prend tous les contacts nécessaires pour lancer Wols. Il
a déjà présenté ce dernier à René Drouin, à Dieulefit et, sur les conseils de
Roché, Drouin lui a acheté cinquante dessins. L’exposition de ceux-ci se fait
dès 1945. Une autre exposition, plus importante, a lieu à la galerie, en 1947.
Il faut toute l’insistance de sa femme et de Roché pour que Wols accepte ce
qu’il considère comme une prostitution. Ce sont d’ailleurs les deux premiers
qui prennent en charge l’aspect technique de la manifestation, en donnant un
titre aux tableaux notamment. C’est le début de la reconnaissance. Les
intellectuels, Sartre, Paulhan admirent son œuvre. Roché écrit plusieurs textes
sur Wols dont l’un sera publié en 1963, avec une étude de Sartre[26].
Roché se lance aussi dans une autre
aventure : celle de l’Art Brut, avec Jean Dubuffet. Il prépare activement
l’exposition qui lui est consacrée en mai 1946 à la galerie Drouin, où s’ouvre
le Foyer de l’Art Brut, siège de l’association Art Brut à laquelle Roché
participe jusqu’à sa dissolution en 1951. Pas de nostalgie ou de vision étroitement
refermée sur son aventure personnelle de l’entre-deux guerres : il s’intéresse
à tous les courants. Mais là comme ailleurs, l’heure est aussi au bilan. Et en
1955, il commence « un article sur [sa] collection, pour Match, Œil, ou Vogue [27]».
Cet article, sous la forme d’une interview, est finalement publié en mars 1959
dans L’Œil, quelques jours avant sa
mort. C’est un très beau texte sur la passion du collectionneur et sur les
rencontres de Roché. Il y dit ses réussites et ses échecs, ses envies et ses frustrations,
son intimité avec des œuvres importantes : des Picassos, des Braques, des
Brancusis... et de quelle vie ces œuvres-là sont douées. Mais il y confesse
aussi la fatigue du collectionneur et surtout le plaisir supérieur qu’il
ressent désormais au souvenir d’un tableau plutôt qu’à la contemplation du
tableau lui-même. Il note aussi :
Les taches lumineuses s’éteignent une à une
comme autour d’un soleil qui se couche.
avant cette conclusion :
Adieu, ma
brave petite collection ! Te poursuivrai-je dans l’Au-Delà[28]?
L’Au-Delà de cette collection peut
facilement être mis en parallèle avec l’Au-Delà de ses amours : il se
demande aussi si l’on retrouve l’Aimée après la mort... C’est que dans l’un
comme dans l’autre cas, la collection est importante.
Roché publie donc divers articles ou
préfaces. Mais là n’est pas le plus important pour lui. Ce à quoi il occupe une
bonne partie de son temps, c’est à essayer de faire paraître Jules et Jim. Or, s’il a bien une
promesse formelle de Gallimard, rien ne vient. Il est relation avec Paulhan,
qu’il rencontre souvent, notamment à la galerie Drouin. Paulhan se rend même
chez lui pour voir sa collection. Il emprunte un Braque pour quelques jours.
Mais là n’est pas le problème de Roché. Il lui a remis son manuscrit le 30 mai
1946. La correspondance de Paulhan montre celui-ci très attentif au sort à
réserver à celui-ci. Il dit d’abord être impatient de lire le roman, puis
déclare aimer l’allant, l’allégresse du style de Roché. Il explique plus tard
que le principe de la publication est toujours acquis[29].
Les carnets que remplit Roché à cette époque, eux, montrent son impatience. Il
passe au secrétariat, téléphone, écrit. Mais rien ne vient. Un peu désabusé, il
note le 21 septembre 1949 :
Gallimard ne me publie pas.
Pourtant, il rencontre Gallimard, au
début de l’année 1951, qui lui réitère sa promesse. Celle-ci relance son
travail : il relit, effectue d’infimes corrections, coupant encore,
ajoutant parfois. Mais rien ne vient. En mai 1952, nouvelle rencontre, nouvelle
promesse. Paulhan l’assure de son soutien. Roché cherche à résoudre le problème
de la signature du roman : Pierre Malémont, Henri Pierre[30]?
L’hésitation a une cause :
Gefahr Hln ? Succès ? Echec ? Kadi ? Comment
Hln le lira-t-elle[31]?
Le « danger Helen » avait
déjà été mentionné en 1946. En 1952, Helen est de nouveau installée en France.
Certes, nous le verrons, l’histoire est facilement identifiable pour qui
connaît l’aventure de Roché et des Hessel. Mais cela fait bien peu de monde. Et
cette histoire est achevée depuis vingt ans maintenant ! Peut-être les éditions
Gallimard usent-elles du prétexte pour des impératifs éditoriaux ? Il est en
tout cas très surprenant de voir combien Roché craint la réaction d’Helen. Il
hésite jusqu’au bout puisque, juste avant de donner le bon à tirer, il
s’interroge encore, pour cette même raison. Il se décide pourtant à signer de
son nom. Et cette fois, la parution est en bonne voie : le mois de
décembre 1952 est consacré à la correction des épreuves. Au mois de février
1953, Paulhan lui indique que le livre doit sortir le 15 mars. Il souhaite,
pour accompagner la parution, que Roché lui fournisse un texte pour la Nouvelle Nouvelle Revue Française non de
Jules et Jim, mais d’un de ses
chapitres sur l’art... Roché finit par envoyer un texte sur Duchamp qui paraît
en juillet 1953, tronqué. Roché ne s’en inquiète pas car le 11 mars 1953, il a
reçu le premier exemplaire de Jules et
Jim. Il remplit bien son office d’écrivain et dédicace son livre chez Gallimard.
Quelques jours après, il en achète cinquante exemplaires qu’il expédie à des
amis. Il en envoie un à « Kathe », écrit-il dans son carnet le 8
avril, poursuivant : « Alea jacta est... ». Le sort n’est en
fait guère généreux. D’abord, Helen ne répond rien, ne dit rien. Si Roché
reçoit le prix Claire Bellon, ce qui lui assure un peu de publicité, s’il n’a
pas peur de parler dix minutes dans le grand salon de thé du Bon Marché, avant
le prestidigitateur et la chanteuse légère, Jules
et Jim n’est pas le succès qu’il espère. Peu de critiques d’abord, même si
celles qui paraissent sont plutôt élogieuses. Jacques Laurent, dans La Parisienne, parle d’un chef d’œuvre.
Mais la nouvelle NRF, qui publie pourtant en même temps des souvenirs sur
Marcel Duchamp, comme Paulhan le lui avait demandé, fait un compte rendu
factuel, sans commentaire[32].
Pourtant, grâce à Jacques Laurent, un journaliste de Paris-Match arrive à Saint-Robert en septembre et publie le 19 du
même mois un grand article, avec photo, sur cet étrange jeune romancier, dans
la course pour le Goncourt. Roché est
ravi. Mais les ventes ne progressent pas.
Il aurait pu se décourager :
c’est en fait, contrairement à ce que dit la réclame, le troisième ouvrage que
publie Roché. Et le troisième échec. Il avait déjà « l’esquisse de nouveau
roman si Jules et Jim
marchent(sic) [33]».
Peut-être est-ce la longue attente de la publication ou encore une force
irrépressible qui le saisit. Roché n’attend pas le succès de Jules et Jim pour entreprendre Deux Sœurs, qui deviendra Deux Anglaises et le Continent. Son
choix se porte assez rapidement vers cette histoire, malgré la profusion
d’autres sujets possibles et la multiplicité des projets en cours. L’affaire
est plus rondement menée en ce qui concerne la publication du roman. Mais
malgré l’aide de Jacques Laurent, qui fait paraître les « bonnes
feuilles » dans La Parisienne,
le roman ne connaît pas le succès escompté. Le 15 juin 1956, Roché le souligne
dans son carnet :
Critiques de mon roman peu nombreuses : je
m’inquiète.
Des critiques, il y en aura, bonnes
dans l’ensemble, comme le sont les réactions de ses amis. Mais rien n’y fait.
Le livre ne se vend pas mieux que Jules
et Jim. Là encore, Roché n’attend pas les résultats de vente pour se
décider à poursuivre ou à entamer d’autres travaux.
Il a commencé une nouvelle,
intitulée Mimi Dictateur, espèce de
farce pour Medrano, dit-il, où se mêlent considérants sur les fonctionnaires et
la bureaucratie et passages burlesques, comme celui au cours duquel Sartre est
guillotiné... Le texte n’est jamais achevé.
Mais il a d’autres projets qu’il a
recensés dans un petit cahier, pendant l’été 1955, à Saint-Robert. Il pense à
plusieurs livres possibles à partir des différents épisodes de sa vie. L’un
semble plus pressé que les autres, en tout cas, Roché le mentionne plusieurs
fois et dit prendre des notes pour le rédiger, en juillet 1956. C’est un roman
intitulé Deux Saintes. Il ne s’agit
pas là d’une nouvelle mise en scène de deux femmes. C’est la même femme dont il
s’agit, et c’est Denise. Voici ce qu’il écrit :
Ecrire une double biographie de Den
C’est-à-dire deux de suite - vie quotidienne
Une la Sainte
L’autre la [neurasthène]
« sorcière »
Dire à la fin : il s’agit de la même personne
Titre « Janusse »
Mieux : « Deux Saintes [34]».
Le roman pourrait être un règlement
de comptes, avec des êtres encore présents. Au mois d’août 1956, il n’est plus
certain que ce soit le livre à faire. Il reste hésitant. Il pense aussi à un
roman sur Mno, qu’il intitulerait : Deux
qui ne font que s’aimer.
Il écrit de très nombreux poèmes.
Certains manifestement ludiques et amusants, des poèmes ready made pourrait-on dire, comme ce Poème Fermeture Eclair (1953) ou ce Poème Gastronomique (1957); d’autres semblent plus classiques : Qu’est-ce que l’amour, écrit pour le
dixième anniversaire de la mort de Mno; Les
Trois Déesses (Junon, Minerve, Vénus) ou Les Quatre Dames (pique, carreau, trèfle, cœur), écrits en 1957.
Toujours en 1957, il rédige de très courts poèmes dont il est l’objet. Mais ce
n’est pas son point de vue qui est adopté. C’est celui de ses maîtresses. Ils
s’intitulent d’ailleurs de leurs noms : Guitte, Chieng, Existence, Vincente, Opia; Bea, Lou, Maga, Alissa...
Il est frappant de voir combien
désormais toute la production littéraire de Roché est proche de
l’autobiographie. Certes, il n’a pas le projet - il n’a plus le projet - de
faire une histoire de sa vie. Il en fait désormais des histoires, se cachant
sous des pseudonymes ou non (dans les poèmes). Mais c’est toujours la question
du Moi qui est au cœur de son activité d’écrivain. Le dernier texte
d’importance confirme et peut-être amplifie cette tendance.
Car s’il est hésitant sur le projet
à choisir, il espère bien pouvoir mener une entreprise plus importante à son
terme. En janvier 1956, il indique qu’il a commencé « des notes pour 3 Américaines et un Français[35] ».
Nous ne savons pas ce que sont ces notes. Mais sans doute sont-elles la
préfiguration de ce qui suivra. Quelques temps après, il reprend le texte qu’il
a écrit sur Duchamp (Duchamp lui parle d’ailleurs de ce texte dans la lettre du
5 juin 1956 qu’il lui envoie pour le féliciter de la parution de Deux Anglaises et le Continent). Et dès
le lendemain, le carnet porte ces mots :
Je note cahier jaune 1ere idée d’un roman
autour Totor à NY 1916. avec toutes les héroïnes
et l’ambiance[36].
Il n’a pas encore la trame et se
demande s’il doit le rédiger « coulant » ou
« mousquetaires [37]».
C’est en tout cas ce sujet qui s’impose. Le prochain roman est consacré à Marcel
Duchamp, s’intitule d’abord Totor,
puis Victor.
Le 10 février 1957, Roché commence à
écrire Victor. Nul ne sait ce
qu’aurait pu être l’œuvre, une fois le travail de l’écrivain achevé. Le
manuscrit se présente sous la forme de deux cahiers, qui sont composés du
premier jet de Roché. Chaque page est déjà très travaillée : au premier
jet se superpose déjà tout un travail de réécriture et de simplification. Force
est pourtant de constater que les deux cahiers mis bout à bout constituent un
texte informe[38]. Le premier
cahier présente quand même une certaine unité : il pourrait s’agir d’une
situation initiale, un peu longue, présentant personnages, cadre, époque. Les
très courts chapitres respirent l’ambiance de New York pendant la première
guerre mondiale, et ce monde un peu décalé des artistes, particulièrement ceux
venus de France. Ils sont, sous les pseudonymes, facilement reconnaissables.
François est reconnu au bruit de sa voiture, et la collection de véhicules de
Francis Picabia n’est un secret pour personne. Victor démontre aux Indépendants
qu’ils ne le sont pas en voulant exposer une certaine Fontaine... On ne voit certes pas très bien de quoi la matière du
roman sera faite, mais au moins existe-t-il là encore une certaine unité. Car
contrairement à Jules et Jim et à Deux Anglaises et le Continent qui
subissent de nombreuses et parfois très importantes modifications, mais dont le
premier manuscrit s’écrit vite et forme un tout cohérent, il semble ici que
Roché n’ait que le titre en tête et pas réellement de plan d’ensemble. Il est
vrai, comme nous le verrons, qu’avec Deux
Anglaises et le Continent, il s’est émancipé du roman traditionnel. Mais
l’état du manuscrit, tel qu’il le laisse en 1959, ne permet pas de savoir ce
qu’aurait pu être le roman achevé. Le deuxième cahier est très elliptique, les
épisodes ne s’enchaînant pas toujours, les sauts temporels pouvant être très
importants - ce qui laisse à penser que Victor,
dans l’idée de Roché, aurait pu courir sur plusieurs années, et ne pas se
concentrer sur l’année 1917.
L’étude comparée du Journal de Roché et des fragments de Victor conduit à deux conclusions :
d’abord, il y a une grande fidélité entre la vie de Roché et ce qu’il écrit,
même si certains passages ne respectent pas absolument la chronologie. La
seconde, c’est qu’il écrit précisément sur une période où, au sens où il
l’entend d’habitude, le Journal
n’existe pas ! 1917 est une de ces années où Roché ne tient qu’un agenda, qu’il
ne réécrit jamais... Victor doit être
le roman « du moins de source possible ». Ce n’est pas parce qu’il
n’a pas la matière ailleurs...
Ce n’est pas le seul problème que
pose Victor. Le titre choisi par
Roché est sans équivoque ( et en choisissant de le publier pour une
rétrospective Duchamp, le Centre Pompidou montre bien qu’il n’y a pas ambiguïté
sur le sens à donner au titre ). Il est néanmoins paradoxal.
Duchamp est une personnalité
importante. En ce sens, le référent choisi par Roché n’a pas grand-chose à voir
avec Margaret et Violet Hart, ni même avec Helen, quelle qu’ait pu être sa
notoriété dans le petit cercle de Montparnasse. En choisissant de donner pour
titre[39]
à son roman le nom du personnage qu’inspire Duchamp, notamment en prenant le
surnom dont Roché use pour l’appeler dans la vie quotidienne, l’auteur indique
avec force qu’il est l’objet de son récit. Nous avons vu combien Roché hésitait
sur le choix du titre de ses deux premiers romans. Nul doute qu’ici le titre
ait été pensé. Pourtant, et c’est le premier paradoxe, en appelant son roman Victor, Roché met sciemment une barrière
entre son personnage et la notoriété de son référent. Mais surtout, et c’est
plus important, le titre qu’il donne à son roman ne correspond pas aux passages
qu’il en a rédigé. Victor, comme
personnage est bien présent dans l’ouvrage. On trouve ainsi un beau portrait de
lui brossé par Patricia, un des personnages principaux. Il y est présenté dans
toute sa rigueur, son ascétisme, sa générosité. Il est celui qui se donne
totalement sans jamais rien céder. En ce sens, le portrait de Victor est une
leçon de morale. Plus important, peut-être, Roché a rédigé deux chapitres sur
le travail de Victor. Qui connaît Roché reconnaît la visite qu’il a effectuée
dans l’atelier de Duchamp. S’offre ainsi au lecteur une splendide description
de La Mariée mise à nu par ses
célibataires, même. Puis la minutieuse représentation de Victor à son
travail, dans ce qu’il a de plus humble. Et puisque nous avons les deux textes,
peut-être les notes de Victor
sont-elles au fond plus convaincantes sur le travail de Duchamp que le Sur Marcel Duchamp. Le personnage
éponyme n’est donc pas absent de son roman. On peut se demander s’il est
vraiment le personnage principal, et si le roman est bien consacré à Duchamp.
Le premier chapitre commence par ces
mots :
Pierre est seul dans sa chambre du sous-sol
carré, très bien chauffée. C’est plutôt une cave
qui lui sert de chambre. Près du plafond une fenêtre en largeur permet de voir
les jambes des passants.
Vieux meubles impossibles, mais un bon grand lit de fer à deux[40].
Bien sûr ce qui suit immédiatement
met en scène Victor. Comment ne pas être frappé pourtant par l’entrée en
matière : qu’elle ne soit pas sur Victor est bien compréhensible, et de
nombreux romans procèdent ainsi. Mais le personnage dont le nom est le premier
cité est « Pierre ». Et l’on voit à qui ce Pierre doit son modèle...
Victor rentre dans la chambre de Pierre avec François (Picabia). Ils ne restent
pas : ils déposent Patricia, qui les importune à cause d’une conversation
qu’ils veulent avoir. Patricia, c’est Béatrice Wood, une actrice qui est
devenue peintre, à cause d’un amour non partagé pour Duchamp. Victor et
François s’en vont. Et la suite du texte, tel que nous le possédons, met en
scène Pierre et Patricia, qui, leur relation s’étant décidée chaste
définitivement, se promènent à travers le New York de 1916. Nous rencontrons
Cravan, qui n’a pas changé de nom, Louise et Walter Arensberg, devenus Alice et
Gontran... On se souvient de la liaison amoureuse entre Roché et Louise
Arensberg, qu’il désigne dans son Journal
sous le nom de Cligneur. Cligneur qu’il mentionne comme l’un des sujets de
romans possibles. Or, il est évident que dans ce manuscrit, malgré son aspect
fragmentaire, malgré sa juxtaposition a priori non motivée d’épisodes sans
rapport les uns avec les autres, si l’on doit y suivre un fil conducteur, c’est
celui de l’histoire entre Cligneur et Pierre. Le projet se relit alors tout
autrement, indépendamment du titre. Les premiers chapitres que Roché écrit
servent à mettre en place la vie à New York et à trouver au personnage
principal un alter ego qui l’aide à
comprendre ce qui se passe dans sa vie. C’est le rôle que joue Patricia. Et
Pierre va connaître un grand amour qui va bouleverser son existence, avec un
personnage « défendu », parce qu’il est un proche. Mais c’est
justement cette proximité qui joue le rôle de déclencheur : « Pas
celle-là ». Le mot d’ordre vaut pour Kathe. Il est d’actualité pour Alice
dans Victor. Les personnages
masculins de Roché, ceux qui lui doivent le plus, ont l’air d’être soumis à une
réaction : ils ne peuvent désirer que la femme interdite, parce qu’elle
est elle-même l’objet du désir d’un autre. Patricia aurait pu être une conquête
facile et intéressante. Mais elle n’est désirée par personne et Pierre ne la
désire donc pas. Alors qu’Alice, elle, est mariée, mais est aussi une espèce
d’égérie de l’art contemporain New yorkais. Séduire Alice, c’est non seulement
tromper son mari, c’est aussi déranger les tranquilles habitudes de
l’Avant-Garde. On le reconnaît facilement : Alice est une Helen
américaine. Ce qui change, c’est ce qu’il est nécessaire de transgresser, c’est
le degré de danger auquel on s’expose. Dès lors, on ne voit plus bien quelle
pourrait être la place de Victor, une place autre qu’anecdotique... Mais le
texte reste trop fragmentaire pour que nous sachions ce que Roché voulait
vraiment faire.
Sur le manuscrit même, Roché inscrit
quelques indications qui lui servent de fil conducteur pour écrire. D’abord il
n’est pas convaincu par son propre travail. Ainsi au début du deuxième cahier,
il écrit :
Tout ce
projet de roman, avec de bons
fragments, manque d’unité. Il passe
du roman psychologique
délicat (Alice et Geneviève) au mode surréaliste - faits et gestes de Totor,
François - , description de la chambre et du Verre de Totor.
Cela
peut-être trop fatigant de le
refaire. Il vaut mieux que je prenne
des sujets moins étendus,
en profondeur, de méditation plus pure, plus désincarnée, moins anecdotique :
par exemple essayer « La femme la plus aimée du monde » Geneviève[41].
Deux projets qui se concurrencent
alors que l’un est déjà en cours. Or Victor,
nous l’avons dit, parle peu de Victor, parle surtout de Pierre. Pierre qui
représente un cas-limite d’ « autofiction ». Bien sûr le texte tel
qu’il est présenté est rédigé à la troisième personne. Il n’empêche que parmi
tous les personnages, celui qui s’impose de facto comme personnage principal,
non seulement a pour référent l’auteur du roman, et nous pouvons retrouver
trace de tous les épisodes qu’il écrit dans sa propre vie, mais il porte aussi
le prénom de l’auteur. Chez Roché, les personnages n’ont pas de nom - ou alors
ce sont des personnages très secondaires. C’est dire l’importance du prénom...
La coïncidence ne manquerait pas d’être troublante, si l’on s’en tenait là. Or
il apparaît, au cours du manuscrit, une femme dont on parle, qui n’est pas
présente dans l’espace du roman. Il s’agit de la maîtresse parisienne de
Pierre, qui, pendant que lui est à New York, vit toujours en France. Son nom
est Geneviève, l’un des surnoms donnés à Mno par Pierre. Là encore, la
confusion entre la réalité, le jeu de la réalité avec les noms et la fiction
atteint un point tel que le partage est difficile, impossible à faire. Elle dit
en tout cas que le roman qui est en train de s’écrire n’a pas grand chose à
voir avec l’œuvre de Duchamp. Peut-être avec sa vie amoureuse. Mais Roché ne
nous entraîne pas dans un de ces romans de formation, qui voient l’artiste se
libérer et produire son chef-d’œuvre. Il est tourné, une fois encore, vers un
problème éthique, et cherche un chemin pour parvenir à une nouvelle morale. La
dernière page du manuscrit est à cet égard révélatrice :
Ces dialogues, cette structure peuvent être
le vrai fond du livre.
Tout l’amour pour Geneviève, proche et
lointaine, raconté en détails aux deux, sur deux plans. Elle gagne à la fin, Pierre la deuxième fois ne
revient pas vers Alice.
Pierre devient spécialiste malgré lui du
couchage chaste (sauf Gertrude, qui ne compte pas
et que Pierre raconte à Alice, qui dit : « Victor en a beaucoup comme ça. Il m’a tentée, comme un Eros, comme
toutes. Mais je ne suis pas de cette espèce-là. »[42])
Le projet semble nettement se
déplacer. Victor est un prétexte au
discours amoureux de Roché. Et ce discours amoureux repose sur un principe, le
même qui a échoué avec Margaret et Violet, avec Helen, que Roché tente de
décrire - et ce sont les derniers mots du manuscrit :
Fait anormal, base du livre : la franchise de Pierre et des Trois (Alice,
Geneviève, Victor).
Les quatre ou cinq héros cherchent, trouvent,
ont une morale stricte à eux. Ils l’exposent, sans
théorie, en détails concrets[43].
Roché ne déroge pas à la
règle : tout écrivain qui met au cœur de son œuvre le tabou du sexe finit
toujours par être, d’une façon ou d’une autre, un moraliste. Et s’il y a un fil
conducteur dans toutes les œuvres de Roché; c’est sûrement celui-là. Ecrire des
romans qui déguisent à peine certains épisodes de sa vie, c’est certainement
aussi une façon de vérifier que, malgré le qu’en-dira-t-on et les esprits
étroits, on a toujours vécu selon des règles qui, certes, transgressaient la
loi, mais s’avéraient d’une plus haute exigence pour soi et son rapport aux
autres.
Que vaut la vie du moraliste si
personne ne bénéficie de son enseignement ? On sait l’échec de sa vie
affective, les échecs. La fin de la vie de Roché ne contrevient pas à ce
désastre personnel. Si sa vie sociale, presque mondaine, est parfaitement réussie,
si ses amis savent bien sa fidélité, il semble bien que les relations avec sa
femme et avec son fils soient toujours très tendues, perpétuellement
conflictuelles. Jean-Claude a désormais une maison en Camargue, dont il use
pour faire ses premières armes avec une caméra à la recherche des insectes. Il
fait ainsi plusieurs courts-métrages. Denise, elle, va de dépression en
dépression, mais s’occupe toujours de ce mari qui vieillit. Roché passe le plus
clair de son temps au lit pour écrire. Il s’inquiète aussi beaucoup, mais il
l’a fait tout au long de sa vie, de son état de santé et de sa mort. Il écrit,
réécrit son testament, ajoute des codicilles, pense à vendre des toiles, des
sculptures pour assurer la vie quotidienne de ses proches. Ses livres n’ont pas
de succès, mais cela ne l’empêche pas d’écrire. Les deux premiers n’ont pas
marché, le troisième peut-être s’imposera...
Mais que vaut la vie d’un moraliste
dont l’enseignement n’est pas reçu ? Rien sûrement... ce qui ne présage
pas de la valeur de cet enseignement. Roché souffre de problèmes de santé, et
est très fatigué. Déjà en 1953, il a une sérieuse alerte (il s’interroge dans
son petit carnet : « J’agonise ? » le 25 octobre 1953) et
est hospitalisé à la clinique Eugène Manuel. Le 28, il subit une opération des
intestins et ne rentre à Sèvres que le 22 novembre. Et quand il va bien, il
craint d’aller trop bien.
Le 14 mars 1956, alors qu’il corrige
les épreuves de Deux Anglaises et le
Continent, Roché découvre au courrier la copie d’un article paru quelques
jours auparavant dans Arts. Il s’agit
d’une critique de cinéma, à propos d’un film, un western, The Naked Dawn, d’Edgar Ulmer. Rien à voir avec Roché, a priori. Il
est pourtant cité dans l’article, par ce jeune critique de vingt-quatre ans,
François Truffaut :
Un des plus beaux romans que je connaisse est
Jules et Jim, de Henri-Pierre Roché,
qui nous montre,
toute une vie, deux amis et leur compagne commune s’aimer d’amour tendre et sans presque de heurts,
grâce à une morale esthétique et neuve sans cesse reconsidérée.
Pourquoi Truffaut cite-t-il
Roché ? Difficile à expliquer, même si l’on sait combien Truffaut a besoin
de montrer sa culture livresque. L’histoire, Truffaut la raconte dans un texte
qu’il nomme Henri-Pierre Roché revisité[44],
qui est écrit en 1980, pour les besoins d’une édition allemande du découpage de
son film. Il fouille l’éventaire de la Librairie Stock, en 1955. Et tombe sur Jules et Jim. Séduit par le titre, il
lit la quatrième de couverture et se demande ce que peut être le premier roman
d’un homme de soixante-seize ans. Il dévore le livre, s’enthousiasme pour ce
style particulier, y repense un an plus tard avec The Naked Dawn. Pourquoi citer Jules
et Jim ? Parce qu’il y a dans ce film une parenté avec le livre qui vaut
d’être souligné. Le spectateur n’est jamais amené à faire un choix entre les
protagonistes. Comme dans Jules et Jim.
Et en voyant le film d’Edgar Ulmer, Truffaut pense qu’un Jules et Jim cinématographique est possible. Il le pense et
l’écrit.
Roché répond tout de suite à
Truffaut et lui fait parvenir dès qu’il est possible un exemplaire de Deux Anglaises et le Continent. Truffaut
rend visite à Roché, les deux hommes s’apprécient, même si Truffaut avoue ne
pas toujours tout comprendre de ce qu’il raconte sur l’art, ni toujours
apprécier à sa juste valeur les tableaux qu’il lui montre. Mais il y a
certainement une forte sympathie entre les deux hommes. Roché donne ses
scenarii oubliés à Truffaut, l’encourage à faire du cinéma, après avoir vu Les Mistons. Mais surtout Truffaut lui a
dit qu’il aimerait tourner Jules et Jim.
Ils se répartissent déjà les tâches, Roché se chargeant d’élaborer des
dialogues « aérés et serrés ». Cependant, Truffaut ne veut pas
commencer par cette adaptation. Lui aussi veut d’abord raconter sa vie :
il entreprend de tourner Les Quatre Cents
Coups, qui fera une magnifique carrière. Roché n’a rien à dire... Il écrit
pourtant ce mot à Truffaut :
Je serai heureux si je suis encore là le jour
où vous attaquerez Jules et Jim. Je
désire vous suivre du plus
près possible. Si vous trouvez des raisons ou des prétextes pour nous voir, dites-le moi[45].
Mais Roché n’insiste pas davantage.
Il poursuit la rédaction de Victor,
continue d’écrire de petits poèmes. Celui-ci, par exemple, daté du 30 mars
1959 :
Le [gros] caillou [il] a
roulé [dans le ruisseau] sur la pente
il a cogné le pied de
Pierrette
Pierrette a crié
Thomas a ri
il a dit : « Que tu
es douillette ! »
Et il a [baisé son]
caressé son pied[46].
C’est le dernier poème de Roché. Un
ton enfantin, un poème d’amour.
Pour porter chance au premier
long-métrage de François Truffaut, Brialy et Jeanne Moreau viennent faire une
courte apparition. En voyant Jeanne Moreau, Truffaut sait désormais qui sera
Kathe. Il envoie des photos à Henri-Pierre Roché, qui lui répond par retour de
courrier :
Cher jeune ami, votre bonne lettre !... Grand
merci pour les photos de Jeanne Moreau. Elle
me plaît. Je suis content qu’elle aime Kathe ! J’espère la connaître un
jour, oui, venez me
voir quand il vous plaira, je vous attends[47].
Trois jours plus tard, Roché
s’éteint doucement pendant qu’on lui fait une piqûre. Il est incinéré au
Père-Lachaise. Il ne saura pas l’importance du film que Truffaut tire de son
roman.
Le film rencontre un grand succès,
ce qui permet à l’éditeur de ressortir le livre. Pourtant, Truffaut est avare
de confidences sur Roché. Le film a non seulement un grand retentissement, mais
devient très vite une référence, presque une figure de style. Dès qu’une
histoire met en scène deux hommes et une femme, il semble qu’il faille
nécessairement faire allusion à Jules et
Jim. Mais Truffaut n’en a pas fini. Quelques années plus tard, en 1971, il
tournera Deux Anglaises et le Continent,
l’adaptation impossible, pensait-il, du deuxième roman de Roché, et
certainement un de ses plus beaux films.
Que reste-t-il d’Henri-Pierre Roché
aujourd’hui ?
La publication d’un volume de Carnets a relancé à l’évidence l’intérêt
pour cet auteur. Quelques émissions, un livre... montrent que l’homme ne laisse
pas indifférent. Cela a permis aussi de réunir les deux faces du même
homme : celui qui s’occupe de peinture et celui qui écrit des livres.
Peut-être ne s’intéresse-t-on pas encore assez à l’œuvre qu’il a laissée. Grâce
à François Truffaut, qui a véritablement sauvé Roché de l’oubli, elle est
pourtant disponible à la lecture.
[1] En-tête du deuxième carnet de 1942, inédit.
[2] « Père René et Cam, comme Hln, croient qu’il est trop tard pour que j’écrive un grand livre - moi, je crois que si », note-t-il le 12 août 1934, dans son Journal. Père René désigne le journaliste et l’intime de Roché René Delange; Cam est sa femme.
[3] Journal, inédit, en date du 3 avril 1941.
[4] Ibid., en date du 20 juillet 1941.
[5] Ibid., en septembre 1941.
[6] Toute cette partie doit beaucoup à deux ouvrages consacrés à Dieulefit pendant cette période : Sandrine Suchon, Résistance et Liberté, Dieulefit 1940-1944, éditions A Die, 1994 et : Les Artistes réfugiés à Dieulefit pendant la seconde guerre mondiale, catalogue d’une exposition organisée par le Musée de Valence et réalisée par Hélène Moulin et Chrystèle Burgard en 1991.
Elle doit surtout à Fernand Soubeyran, le fils de Marguerite, et à sa femme Michèle, qui n’ont pas été avares de leur temps avec moi.
[7] Livre d’or de l’Ecole de Beauvallon, texte daté du 25 septembre 1944, communiqué par Fernand Soubeyran. On trouve de prestigieuses signatures dans ce livre d’or. Roché, quant à lui, y note cette remarque qui semble bien convenir à Marguerite Soubeyran : « Tante Marguerite ressemble à la Louve du Capitole - mais au lieu de deux petits d’hommes, elle a toute l’école de Beauvallon ».
[8] Journal, inédit, en septembre 1941.
[9] Daté de 1944, à Beauvallon.
[10] Sur des feuilles libres, la première datée de 1940 à la Bastidette, la seconde du 22 mars 1943, à Beauvallon.
[11] Ibid., en date du 10 mai 1944.
[12] Entretien avec Etienne-Martin, recueilli en 1988 et publié dans : Les artistes réfugiés à Dieulefit pendant la seconde guerre mondiale, op.cit., page 28. La sculpture a évidemment disparu aujourd’hui.
[13] Le texte de ces pièces sont déposés au HRHRC.
[14] Manuscrit, daté de 1942, Beauvallon, déposé au HRHRC. Roché travaille ce manuscrit en 1943 et 1944.
[15] Cette idée de texte n’est pas développée. Elle est datée du 27 juin 1944. La suivante est datée du 9 juillet 1944.
[16] Journal , en date des 8 et 9 juillet 1943.
[17] Ibid., en date du 6 mai 1944.
[18] L’attitude de Roché ne manque pas d’étonner : il brûle certains papiers, et le note soigneusement dans son carnet...
[19] Ibid., en date du 29 novembre 1944.
[20] Ibid., en date du 1er février 1945.
[21] C’est ce que nous a dit Jean C. Roché, dans une conversation privée.
[22] Carnet, en date du 1er janvier 1953.
[23] Qui paraîtra plus tard, en 1959, Sur Marcel Duchamp, op.cit., alors que l’article est commencé en 1953, et qui servira aussi pour partie à un article de souvenirs dans un numéro de la NRF de 1953.
[24] Paru dans la Nouvelle Nouvelle Revue Française, n°13, janvier 1954.
[25] Paru dans la Parisienne, août 1954
[26] Werner Haftmann, Henri-Pierre Roché, Jean-Paul Sartre, Wols en personne, éditions Delpire, 1963.
[27] Carnet, en date du 19 novembre 1955.
[28] « Adieu, brave petite collection ! », op.cit.
[29] Lettres de Jean Paulhan à Henri-Pierre Roché, déposées au HRHRC. Il y a vingt lettres envoyées entre 1946 et 1956.
[30] Le pseudonyme Henri Pierre est transparent. Henri Malémont est moins évident : le 16 mars 1942, Roché indique dans son Journal que son fils Jean-Claude, onze ans, veut beaucoup d’enfants pour qu’il y ait beaucoup de « Roché ». Son père lui parle alors de son « cousin Roché de Malémont ». Sans doute Malémont est-il un lieu, mais nous n’avons pu le déterminer avec exactitude.
[31] Carnet, en date du 16 novembre 1952 : « Danger Helen ? ». Rappelons que Kadi est le surnom de Stephan Hessel, le second fils de Franz et Helen, qui est alors diplomate français.
[32] La Nouvelle NRF, juin 1953, n° 6. Le compte rendu est signé Manuel Rainoird.
[33] Carnet, en date du 2 janvier 1953.
[34] Noté sur un cahier daté du 5 octobre 1955 de Saint-Robert.
[35] Carnet, en date du 28 janvier 1956.
[36] Ibid., en date du 9 avril 1956. Rappelons que Totor est le surnom qu’a donné Roché à Marcel Duchamp.
[37] Ibid., en date du 12 avril 1956. Roché vient de relire le livre d’Alexandre Dumas. Mais comment comprendre le style « mousquetaires » à propos de Duchamp ?
[38] Le manuscrit de Roché a été publié par le Centre Georges Pompidou en 1977, à l’occasion d’une rétrospective sur Marcel Duchamp.
[39] Il va sans dire que tout ce qui est écrit ici s’appuie sur le manuscrit tel que Roché l’a laissé à sa mort. Rien ne dit qu’il n’y aurait pas apporté de substantielles modifications qui auraient infirmé tel ou tel commentaire. Il n’empêche que, à un certain moment, c’est ainsi qu’il l’a écrit.
[40] Victor, page 15, édition du Centre Georges Pompidou, 1977.
[41] Ibid., page 52. Souligné dans le texte par l’auteur.
[42] Ibid., page 95. Souligné dans le texte par l’auteur.
[43] Ibid., page 95. Souligné dans le texte par l’auteur.
[44] François Truffaut, « Henri-Pierre Roché revisité », in Le Plaisir des Yeux, éditions des Cahiers du Cinéma, 1987. Ce texte a été repris pour servir de préface à l’édition des Carnets d’Henri-Pierre Roché par André Dimanche, en 1990.
[45] Lettre d’Henri-Pierre Roché à François Truffaut, datée du 28 décembre 1957, citée dans Henri-Pierre Roché revisité
[46] Manuscrit déposé au HRHRC.
[47] Lettre d’Henri-Pierre Roché à François Truffaut, datée du 3 avril 1959.