Les deux romans publiés du vivant d’Henri-Pierre Roché changent de statut à partir de 1990, date de la publication par André Dimanche d’une partie du Journal. Jules et Jim et Deux Anglaises et le Continent, jusqu’alors, avaient été soumis à un premier renversement, opéré consciemment par l’auteur : il s’agissait d’utiliser la matière de sa vie, comme le montre aisément sa biographie, pour faire une œuvre. Une œuvre de fiction, c’est-à-dire ne se donnant pas à lire comme une autobiographie. Roché fait son œuvre, celle que, contre tous les avis, même ceux de ses proches, il est certain de produire un jour. Mais sa vie n’est pas son œuvre. Et il n’est nulle part question d’ériger son existence en œuvre d’art. Seulement certains épisodes de celle-là peuvent servir de matière à une fiction, qui se donnerait pour telle. Et qui lit Jules et Jim et Deux Anglaises et le Continent avant 1990, sauf à être un intime de Roché, ne pense pas à y chercher une autobiographie, même romancée.
La publication des Carnets opère un second renversement : les romans, Jules et Jim en particulier, puisque le seul tome paru à ce jour concerne la période 1920-1921, se lisent désormais comme romans autobiographiques. La tentation est grande alors de les disséquer et de les mettre face à une chronologie détaillée de la vie de Roché pour voir comment celui-ci traite sa propre biographie. Les conclusions sont souvent intéressantes et ne manquent pas de nourrir la réflexion sur l’autofiction, l’écriture du Moi ou l’écriture de soi, la «fictionalisation» du Je. Mais l’exercice trouve vite ses limites puisqu’il refuse de prendre en compte le fait que Roché rédige un roman, c’est-à-dire une fiction dont il n’est pas personnage. Dans les deux romans, il prend soin de donner à ses personnages des noms qui ne sont pas le sien. Seul peut-être Victor, où Pierre s’appelle Pierre aurait pu jouer de cette confusion. De plus cette tentative de subordonner strictement les romans à la chronologie se heurte à deux écueils, difficiles à éviter : l’entreprise peut d’abord se transformer en jugement moral sur la vie de l’écrivain, particulièrement avec les femmes, dont Helen qui, elle aussi, a laissé un témoignage. C’est le rôle du censeur qui édicte les lois, dicte les conduites, condamne au nom des unes et des autres, indiquant le bien et le mal. Le second est plus grave encore : il ne considère pas le roman comme roman, mais comme le règlement d’un compte qui, au fond, ne regarde pas le lecteur. Que Roché veuille régler des comptes, sans doute. L’affaire ne vaut que si le lecteur a les moyens d’être témoin des comptes réglés, ce qui n’est pas le cas au moment où le livre paraît. Et cela occulte le vrai travail d’analyse : l’intérêt de la publication du Journal, et de la consultation pour les années non publiées, réside dans le travail de l’écrivain, mis à jour par l’exercice quotidien de l’écriture et des problèmes qu’il lui faut résoudre, compte tenu des effets à produire sur le lecteur. Les carnets, les manuscrits montrent l’œuvre en train de s’élaborer, de se fabriquer sous nos yeux. Et c’est du seul point de vue des œuvres qu’est entreprise notre étude .
Le Journal, quant à lui, pose d’autres problèmes de lecture. Ce qui forme une œuvre en soi, radicalement différente des autres, se singularise par les caractéristiques propres au journal, à l’écriture diariste, mais aussi par ce que Roché en fait. Le parti-pris concernant son étude des femmes, de même que la durée de cette activité et l’absence de volonté manifeste de publication, font de ce journal une œuvre tout à fait unique. L’homme qui l’écrit et qui se définit à travers cette écriture, le lecteur qui le lit à la recherche des secrets de l’écrivain et aussi de l’homme, tous deux s’y retrouvent, comme ils s’y masquent, s’y présentent déguisés et en même temps, tellement eux-mêmes.
Les deux romans, Jules et Jim et Deux Anglaises et le Continent, connaissent des traitements tout à fait différents, la visée poursuivie par l’auteur n’étant pas identique. La technique d’écriture et la thématique, même si apparemment les histoires semblent présenter des points communs, justifient une étude particulière pour chacune des deux œuvres.