Nulle originalité de la
part de Roché à tenir son Journal :
il l’écrit au moment où tout le monde tient un journal ou presque. Des jeunes
filles de la petite bourgeoisie dans l'attente d'un prince charmant agréé par
père et mère (et qu'étudie Philippe Lejeune dans Le Moi des Jeunes Filles) aux plus grands écrivains, à commencer
par ceux qui organisent et suivent avec attention la publication de cet écrit
si particulier, d'Edmond de Goncourt ( au moment où Roché est encore tout
jeune) à André Gide dont le Journal,
nous le verrons, sera une référence constante pour Roché, un modèle du genre.
Nous savons que cette pratique est aussi partagée par la mère de Roché; que
Franz Hessel tient lui aussi un journal; et lorsqu'il rencontre Denise, sa
seconde femme, cette dernière lui fait lire son journal tenu sur les conseils
de son psychanalyste. Comme l'époque le veut, tout le monde écrit son Journal, les proches de Roché aussi; et
il fait donc de même sans qu'il y ait là la moindre trace d'originalité.
L'époque se penche sur son Moi et Roché aussi.
Comme pour un certain nombre de
diaristes célèbres, le Journal de
Roché est l’œuvre d’une vie. Et comme pour tous les diaristes qui ne sont pas
connus, il est l’œuvre cachée d’une vie. Œuvre d’une vie, car il n’est pas le
fruit de circonstances précises, comme peut l’être l’adolescence ou une période
de crise particulière. Le Journal
couvre plus de cinquante ans de sa vie. Plus même, si l’on tient compte de
cette première production, alors que le petit Pierre est âgé de sept ans et
quatre mois comme l’indique sa mère :
1886
Mon journal.
Je ne me suis pas ennuyer en chemin de fer
nous avons attendu une heure à poitier nous avons
changé de train deux foies. J'enterre tous les jours les pieds a Mé de sable
tous les jours j'en mait
tant que le soir pour nous ennaler je suis forcé de l'aider à se déterer.
Dans notre maison c'est une vraie ménagerie
il y à des poules une pie neuf pigeons deux chats
un goelland[1].
Relevons l'aspect comptable de cette
première page...
Ce n'est certes pas le début de ce
qu'il est convenu d'appeler le Journal.
Mais l'on peut mesurer combien cet exercice n'est pas étranger à la vie de
Roché, dès sa plus jeune enfance. On a vu aussi que, alors qu’il est
adolescent, sa mère tient un journal de voyage quand ils visitent l’Allemagne.
Rappelons aussi qu’en 1899, il
rédige un texte qu’il intitule : « Journal de Jeunesse ». Ce n’est
certes pas un journal au sens où on l’entend d’habitude, plutôt des notes en
vue d’un texte autobiographique. Mais le mot est prononcé et il s’agit bien de
faire un compte rendu factuel de ces deux ans.
C’est évidemment ce qu’il nomme le Journal de la Séparation qui est la
première manifestation d’une réelle activité diariste. Mais si cet écrit est
tenu de manière régulière, il lui reste un destinataire, certes lointain (ce
journal, rappelons-le, est pour Margaret qui elle-même en tient un de son côté)
et, pourrait-on dire, différé en ce sens que le destinataire ne lit pas la
production quotidienne, mais aura un ensemble rédigé pendant un an.
Destinataire particulier donc, mais destinataire quand même. On verra
d’ailleurs combien cette notion de destinataire va jouer dans le Journal de la Séparation et évoluera en
fonction des sentiments de Roché envers Margaret. La rupture consommée, il
arrête d’ailleurs ce journal.
Mais certainement l’écriture
quotidienne qu’a demandée un tel journal crée des habitudes. Et dès l’année
suivante, Roché entreprend son activité diariste. Elle s’achève le mardi 7
avril 1959. La veille, il note :
37°2
Prise de sang à Den, pour analyse - bonne
sauf grosse anémie. Sa température baisse - elle
est tout à fait faible, je lui passe mon rond de caoutchouc mousse.
37°5
Je trie et relis de vieux trésors du temps de
Klara jusqu'à Dieulefit.Je vis dans la salle de bal et mon bureau. Impression de voyage. Phone
de Calmann.
Terribles crampes.
39°3
Le 7 Avril, ces seules indications :
René. Mau.
38°4.
Deux jours après, Roché meurt. Entre
1903 et 1959, cinquante-six ans d'écriture quotidienne ou presque. Cette
remarquable constance dans l'écriture se conjugue à la volonté de garder tous
ces carnets, sans jamais s'en débarrasser. C'est même devenu une obsession :
lorsque l'appartement de Sèvres est dévasté pendant la guerre, Roché craint
pour les carnets qu'il y a entreposés. Mais Drouin le rassure, ils n'ont subi
aucune avarie; de même lorsqu'il songe à sa mort se demande-t-il ce qu'il va
advenir du Journal et de sa
correspondance. Il imagine l'une ou l'autre de ses femmes - Denise ou Mno,
selon laquelle survivra à l’autre - en train de détruire ce qui s'affirme chez
lui comme relevant d'un texte à l'importance capitale.
Le Journal de Roché va présenter bien des particularités par rapport à
ce qui pourrait être un modèle du genre à cette époque-là. Il faut d'abord
insister sur l'absence de projet de publication du Journal en tant que tel. Les pages de celui-ci en font foi, même si
Roché peut imaginer, sans le faire d'ailleurs, la publication de tel ou tel
passage. Les conséquences de cette intention de ne pas publier - il serait plus
juste de dire de cette non-intention de publier - sont multiples, mais
déterminent aussi des projets d'écriture ou laissent, aujourd'hui, des
problèmes non résolus.
L’une des premières originalités de
ce qu’il est convenu d’appeler le Journal
réside dans le fait qu’il n’existe pas un journal, mais deux journaux. En
effet, la plupart du temps Roché procède en deux temps : sur un agenda, en
général de très petit format, il jette quelques notes, des faits ou des noms,
en style télégraphique, sans aucune rédaction. Il s’agit de garder des traces
de ce qui s’est passé dans la journée. C’est un assemblage de mots sans unité,
qui sert de pense-bête. Mais cela ne suffit pas : la journée doit s’écrire, se
rédiger. Plus tard, donc, et pas forcément le même jour, Roché reprend, réécrit
ces notes, leur donne forme, introduisant connecteurs logiques et temporels, et
une syntaxe moins approximative. Le changement est substantiel, et touche la
qualité même du texte. L’exemple du samedi 4 septembre 1920 montre comment
s’opèrent les transformations[2].
Le carnet mentionne :
Toute journée
écrit chez moi - pluie, froid, histoire de son amour avec Koch - bracelet donné - travail
chambre Fr. - soir couché avec elle dans le lit de Fr. - petite querelle entre eux deux
- lui couché avec les enfants - à 8h. ma chambre - love shl. et sp. - Fr nous réveille le matin[3].
Le texte du Journal, lui, retravaillé, organisé,
devient :
Toute la journée je travaille chez
moi jusqu’à l’heure du dîner - Hln. vient alors à la porte et m’appelle - il pleut, fait froid - nous
allons à l’auberge de la gare boire un schnaps
ensemble. - nous causons... la nappe rouge... Je suis heureux... Je voudrais
que nous voyagions
à pied avec rien que des auberges de temps en temps, et y dormir.
Lecture manquée de H. bottée,
debout contre la fenêtre, après dîner - elle pose encore c’est assommant - je m’isole, pense à autre chose
- c’est mauvais ce qu’elle lit - je
ne sais pas assez l’allemand pour dire merde à propos.
Travail dans la chambre de Fr.-
elle raconte un peu son flirt avec Koch - lui très
amoureux elle intéressée et attentive, bien que parfois ironique - elle lui a
donné son joli bracelet
d’or, fin, malléable, ce qui n’est pas sans une certaine signification.
Mais elle m’aime ce soir - elle demande à Fr.
de coucher dans sa chambre à
elle, où dort Uli, et
de lui laisser la sienne, pour je ne sais plus quelle raison - Fr. consent d’abord, mais il
apparaît que Hln. veut me garder et lui a demandé son lit pour que j’y couche avec elle - Fr. se fâche
et dit : « Il ne me reste que mon lit et ma tranquillité dans ma petite chambre dans toute
la maison - tu as envahi tout le reste - et cela encore tu viens me le prendre, et tu
triches en ne le demandant pas franchement ! »- Une petite querelle entre eux. Je n’y prend
point part. - Fr. nous laisse sa chambre, son lit étroit de moine, un sommier en
montagne, son matelas : les cheveux d’Hln. sous ma bouche, toute la nuit.
A 8 h. matin Franz vient doucement
nous réveiller avec son beau sourire, pour que
les enfants ne nous trouvent pas couchés ensemble[4].
Cette réécriture, on le voit, est à
la fois quantitative et qualitative : elle est beaucoup plus longue, ce
qui permet d'abord au lecteur de comprendre de quoi il s'agit. La fragmentation
de l'écriture étant pour partie corrigée, le texte trouve une cohérence à la
fois temporelle - par le respect d'une chronologie affirmée par des marques
linguistiques - mais aussi causale que seul un esprit à la fois averti de la
vie de Roché et capable de déchiffrer l’écriture elliptique des carnets serait
en mesure de décrypter. Seule la connaissance, et pas seulement une capacité de
l'esprit à fabriquer les chaînons manquants du discours, permet d'introduire
Helen dans le passage cité, par exemple. Le système de notes de Roché pour
efficace qu'il soit pour lui-même est proprement illisible pour tout autre que
lui. Sans doute n'est-il précisément pas fait pour un autre que lui. Mais c'est
bien grâce à ce procédé de réécriture qu'il acquiert le rang de texte puisque
c'est elle qui le rend lisible.
Mais cette transformation est aussi
qualitative : non seulement sont précisés les protagonistes et les
circonstances des propos qu'ils échangent, mais est reconstitué le mouvement
même de la journée : dans sa chronologie, par la restitution des
différents moments de la soirée; également dans ses conflits, ici avec Franz à
propos de la chambre où le détail ne vaudrait pas d'être relevé s'il ne
traduisait pas d'abord la méprise de Franz sur ce que veut Helen, et donc sur
ce qui se passe dans sa propre maison. C'est ici l'un des passages du Journal où se lit le viol de Franz dans
son espace le plus intime. La résistance qu'il affecte n'est que de courte
durée et surtout est sans effet sur la volonté d'Helen. De même le petit détail
sans importance, mais absent de la première rédaction, inscrit le fait dans un
lieu, un moment qui contextualisent le propos : le petit fait vrai que l'on
rapporte a besoin d'un ancrage que donne le détail. Ainsi de la nappe rouge, ou
encore la description du bracelet d'or. Ce n'est donc pas seulement la
suppression des abréviations et des phrases agrammaticales dont il est question
lorsque Roché récrit : il s'agit bien de donner une qualité au texte.
Cette réécriture des notes va
évidemment influencer contenu et forme du Journal.
Il y a trois cent quarante-six carnets de tailles et de formes diverses qui
couvrent toute la période allant de 1903 à 1959[5].
Le Journal, lui, est plus limité.
Mais il représente sept mille cinq cents pages que François Truffaut a fait
dactylographier après la mort de Roché. Il a fallu plusieurs années et
plusieurs secrétaires, certaines s’enfuyant à la lecture de ce qu’elles avaient
à taper. Le « tapuscrit Truffaut [6]»
débute le 17 novembre 1904, ce qui correspond au carnet numéroté 10 et se
prolonge jusqu'au 10 juillet 1945. Ces quarante-et-un ans ainsi couverts ne
sont pour autant pas traités de manière homogène : dans l'écriture du Journal, nous trouvons de nombreuses
variations. D'abord des interruptions : le Journal semble complet entre 1904 et août 1914 (mais, nous le
verrons, avec un traitement très différent selon les moments, la fin de cette
période ne donnant lieu qu’à de vagues résumés). Puis il s'interrompt pour
reprendre le 17 janvier 1915 jusqu'au 10 septembre 1916. L'année 1917 pour
laquelle il existe bien un carnet ne donne pas lieu à une réécriture. Dès cette
date, le tapuscrit ne porte plus mention des carnets qu'il transcrit, aussi
est-il plus difficile d'être certain que le Journal
est bien interrompu à certaines dates. Le premier janvier 1918, le Journal est de nouveau en service jusqu'en
septembre 1924. Cinq années de suspension, avant de redémarrer en 1929, et
jusqu' en juin 1934. Il reprend en 1941 et s'arrête en juillet 1945.
Cette réécriture détermine le
contenu car la sélection qui s'opère n'est pas forcément due au choix du
moment : il est facile de noter un événement, par exemple, et quelques
jours après ne plus lui trouver d'intérêt et donc ne plus l'inclure dans une
retranscription ultérieure. Mais aussi la forme car celle-ci ne manque pas de
changer en fonction du temps qui est consacré à la réécriture - et cette durée
varie avec les circonstances - et en fonction du laps de temps qui sépare le
jour de l'événement proprement dit et le moment de la réécriture. Le Journal, comme tous les journaux intimes
d'ailleurs, est sans forme fixe, relève de plusieurs types de textes, de
plusieurs formes de textes.
Sous ces différentes périodes
d'écriture se cachent de nombreuses variations. Ainsi le Journal suit scrupuleusement le déroulement du temps et le
défilement des journées en 1905 par exemple - et à de nombreuses autres
périodes comme en 1944 - : c'est d'ailleurs là le modèle le plus souvent
suivi, et c'est donc bien un journal intime au sens habituel du terme tel que
le définit Jean Rousset[7].
Le texte est parfois tronqué : un, deux jours peuvent manquer; parfois
plusieurs semaines. Mais il reste la très ferme volonté de procéder à une
écriture quotidienne qui permette de conserver une trace de ce qui s'est
déroulé dans la journée. Ce sont évidemment ces années-là qui fournissent la
partie la plus volumineuse du Journal :
540 pages tapées à la machine, par exemple pour la seule année 1922 qui relève
du système décrit. En revanche d'autres passages ressortissent à un autre type
d'écriture : un mois est ainsi résumé en quelques pages. C'est le cas par
exemple pour l'année 1932 : le mois de janvier est écrit selon la
technique habituelle, Roché est à Paris, puis part pour Nice où ses affaires
l'appellent. Le mois de février se résume à deux pages, pour le 1er
et le 2 de ce mois. Une interruption de quatre mois précède la date du 10 mai
quand le Journal reprend. A cette
date Roché écrit un condensé de ce qu'il a fait depuis le mois de février. De
nouveau le Journal s'interrompt
jusqu'au 22 juillet où se trouvent résumées les activités des deux mois. Le Journal se poursuit mais par tranches :
du 22 juillet au 5 août, puis du 5 août au 19 septembre. La fin du mois de
septembre et le mois d'octobre retrouvent le diariste écrivant régulièrement.
Mais pour les mois de novembre et décembre 1932, Roché n'adopte plus le
découpage en jours, n'indique plus que le mois. Le Journal y gagne en lisibilité, pour le lecteur, évitant détails
incompréhensibles et redites, mais y perd ce qui est son intérêt majeur :
voir la vie se dérouler au jour le jour. Il prend alors un aspect autre :
éliminant l'anecdote pour elle-même, il devient le lieu d'un épanchement plus
important, où se lisent des réflexions et des bilans qui n'ont pas leur place,
le plus souvent, dans l'écriture quotidienne de Roché. On le voit : les
conditions de production de l’écriture diariste affectent le contenu.
Il est évidemment très difficile
d'ériger une grille systématique d'explication : tout est affaire de
circonstances et Roché tient régulièrement son Journal dans telles conditions, l'interrompt dans telles autres
sans que rien ne semble faire système. Nous pouvons toutefois noter quelques
éléments : l'interruption de 1914 correspond évidemment à la guerre mais
aussi au moment où il se trouve en prison. Période qu'il décrit selon la
technique du Journal dans un texte
que publie le quotidien Le Temps.
L'interruption de 1916 et les quelques poèmes et menues réflexions de l'année
1917 correspondent à son départ pour les Etats-Unis. Au contraire le début des
années vingt voit un Journal très
épais. C'est aussi le moment de la relation avec Helen. Et l'année 1932 est une
année riche en événements pour Roché, tant les relations avec ses trois
maîtresses se compliquent. C'est aussi le moment où il cache à Helen et à
Germaine la naissance de son fils Jean-Claude. C’est un moment où sa vie se
complique singulièrement, et où le besoin d’écrire sur cette vie se fait
davantage sentir.
Le Journal est affaire de temps et de liberté. Le système qu'emploie
Roché le montre bien : lorsqu'il l'écrit, c'est en fonction du temps dont
il dispose. Il se contente parfois de reproduire les éléments de son agenda,
laissant alors style télégraphique et abréviations. C'est le cas par exemple
certains jours de 1920, lorsque le Journal
ne s'écrit qu'avec de très brèves notations, sans travail de réécriture :
le samedi 30 tient en cinq lignes, rapportant le concert du Protée de Darius Milhaud, sans autre
mention que la présence du Groupe des Six et de Satie avec lequel Roché finit
la soirée[8].
Ou plus simplement, il renvoie directement à ses carnets, sans même les noter
comme pour l'année 1917.
Mais en règle générale il consigne
les événements dans l'agenda avant de les reprendre plus tard pour écrire son Journal. C'est ce qu'il fait par exemple
le 21 juin 1921 :
Je vais reprendre mon Journal dans ce grand carnet - depuis quatre mois je ne l'ai écrit,
en toute petite
écriture, que dans mon petit carnet de poche. (...)
J'avais pourtant emporté des pages de ce
carnet-ci avec moi - mais avec le temps du voyage
et de la vie avec Helen, il fallait écrire n'importe quand et n'importe où l'essentiel.
- La demi-heure quotidienne tranquille, de presque méditation, n'est pas possible auprès d'Helen[9].
Cette brève notation relève bien les
difficultés de l'écriture diariste : le temps, et Roché donne là une
indication horaire particulièrement optimiste, une demi-heure, compte tenu de
la longueur des textes qu'il écrit; mais aussi la liberté : c'est Helen
qui empêche Roché d'écrire son Journal,
à cette époque. Sa seule présence, avec les activités diverses et variées qui
sont les leurs lorsqu'ils sont ensemble, est un obstacle à la rédaction
diariste : il faut le temps et la solitude. A moins que l'autre ne soit
directement utile pour le Journal :
ainsi, le 19 septembre 1921, c'est Helen qui rappelle à Roché les événements de
la journée. Plus tard, c'est Franz qui corrige des erreurs d'emploi du temps.
Le 12 novembre de la même année, c'est Helen qui dicte le Journal. C'est elle qui l'écrit directement le 11 décembre 1922
lorsqu'elle justifie, à Berlin, une infidélité faite à Roché.
Le Journal et, plus exactement, l'écriture du Journal sont toujours soumis aux circonstances et tous les cas de
figures peuvent y trouver place. En ce sens, il est protéiforme et accepte tous
genres, tous styles. L’ajout d’autres textes s’avère aussi possible : le Journal se nourrit même de ceux qui ne
sont pas écrits par le locuteur. Ainsi des lettres :
Ce Journal
sans nos lettres pour l'éclairer serait peu de chose[10].
Mais ces lettres précisément font
défaut, alors que Roché au contraire les résumait - au point que le Journal devenait le condensé du courrier
du jour - dans les années 1905 et 1906. De même, certains textes sont annoncés
comme devant figurer dans le Journal
et en restent absents. Ou encore, le Journal
avoue sa carence : c'est le cas lorsque, avec Denise, par exemple Roché
dit qu'il se servira de son journal à elle[11],
et ne note pas tout ce qui concerne leur relation.
Multiples visages et multiples
formes, divers usages et diverses écritures. Le caractère approprié de la
dénomination d’un tel texte peut être discuté, pour Roché comme pour beaucoup
d'autres écrivains : un journal ne doit-il pas s'écrire le jour
même ? Car un autre travers ne manque pas de se présenter : celui de
la fiction. Non que l'auteur s'invente des événements à écrire, mais il peut
leur donner une cohérence, un sens qui n'apparaissent pas a priori. C'est le cas de l'épisode du pyjama blanc. Il est
frappant de voir combien le texte du roman Jules
et Jim est proche de celui du Journal.
Roché/ Jim vient à Berlin. Helen / Kathe finit par lui proposer une rencontre.
Ils vont avec Franz/ Jules au restaurant et là retrouvent Ulhe/ Harold. Et
Helen/ Kathe se fait remettre son petit pyjama (chemise de nuit dans le Journal) et part avec son amant...
L'affaire du pyjama est annoncée, préparée dans le roman :
Jim se
demanda quel rôle [le pyjama] jouerait, puis il l'oublia[12].
tandis que le Journal, lui,
notait :
Une chose soudain me frappe. Elle roule
devant moi une chemise de nuit à elle dans un papier,
donne le petit paquet à Franz[13].
Or Roché est-il réellement frappé
par ce détail qui annonce un événement à venir au moment qu'il indique ?
Ou bien est-ce parce que le Journal
n'est rédigé qu'après l'événement annoncé et que, pour mieux rendre l'effet
voulu, il met en scène son récit, comme Helen se met en scène, et s'attribue
des surprises qui n'ont pas été les siennes ? En notant après coup, en ne
rédigeant d'après des notes que beaucoup plus tard, le scripteur ne cède-t-il
pas à ce qu'on pourrait appeler ici la facilité du récit fictionnel,
organisant, réorganisant le réel pour le « fictionnaliser », et
transformer ainsi par le récit rétrospectif une chronologie pour qu’elle
devienne signifiante ? En ce sens, on peut s'interroger sur le statut des
récits rétrospectifs dont la signification et le style ne sont pas de même
nature que les notations journalières. Un style différent parce qu'ils
s'écrivent au moment où l'auteur a du temps à consacrer au Journal. Un sens différent parce qu'ils viennent en général pour
justifier un événement présent - la justification est de tous ordres :
reprendre quelque chose de non noté parce qu'il ne semblait pas qu'il eût une
importance quelconque à le faire, importance qui apparaît plus tard; souvenirs
qui surviennent à la mémoire à la vue d'une chose ou d'un être; explication
d'un comportement par l'histoire... - et inscrivent alors le texte dans une
chronologie qu'il n'avait pourtant pas initialement : le texte au présent se
nourrit alors d'un passé que le Journal
événementiel n'intègre a priori pas.
Mais son aptitude à prendre toutes les formes lui donne toutes les libertés.
Même celle de ne pas être régulier : les manquements au journal
n’empêchent pas celui-ci d’exister comme tel. C’est aussi ce qui lui permet
d’accueillir tous les contenus.
Le contenu du Journal de Roché reflète une tendance générale que constate Peter
Boerner :
Le journal moderne : tendance vers la
concrétisation, le documentaire, la fragmentation, tendance à ne pas donner de vues d'ensemble, à se baser
sur l'expérience et à désintégrer la
structure poétique[14].
L'étude que propose Philippe Lejeune
du journal des jeunes filles[15]
de la fin du siècle dernier pourrait montrer l'écart entre deux projets
opposés. Celui des jeunes filles, souvent sous la conduite de leur mère, est un
lieu d'attente : attente d'un avenir programmé, d'un mari conforme aux
vœux de la famille. Le journal dit cette attente, la décline diversement, bien
que d'une façon proche au fond. Le cousin aimé qui ne la regarde pas, celui qui
hante ses rêves, l'angoisse et le plaisir mêlés des déclarations et le désir et
la crainte du lendemain. Dès lors qu'un fils de bonne famille répond à cette
attente, le journal est la plupart du temps définitivement fermé.
Le Journal de Roché n'est pas le journal de ses rêves, il n'est pas
non plus la longue écriture de l'attente de l'autre déjà chéri en pensée. Il
est un système de très brèves notations, brassant plusieurs sujets et plusieurs
thèmes. Et si l'amour en est bien un des centres, ce n'est certes pas au sens
où l'imaginent les jeunes filles roses du livre de Philippe Lejeune. En ce
sens, il répond plutôt à la définition de Peter Boerner : il amasse des
faits, sans chercher à les unifier; il est le plus souvent l'énumération des
faits d'un moment, sans susciter de commentaires écrits.
Mais si le Journal de Roché n'est pas le lieu des confidences romantiques
d'adolescent, il n'est pas non plus le journal d'un écrivain tel que l'édition
a pu nous les faire connaître. Il n'est pas le compte rendu des activités
mondaines de l'homme ni celui du jugement sur ses contemporains : si
ceux-ci apparaissent à de multiples reprises, ce n'est pas pour rapporter tel
ou tel propos ou pour aiguiser une critique à leur égard. De même, le Journal n'est pas le lieu des essais,
des brouillons, des premières tentatives de l'écrivain ou du penseur : il
ne laisse place à aucune démarche de réflexion construite, pas plus qu'à une
amorce de pensée qui serait ensuite reprise, nuancée, infirmée ou développée.
Le Journal n'est ni compte rendu de
l'activité artistique - comme l'est le Journal
des Goncourt, par exemple - ni le brouillon d'une pensée en formation - comme
peut l'être le Journal de Charles Du
Bos -. Ce n'est pas non plus celui d'un écrivain qui se regarde écrire ses
livres. Le Journal n'est donc pas
l'atelier de fabrication ou l'espace de critique du romancier. Ce qui ne
l’empêche pas d’être aussi tout cela à la fois. Et il n'a pas non plus vocation
à être œuvre à lui seul, comme l’est le Journal
de Charles Juliet. Le Journal de
Roché a d'abord une fonction comptable très marquée, retrouvant ainsi les
origines de la pratique diariste que décrit Béatrice Didier :
Le journal tenait du livre de comptes : il
permet un bilan positif et négatif .(...) Il procède
d'une démarche de conservation : garder le souvenir des faits et actes,
préserver le moi de la
déperdition d'énergie qui le menace au fur et à mesure de la vie[16].
Livre de comptes, le Journal l’est assurément : il
s’agit d’une véritable comptabilité, qui ne connaît que des soldes positifs.
L’essentiel donc est de noter les conquêtes du jour. Roché note, chaque jour,
les femmes avec lesquelles il a couché, celles qu’il a entreprises, celles qui
le poursuivent... Dans un style qui ne connaît aucun romantisme, il inscrit ses
femmes, comme un chasseur peut inscrire sa chasse, à la fin du jour. Le
recensement semble une nécessité. Roché dresse d’ailleurs, à la fin de sa vie,
des listes de ses maîtresses. Il y a un aspect quantitatif tout à fait
important que la notation quotidienne permet de conserver. Ainsi, une maladie
qui l'oblige à rester chez lui au cours de l'hiver 1923 est l'occasion pour lui
de relire son Journal et de trier des
photos anciennes. Et les noms s'alignent, associés à des commentaires sur le
physique ou les sentiments de l’époque... : Margaret et Violet, Béatrice,
Alissa, Meno, Pallas, le Chieng, Wiesel, Cligneur, Janot, Irma, Johanna,
Gilberte, Gräfin, Woman, Yvonne C...., Mad Turb, Emma Picha, Pcesse de Br...,
Maga, Paulette, et Luk, bien sûr. Et d'autres anonymes, car les noms ne
reviennent pas facilement : la petite amie d'Alissa, la petite rouquine
généreuse et pauvre, une petite craintive Berlinoise[17].
Le tableau est incomplet, d'autres
manquent à l'appel, Mathilde, par exemple qu'il rencontre un an auparavant, et
Irène, et Joëlle avec lesquelles les aventures ne sont achevées que depuis six
mois. Et, comme ce résumé des amours de Roché est rédigé en 1923, il y en a
beaucoup d'autres à venir. Le Journal
lui permet de suppléer à des trous de mémoire (des prénoms, des faits : il
a par exemple tout à fait oublié Mad Turb ...). Leur nombre est difficile à
calculer et ce n'est d'ailleurs pas ce qui intéresse Roché. Ce qu’il note, ce
sont les expériences qu'il fait avec elles. Avec certaines variations, le Journal témoigne de l'intérêt jamais
démenti de Roché pour les femmes. Mais là encore, pas de faux romantisme, ni de
masque de Don Juan en exercice : il s'agit de donner la teneur de ce qui
s'est fait, sans aucun sentiment, ni état d'âme. La sélection de celles qui
l'intéressent, l'approche, et le plus souvent la conclusion sexuelle sont
consignées avec une grande précision, qui tient du procès-verbal. Le jeu des
comparaisons est de mise, pour le physique et le comportement pendant l'amour.
Mais pas pour établir des palmarès : pour rendre à chacune ce qu’il leur
doit. Il y a du catalogue dans cette manière de recenser femmes et positions.
Mais ne nous y trompons pas : on ne découvre pas dans le Journal quoi que ce soit qu’on ne
connaisse déjà. Car cette obsession de noter tout ce qui a trait aux femmes
avec lesquelles il couche n’est pas un nouveau traité d’amour physique :
le compte rendu est descriptif, pas érotique. De plus, tout bien considéré, la
sexualité de Roché est plutôt sage. Intense, mais sans guère de fantaisie.
Certes, il connaît des expériences à trois, à quatre; quelques caresses ou
positions lui semblent particulièrement osées, mais au fond, rien
d’extraordinaire, une sexualité très « conjugale » dans l’ensemble.
Ainsi l'objet premier du Journal, la
plus grande partie de son contenu tient dans cette fonction comptable, qui
retrouve l'origine même du journal. Roché, sans le savoir, le souligne
lui-même : il vient d'ouvrir un nouveau compte en banque pour Wiesel, à
Marburg et note alors dans son Journal :
N'ai-je point trop de banques, trop
de femmes dans ma vie[18]?
Le télescopage des deux termes,
banques et femmes, suffit à révéler l'entreprise de comptabilité qu'est le Journal. Mais comme toute pièce
comptable, elle se doit d'être identifiable, notamment par la date, ce qui est
bien entendu le cas d'un journal, mais aussi parfois par l'heure. Le Journal est également un emploi du temps
rétrospectif. Car les maîtresses ne peuvent être que des noms sur un carnet.
Elles veulent du temps et les désirs n'attendent pas. Il faut à Roché un
extraordinaire sens de l'organisation pour gérer la multiplicité de ses
relations. Cela se joue parfois à la minute près, au détail près : un
foulard oublié, une visite tendre impromptue et l'emploi du temps est mis à mal
et risque de conduire à la catastrophe. C'est évidemment le cas lorsque Roché
ment à l'une ou l'autre, voire à toutes en même temps. Le Journal témoigne alors d'une minutie dans la gestion de ses
affaires toute proche de l'aspect comptable qui est le sien originellement.
On peut s'étonner de cette ténacité
à effectuer de telles opérations pendant autant de temps : si à vingt ans,
jeune séducteur, il croit bon de coucher sur le papier ses succès auprès des
femmes, cela demeure peut-être un peu puéril, mais facilement compréhensible.
C'est la manifestation d'une libération de la sexualité, libération qui défie
tout à la fois la morale et l'éducation. Mais que la relation de ses aventures
amoureuses demeure l'objet premier de son écriture intime peut surprendre et
interroger. Car il en sera ainsi jusqu'à la seconde guerre mondiale, où il
semble alors se calmer, même si fantasmes et rêves érotiques viennent prendre
la place ainsi laissée libre. Que faut-il en penser ? C’est peut-être
l'attitude d'un homme immature qui dans la collection des femmes qu'il
entreprend et la transcription de celle-ci tente de surmonter une personnalité
fragile, voire faible. Ou encore c’est le signe d’une libération sexuelle à
venir, qu’il pressent et engage avant l’heure.
Le Journal, s'il est très largement consacré aux conquêtes féminines,
comporte aussi des notations sur d'autres sujets. Le temps ici, les plus de
cinquante années d'écriture, témoignent évidemment d'une évolution sensible au
fil des époques traversées. Et les petits faits, les activités quotidiennes
prennent à mesure que le temps passe une importance croissante : commencé
comme le Journal des conquêtes, il se
poursuit comme le compte rendu des plus banales rencontres, visites et courses
effectuées dans la journée. Si le Journal
de 1905, par exemple, est consacré aux femmes, allant jusqu'à transcrire les
lettres qu'elles lui envoient, celui de 1944 à Beauvallon, autre exemple,
nonobstant la présence de quelques rêves érotiques, consigne ces petits riens
de la vie de tous les jours, le temps qu'il fait, les amis rencontrés, un mot
échangé avec tel ou tel, une tension avec Denise, une découverte avec
Jean-Claude, une nuit à la belle étoile ou encore un accident de voiture. A
mesure que le temps passe, le Journal
répond de mieux en mieux aux normes du journal intime contemporain, traduisant
le morcellement, la fragmentation de la vie à travers les détails les plus
insignifiants du jour qui s'écoule. Il se trouve cependant que cette
quotidienneté de la matière diariste, outre l'intérêt qu'elle a en elle-même
comme activité d'écriture réflexive, se nourrit aussi, même dans la traduction
banale qui est la sienne dans le Journal,
d'une participation à tout ce qui invente l'art du vingtième siècle, et
devient, en ce sens, un témoignage de l'intimité des artistes. Telle visite à
Picasso, un dîner avec Brancusi, un réveillon chez Abel Gance ou chez
Cocteau... le Journal est aussi un
écho de ces années-là. Même à Beauvallon, où les rencontres avec Aragon sont à
peine mentionnées, mais où est donné le détail du travail d'Etienne-Martin pour
sa sculpture La Vierge au Sable. Il
en est de même pour la naissance de l'amitié qui le lie à Wols. Mais le contenu
du Journal est aussi, bien souvent,
plus prosaïque : déjeuner au restaurant, visite chez une grand-mère,
problèmes intestinaux... Se mêlent aux rencontres fondamentales les détails
intimes d'une vie somme toute bien banale, malgré les apparences.
Le Journal est aussi l'occasion de noter un souvenir qui, à l'instant
de l'écriture, prend un relief particulier. Il se souvient ainsi du premier
voyage effectué à Munich avec sa mère lorsqu'il retourne dans cette ville; lors
de l'avortement d'Helen, il lui est difficile de ne pas penser à celui de Mno,
près de seize ans auparavant. De même revient à plusieurs reprises
« l'illumination de Burgos » où il comprend ce qu'est l'amour
physique; et aussi l'apparition de la fille de Nuk au Trocadero qui l'obsède
pendant la guerre (et après : c'est l'épisode final de Deux Anglaises et le Continent). Si à
mesure que Roché vieillit, les souvenirs prennent plus de place dans le Journal, force est de constater pourtant
qu'ils ne restent présents que de manière anecdotique.
Enfin il est frappant de voir
combien ce Journal n'est pas le
terrain d'une recherche, d'une quête. La part de la réflexion, du retour sur
soi, du commentaire sur son itinéraire y demeure très faible, même si elle n’en
est pas absente. Rien ou presque rien sur les artistes qu'il côtoie, qu'il
encourage, qu'il défend. Rien ou presque rien sur l'emploi de son temps, le
sens qu'il donne à sa vie ( ce qui a
contrario donne une importance décisive à toutes les notations qui
traduisent un état d'âme ou une réflexion sur l'état de sa vie). Pas ou peu
d'épanchement, d'introspection dans un écrit qui pourtant y invite par sa
nature. Il s'interroge sur lui et tente de comprendre qui il est en 1930.
Parfois, il se demande s'il a intérêt à poursuivre sa vie dissolue. D'autres
fois encore, il porte un jugement sur les femmes du moment en quelques
laconiques formules. Même lorsque Clara, la mère dont il partage l'appartement
jusqu'au bout, meurt, il ne se rencontre dans le Journal aucune manifestation de sa douleur. Et alors qu'il se
trouve souvent le témoin d'une actualité brûlante, parce qu'il voyage
incessamment et qu'il connaît beaucoup de monde, il n'en laisse pratiquement
aucune trace : il mentionne par exemple l'intérêt qu'il porte à la Russie
de Lénine, mais sans jamais dire de quoi est fait cet intérêt; les carnets des
Etats-Unis ne parlent pas de ce qui se passe là-bas pendant la Première Guerre
Mondiale, malgré la place officielle qu'il occupe. Les quinze jours passés à la
Conciergerie sont pour lui l'occasion de rencontres étonnantes, la guerre
n'étant que ce qui a permis de réunir toutes ces personnes. Il voyage en
Allemagne, rencontre des amis allemands au moment de la montée du
nazisme : pas un mot ne viendra porter une quelconque appréciation; le Journal de 1933 est consacré à sa
rupture avec Helen et Mno et pas à la tragédie qui se joue en Europe. Seule
trouve sa place dans le Journal, et
de manière relativement importante, l’admiration qu’il voue au Maréchal pendant
la Deuxième Guerre Mondiale... Il reste bien que la fonction première que Roché
assigne au Journal semble être
d'abord de rendre compte de ce qu'il fait, de chaque jour qui passe, et non
d'être le lieu d'un échange philosophico-moral entre lui et lui sur les grands
problèmes de l'heure.
Philippe Lejeune a défini - puis
repris - ce que pouvait être le pacte autobiographique entre un auteur et son
lecteur. Cette définition suppose, entre autres, la reconnaissance implicite ou
explicite, de l'une et l'autre instances : un locuteur, un destinataire.
La particularité du journal intime, fondamentale puisqu'elle légitime toutes
les autres fonctions qu'il peut se voir assigner, est précisément de nier cette
distinction et de télescoper les deux instances : le récepteur est aussi
l'émetteur. Celui qui écrit écrit pour lui, n'écrit que pour lui. Son écriture
est intime, non parce qu'elle s'occupe d'affaires intimes mais parce qu'elle
est réflexive : elle n'a, normalement, de valeur que pour celui qui
l'écrit, échappant à toute autre lecture impliquant un tiers. C'est le
scripteur face à son écrit, uniquement, dans un face-à-face exclusif.
Cette pratique réflexive de la
communication pourrait saper tous les fondements de celle-ci : le
destinataire, bien entendu, mais aussi le code utilisé et finalement le
message, celui-ci pouvant ne relever que d'un implicite impossible à décrypter
tant le couple émetteur/ destinataire est aboli. Pourtant, même si le schéma de
communication ne sort pas indemne de l'entreprise, force est de reconnaître que
chaque élément constitutif est présent, d'une façon ou d'une autre.
Pratiquer une activité diariste,
c'est bien entreprendre d'écrire pour quelqu'un, même si ce quelqu'un est aussi
celui qui écrit. Au sein de la même personne coexistent ces deux
instances : deux pôles opposés dans le schéma de communication, deux rôles
différents en ce qu'ils ne font pas appel aux mêmes fonctions - encoder/
décoder... -. Et la question du temps s'avère ici une nouvelle fois
primordiale, le temps de la lecture ne pouvant jamais recouper le temps de
l'écriture.
Que le canal reste celui de l'écrit
n'est pas pour surprendre puisque celui-ci est contenu dans l’activité même du
diariste. En revanche, l'on pourrait trouver un système de codage sans rapport
avec celui, ou ceux, en cours et partagé par tous. Le journal intime pourrait
s'inventer en quelque sorte un langage propre, une cryptophasie. Il n'en est
rien. Presque tous les journaux intimes respectent le code commun, c'est-à-dire
la langue : ils restent compréhensibles pour quiconque, même par effraction,
l'ouvre. Son objet, son message sont pourtant normalement secrets : le
contenu du journal n'est pas à dévoiler et le scripteur n'écrit, pour des
motifs divers, que pour lui. Son acte d'écriture n'est pas forcément inconnu
des autres, le contenu de l'écrit, si[19].
Aussi peut-il parler de tout, de n'importe quoi, et n'importe comment. Le
secret de son contenu centre en général le message sur ce qui touche de manière
proche le scripteur. Il n'existe pas de journal qui décrive une belle journée
d'automne sans lier celle-ci, d'une façon ou d'une autre, à un sentiment, un
événement, une impression touchant plus ou moins directement celui qui l’écrit.
L'écriture diariste est forcément motivée et la motivation est exclusivement
celle du scripteur. Le journal, outre sa fonction de calendrier, est le lieu où
le diariste extériorise ce qui est intérieur, écrit ce qui ne se dit pas,
dévoile ce qui n'est pas exprimé. Les psychanalystes ont bien compris l'intérêt
que pouvait avoir la pratique quotidienne d'une écriture réflexive.
Le Journal de Roché s'inscrit très évidemment dans cette pratique-là.
Il écrit pour lui seul son expérience du jour. L'ensemble des conquêtes
féminines, les variations que chacune d'elles ne manque pas d'introduire sont
consignés dans un carnet dont le destinataire est bien celui qui écrit.
Roché est d'ailleurs bien son propre
lecteur et le Journal porte la trace
de ses lectures : en décembre 1923, par exemple, il reprend son Journal de 1904, 1905, 1906... et
retrouve l'ombre de Wiesel, Maga, Opia, et bien sûr Mno, qui est déjà là. Tant
que l'activité du diariste reste close sur elle-même, sans irruption
extérieure, alors le diariste maîtrise entièrement sa matière et sa démarche. Toute
menace que représente un lecteur potentiel le met en danger inéluctablement. Au
contraire, c'est lui qui met en danger les autres si rien ne vient contrarier
son activité. Le diariste écrit ce qu'il veut, quand il veut, sur qui il
veut : son écriture n'étant pas publique, il n'a de compte à rendre à
personne quand bien même il réglerait lui-même ses comptes. Et donc régler leur
compte aux autres. Et il y a alors chez ceux-ci un sentiment de viol : une
part d'eux-mêmes - mais laquelle ? - leur est volée sans qu'ils sachent
jamais l'usage qu'en fera le diariste. Et ce sentiment est d'autant plus fort
que l'ignorance est la règle : le diariste a-t-il noté ou non ? Et quoi,
exactement ? Ce secret de l'écriture met donc en danger les autres, tous
ceux qui peuvent être les objets de cette écriture :
Ils [ Franz Hessel et Henri-Pierre Roché ]
étaient dangereux. Ils notaient toujours tout sur
vous. On ne les voyait jamais sans leur journal[20].
Cette mise en cause, possible mais
non certaine, est d'autant plus dangereuse que la matière du journal est en
elle-même une matière à haut risque. Dans son pacte implicite, le diariste
s'évertue à dire la vérité, vérité qui est cœur de la pratique du journal
intime. Or cette vérité peut, dans bien des cas, s'avérer nuisible pour les
autres puisqu'à leur insu le diariste les croque dans une situation remarquable
qui mérite de figurer dans le journal. Et ces situations-là sont précisément
celles qui peuvent déranger. Le journal constitue une mémoire de faits, de
gestes, de sentiments qui n'appartient plus à celui qui est à l'origine de ces
faits, de ces gestes, de ces sentiments : le Journal est une mémoire vive, et une mémoire volée aux autres.
Il ne saurait être question
d'établir une liste des faits, gestes et dires qui pourraient semer la
confusion pour l'une ou l'autre des personnes qui peuplent le Journal. A l'évidence les pratiques
sexuelles de Roché et de ses partenaires relèveraient d'une telle description.
Il dresse d'ailleurs, pour la sociologie, un tableau qui n'est pas sans
intérêt, nous y reviendrons, des mœurs de cette époque. Mais surtout, et de
façon plus saisissante, le Journal
permet de rétablir des vérités qui échappent, qui s'échappent. Il ne faut pas
longtemps à Roché pour remarquer qu'Helen triche dans la narration qu'elle fait
de l'été 1920. Mais le Journal, le
vrai, c'est-à-dire celui qui s'écrit quotidiennement, et non pas avec le
souvenir que les autres ont de ce qui s'est passé quelques mois plus tôt, ce
journal, donc, vient par sa précision d'écriture, notamment par l'emploi du
temps qu'il constitue, contredire les assertions décalées dans le temps et qui
se révèlent lourdes de conséquences. Toute histoire d'amour qui échoue aime
s'interpréter comme une intrigue policière où l'on cherche les indices qu'il
aurait fallu analyser correctement; mais quand on y pense, il est déjà trop
tard.
Ce qui s'avère vrai pour les autres
l'est aussi pour le scripteur : la « mémoire » écrite ne
s'efface pas - elle peut éventuellement être détruite - et n'est donc pas
soumise comme l'est la mémoire vivante au temps. Le Journal de Roché comporte à de fort nombreuses reprises des gestes,
des paroles, des sentiments qui plus tard ne peuvent que le désobliger. Ainsi
toutes les mentions à son activité de soutien au régime de Vichy,
scrupuleusement notée, deviennent une arme qui pouvait se retourner contre lui.
Mais cette vérité n'est pas dissimulée, n'est pas travestie, n'est pas
recomposée pour la suite des événements.
C'est surtout le destinataire qui
met en danger le diariste. Toute activité diariste pérennise par l'écriture des
faits et des commentaires. Et le diariste tient à noter ceux-ci, à en garder
trace, c'est le but du journal. Or cette trace, du fait même de son existence,
est dangereuse pour celui qui l'écrit. Parce qu'il l'écrit; et aussi parce que
la trace matérielle de cette écriture permet à d'autres de s'en emparer. Et on
l'a vu, le diariste, même s'il utilise des « raccourcis » d'écriture,
n'invente pas un langage et son écrit est la plupart du temps compréhensible
par tous - et notamment par ceux qui peuvent être touchés par lui, ayant
davantage qu'un lecteur anonyme les moyens de lever l'implicite. Ce lecteur qui
entre par effraction dans le journal viole l'intimité du diariste, s'approprie
un savoir qui ne lui est pas destiné et peut alors s'en servir contre son auteur.
Ce fut une constante préoccupation de Roché tout au long de sa vie : sa
crainte de se faire dérober son Journal,
son angoisse de le voir lu par celles qui en sont précisément le sujet le
conduisent à chercher les moyens de les avoir avec lui, pour les écrire, tout
en les soustrayant au regard des autres. C'est ainsi que, par exemple, pour
échapper aux possibles investigations d'Helen, il transfère son Journal chez Denise en 1931, mettant à
l'abri le secret de la naissance de son fils, de ses relations variées et le
jugement qu'il porte sur toutes ces relations. La matière est, on le voit,
constamment dangereuse pour qui l'écrit, dès lors que le secret n'est plus
gardé.
Et pourtant Roché prête son Journal et le fait lire : à Franz,
à Denise, à Helen aussi. Le journal peut donc bien s’ouvrir à un autre
destinataire, à un tiers. Mais celui-ci est choisi par le diariste. En aucun
cas, le journal ne peut être un texte ouvert à tous. Ce choix du destinataire
s’accompagne d’un choix de passages : Roché ne donne pas à lire tout son Journal, il opère un tri, en présente
des morceaux choisis. Et ce qui est vrai à un moment ne l’est plus à un autre.
Le lecteur est un lecteur de circonstance. Le seul qui, peut-être, échappe à
cette notion d’élection temporaire, c’est Franz : ils n’ont aucun secret
l’un pour l’autre et la lecture du Journal
n’est qu’une forme particulière de leur conversation. Avec Denise, c’est
d’abord une preuve de confiance mutuelle. Roché ne lui donne à lire son Journal qu’à la condition qu’elle lui
laisse lire le sien. C’est donc une lecture croisée des journaux. Certes Denise
dispose de tout. Mais elle lit précisément la période pendant laquelle elle
n’intervient pas dans la vie de Roché. Et il y avait chez Roché la nécessité de
prouver un sentiment plus fort pour elle que pour les autres femmes. Donner à
lire sa vie, c’est, outre une manière de faire connaissance, donner sa vie, au
jugement de l’autre et l’introduire aux confins de son intimité. C’est un
témoignage de son amour. Le choix est plus nettement marqué pour Helen. La
lecture du Journal correspond aux
sommets de leur amour. Mais, même dans ces moments-là, Roché se veut
prudent : le 8 août 1923, alors qu'ils séjournent ensemble dans un port de
la Baltique, Helen lit le Journal de
Pierre, avec son autorisation. Celui-ci couvre la période correspondant à leur
voyage et débute par le départ de Pierre de la gare de Lyon. C'est Mno qui
l'accompagne à la gare. L'existence de la maîtresse parisienne n'est pas un
mystère pour Helen, et la voir figurer dans le Journal ne peut l'étonner. Sans doute y a-t-il une certaine
facilité matérielle à partir en voyage avec un carnet neuf. Mais il y a surtout
une précaution, élémentaire pour qui connaît Helen : prendre un nouveau
carnet, c'est soustraire à son regard Irène et Joëlle. Le changement matériel
de support est une nécessité impérieuse s'il veut pouvoir passer des vacances
tranquilles. C’est une façon de protéger son Journal tout en laissant croire qu’il n’en est rien et qu’Helen
peut le lire quand elle le veut.
Il ira plus loin encore :
toujours à cause d'Helen, dont les menaces lui laissent craindre le pire, il
décide de ne plus tout noter. Dès lors que leur amour n'atteint plus les cimes,
dès lors que les crises se multiplient et que Roché continue d'entretenir
plusieurs relations simultanément, le Journal
est un brûlot. Se doutant qu'Helen le lit sans le lui dire, il décide de ne
plus porter dessus ce qu'il y aurait mis auparavant. Le système diariste
souffre alors du non-respect de la fonction première qui est la sienne. Il est
mis à mal par la lecture violente qu'en fait quelqu'un à qui il n'est pas
destiné. Ecrire la vérité des faits, des gestes, retenir un emploi du temps,
c'est se mettre en situation de danger par rapport à d'autres. Il y a quelque
chose de l’instruction judiciaire dans la tenue du Journal : soit qu'on réunisse des charges contre autrui - que
l'on utilisera ou non -, soit qu'on réunisse des charges contre soi, l'écriture
restant, et sa propre écriture davantage encore, puisque c'est elle qui devient
la preuve des forfaits. Ecrire son journal est une mise en danger permanente
pour le diariste. Et pourtant, pour se prémunir, Roché n'hésite pas à utiliser
un langage particulier, qui peut mettre le lecteur dans l'embarras.
Toute écriture d'un journal intime,
non destiné à un public, recourt à un système des signes codés :
abréviations, mots empruntés à une autre langue, sigles, petits mots
personnels... Chaque scripteur fabrique son outil qui lui permet de restituer sans
problème ni dommage ce qu'il a voulu écrire. Roché utilise largement cette
panoplie de procédés d'écriture. Il y a même une poétique du Journal, qui fait résonner une musique
particulière au rythme de la concision extrême. L'élision du sujet est une constante
de la syntaxe diariste. De même l'emploi d'un style télégraphique supprimant
expansions du nom et déterminants font une phrase enlevée, sous tension dans sa
rapidité de dire. La ponctuation suit un cours plus désinvolte et l'utilisation
du tiret permettant d'ajouter une notation de type explicatif est très
fréquente. De même, les enchaînements sont souvent lâches et le lecteur doit
pallier le non-respect de la reprise du thème d'une phrase par exemple :
il se pratique alors un effet de télescopage permanent, qui traduit une vie
trépidante, un tempo accéléré, une valse de plus en plus rapide. Le fait que
Roché ne commente que fort peu ce qu'il fait et se contente de noter ce qui se
passe renforce encore le tourbillon de cette écriture, sans pause. Tout le Journal s'écrit ainsi, même lorsqu'il y
a des commentaires, principalement quand Roché ne travaille pas au Journal pendant longtemps. Mais d'une
façon générale, le style est vif, tendu, rapide. Roché n'hésite pas à emprunter
un mot anglais ou allemand si celui-ci est plus court (ainsi, on ne téléphone
pas chez Roché, on « phone »).
Roché aime aussi baptiser les
personnes qu'il mentionne. Lui-même d'ailleurs a un certain goût pour le
pseudonyme, puisqu'il se nomme Jean Roc en signant Don Juan, et M. Bernard lorsqu'il faut prendre chambre dans une
pension pendant la grossesse de Denise. Cet art du travestissement, il en
usera, en abusera dans le Journal, au
point de ne plus toujours s'y repérer lui - même. Seuls quelques
proches, souvent les plus célèbres, sont épargnés. Si Apollinaire se voit
appeler Pollop et Marie Laurencin Flap, en revanche Satie, Picasso, Braque, Max
Jacob ou Cocteau apparaissent sous leur propre nom. Certains, après avoir été
surnommés un certain temps, retrouvent leur identité : Flap devient Marie,
Glob Franz (Hessel), et au bout de nombreuses années, Mno, Meno, Harmonie,
Fidélité, Lilith, 17... reprend finalement son prénom : Germaine. Renn ne
tient guère de temps et très vite, c'est Den qui s'impose pour Denise. Le cas
d'Helen, comme toujours, est plus complexe : elle est d'abord Helen - et Roché
note bien qu'il doit faire attention de ne pas la confondre avec son ancienne
maîtresse, le peintre Hélène Perdriat - lorsqu'elle lui est présentée par
Franz. Et tant qu'elle ne l'intéresse pas, tant que joue l'interdiction édictée
par Hessel, elle reste Helen. Ce n'est qu'en 1920 que Roché la surnomme Luk ou
Lukas, reprenant des surnoms que lui donnait déjà Hessel. Luk , Lukas, lux,
lucis... le surnom est ici évidemment motivé. Helen reprend son prénom dès que
la situation se détériore.
La liste des pseudonymes serait
longue à dresser. Ils ne semblent pas obéir à une loi générale. Certains
renvoient à l'origine de la personne : Aïssa par exemple est
« russo-grecque », mais rien n'indique que Natacha ait un quelconque
rapport avec l'Europe de l'Est. Glob est un écho du physique de Hessel et de
ses yeux, dont Roché parle comme de deux grosses billes. Vyerge est une
appellation métonymique qui n'a plus lieu d'être dès lors que Roché couche avec
elle : il l'appellera alors Mathilde ou Y., sans que l'on sache pourquoi.
Si Opia fume et fait fumer de l'opium, Joëlle, souvent graphiée Joël
d'ailleurs, paraît arbitraire. Dans l'acte de nommer, Roché a certainement des
raisons qui justifient ses choix, mais qui la plupart du temps nous demeurent
étrangères. Et cette multiplication des noms inventés donne un curieux relief
au Journal : bien que
transcrivant le détail des journées, il finit par se lire comme un roman à cent
personnages divers, chacun caractérisé par le jeu onomastique que pratique
Roché. Il y a dans ce travestissement quelque chose de romanesque qui dépasse
le strict cadre du Journal :
comme la nécessité d'inventer un peu sa vie. L'acte de nommer n'est qu'un acte
gratuit. Sans doute cache-t-il un rapport à l'écriture particulier, mais aussi
un rapport à la vérité qui fait que celle-ci s'écrit et se lit mieux dans le
travestissement.
Le paradoxe, dans le langage codé
qu'utilise Roché, c'est qu'il est employé dans une tentative de ne rien cacher,
de tout dire. Car outre les noms propres, Roché invente tout un langage pour
l'amour. Un langage qui lui est spécifique, qui évolue quelque peu jusqu'à être
réduit à des initiales et qui couvre le champ important de ses activités
sexuelles. Dans son édition des Carnets,
André Dimanche donne cette traduction:
sp. ou spend: jouir, orgasme
p.f.: petite femme (sexe féminin)
k.p.f.: kiss p.f.
t.p.f.: touch p.f.
p.h.: petit homme (sexe masculin)
k.p.h.: kiss p.h.
t.p.h: touch p.h.
love shleep ou love shl.: contamination de
love sleep (anglais) et loveschlaf
(hybride d'allemand) =
sommeil d'amour[21].
Ce sont les noms du code amoureux
que l'on retrouve le plus fréquemment. Il est frappant de voir que les
pratiques sexuelles se voient doublement codées : recours à l'anglais, en
général, puis utilisation, très fréquente mais pas systématique, de l'abréviation
de la désignation anglaise. Cette nouvelle désignation s'intègre parfaitement
dans la syntaxe de la phrase, aidée en cela par les nombreuses autres
abréviations présentes dans le Journal.
Ainsi nous lirons :
en caressant p.f.
au matin, des k.p.h. pas jusqu'au bout et un
peu t.p.f. extérieure.
k.p.f. à fond, dévoré p.f. - et p.h. dévoré.
Nuit love shleep presque nu, sans sp.
p.h. en elle, si heureux, jusque elle sp. et
vite le « god » en retrait[22].
God étant un synonyme très souvent
utilisé de « p.h. ». D'autres noms émaillent parfois le Journal comme « Husum » et
« Busum » du nom de deux localités du nord de l'Allemagne qu'ils
traversent ensemble et qui désignent respectivement le sexe et les seins
d'Helen[23].
Mais l'on soulignera que le passage
à un vocabulaire codé ne nuit ni à la cohérence ni à l'intelligibilité. Et
c'est là aussi un paradoxe : en n'employant pas les mots pour le dire,
Roché pourrait être à l'abri des regards des autres qui viendraient lire son Journal à son insu. Mais sans même
connaître avec précision à quoi renvoient les initiales, le système de décodage
se met vite en place et il n'est pas besoin de nombreuses pages pour comprendre
de quoi il est question : même crypté, le nom de code reste
compréhensible. Alors pourquoi l'utiliser si ce n'est pour se protéger des
autres ? D'autant que parfois, il y renonce et trouve un intérêt
particulier à utiliser un vocabulaire plus explicite. Ainsi lorsqu'il lit le Journal d'Helen, il est fasciné par
l'emploi qu'elle fait de termes crus. Elle n'écrit pas avec le code de Roché.
Pourtant, elle n'utilise pas toujours, elle non plus, les mots pour le dire.
Les métaphores n'en sont pas moins explicites : lorsque Roché note k.p.h.,
elle écrit: « ses enfants coulent dans ma gorge ». La fascination de
Roché pour ce langage se traduit dans l'écriture de son Journal : lui aussi aura recours désormais à cette métaphore
des enfants. Et, s'il existe une échelle de mesure, le Journal se fait alors un peu plus explicite. Et de même, lorsqu'il
rédige ses rêves érotiques en anglais ou en allemand, Roché ne peut prétendre
tromper personne, personne qui lirait son Journal :
le sens apparaît très facilement. Si ce n'est donc pour tromper les autres,
c'est peut-être pour se tromper lui-même. Car au fond, l'emploi d'un code dans
un texte destiné à n'être communiqué à personne ne sert-il pas plutôt un
dessein moins avouable : celui de se cacher une réalité qu'on n'ose dire
directement ? Peut-être y a-t-il dans l'utilisation de ce code une mise à
distance des activités de Roché, comme le commentaire critique du diariste sur
le Don Juan qu’il est. A moins qu’il ne s’agisse d’une incapacité à assumer sa
vie. Le leurre est évidemment fragile, mais le recours systématique, tout au
long de sa vie, à un langage codé pour désigner précisément ce qu'il s'est
donné pour mission de comptabiliser est paradoxal. En faisant le compte rendu
écrit de ses conquêtes féminines et des expériences sexuelles qui les suivent,
en revendiquant à l'intérieur même de son Journal
cette vocation nouvelle, il pouvait aussi opter pour un langage que l'on
pourrait appeler technique. C'est ce langage qu'utilise par exemple Michel
Leiris dans son propre Journal[24].
Le code permet de dire tout en se cachant, ou en se regardant, mais de loin, en
introduisant la distance qui peut séparer l'acte de son écriture. Ce serait
presque un mensonge qui laisserait échapper une vérité, finalement plus
difficile à entendre qu'on l'imaginait, mais qu'on ne peut s'empêcher de dire,
même si on l'atténue par la poésie des mots.
Cette logique de la vérité qui est
au cœur de l'activité diariste est donc mise à mal sur ce sujet précis qui est
pourtant celui du Journal, mais qui
est aussi le plus difficile à dire, à se dire. La médiation des masques se
comprend donc. Mais elle pose à nouveau le problème de la vérité.
C'est qu'il est des circonstances où
toute vérité peut n’être pas bonne à dire : Roché se rend d'ailleurs vite
compte que les journaux fourmillent d'erreurs. Il le remarque en lisant celui
d'Helen et comprend le sens de ces manquements à la vérité. Tricher un peu pour
se présenter sous un meilleur jour, c'est donc mentir pour ne pas voir le
journal réfléchir sa propre image, à la manière d'un miroir. Et ce qui vaut
pour Helen doit valoir aussi pour Roché.
Mais ce qui conduit Roché à
travestir les faits ou à les omettre a souvent une autre raison : la peur.
Cette peur qui le saisit devant Helen et ses actions irréparables. La peur du
revolver, des menaces, de la mort. Et cette peur, si présente dans le Journal à partir de 1929 - et sans doute
avant, sans qu’elle se dise - se traduit dans son écriture par l'introduction
de ce nouveau motif mais surtout par l'absence de certains faits, ou leur
présence, transformés. Denise ne tient pas la place qui lui revient dans le Journal des années 1929 et 1930. C'est
que Roché cache cette liaison à Helen et craint qu'elle ne le découvre en
lisant son Journal, comme il est sûr
qu'elle le fait. L'épisode le plus significatif reste certainement celui de la
mort de Clara, sa mère, et des événements qui s'en suivirent. La mort de Clara
est racontée, ainsi que les veillées funèbres, puis l'incinération. Un récit
rétrospectif vient alors présenter Denise, qu'il connaît depuis six semaines
déjà mais qui n'avait pas trouvé encore place dans le Journal. C'est ainsi que l'on apprend sa présence lors de la
veillée funèbre du deuxième soir. S'il note bien qu'ils sont devenus très
rapidement complices et confidents, il souligne aussi la chasteté qui régit
leur relation : chacun a beaucoup souffert dans sa vie et paraît
rencontrer dans l’autre une espèce d’alter
ego. Cette version des faits est à l’évidence rédigée pour Helen. Elle se
trouve infirmée le 24 septembre 1929 : Roché réécrit cet épisode et
complète son récit; la complicité dont font preuve les deux amis n’est pas
aussi chaste que prétendue, elle est aussi sexuelle. C'est dans la chambre de
Roché, à côté de celle où repose le corps de sa mère qu'ils couchent ensemble
pour la première fois. Seule la formule étonnante et laconique « Il semble
que la mort ait une influence érotique[25] »
pouvait laisser entendre que le deuil n'affectait pas la nature profonde de
Roché. Mais Denise n'avait pas encore d'existence dans le Journal...
Si Roché peut donner une nouvelle
version des faits, plus conforme à ce qui s’est réellement passé, c'est qu'il a
mis son Journal à l'abri chez Denise
et qu'il écrit désormais chez elle : il se sent protégé, débarrassé de
cette peur que lui inspire Helen et peut alors rectifier ce qui doit l'être, ce
qu'il fera pour plusieurs événements survenus au cours des neufs années précédentes.
La terreur que lui inspire Helen est ancienne et a forcément modifié l'écriture
du Journal, la rendant plus prudente,
et parfois tout à fait fausse, tout entière orientée qu'elle est par une
possible lecture d'Helen.
Le Journal n'est donc qu'un produit historique qui naît dans des
conditions particulières expliquant tel ou tel manquement au pacte qu'on a
pourtant signé avec soi. D'autant que l'on peut tricher inconsciemment, dans le
choix de ce que l'on relève, dans la manière de le relever, dans le jugement
que l'on formule. Il suffit de ne pas être dupe. Et Roché ne l'est sans doute
pas. Il ne peut l'être pour les événements rapportés sous la censure efficace
d'Helen - qui n'en sait pourtant rien- et qu'il relate de nouveau plus tard. Il
ne l'est pas non plus sur ce qu'impose de travestissement toute activité
d'écriture, surtout celle qui vise justement à se dire soi :
Ce carnet où je m'observe chaque jour, moi et
mes vérités, et mes mensonges à moi- même
et à autrui[26].
Mais dès lors que l'on mesure
l'impuissance du Journal à remplir
l'objectif qui lui est assigné, dès lors que consciemment on travestit la
réalité ou qu'inconsciemment on se ment à soi-même, quel intérêt peut-il bien y
avoir à remplir chaque jour sa page d'agenda, que l’on reprend plus tard pour
lui donner le développement qu’on lui croit nécessaire ? Quelles autres
fonctions sont assignées au Journal
qui expliquent qu'on puisse le tenir plus de cinquante ans durant ?
Souvent les premières pages des
journaux intimes, lorsqu'elles nous sont connues, présentent un exposé des
motifs : le diariste écrit et explicite les raisons qui le conduisent à se
mettre à sa table chaque jour et à consigner sur feuille ses expériences
quotidiennes. C'est là qu'il fixe le cadre qu'il assigne à son journal. Il est
rare qu'il revienne dessus, qu'il rédige un nouvel « art » du
diariste. C'est donc dans le corpus, de manière partielle et très éparpillée,
que se trouvent parfois quelques commentaires sur les fonctions assignées au
journal. Et ces réflexions sont souvent frappées par le doute qui étreint
l'auteur. Car pour un journal comme celui de Roché, le temps consacré à
l'écriture est, tous comptes faits, considérable. Il faut une justification à
la hauteur de l'investissement : elle n'est pas toujours claire dans
l'esprit du diariste. Et il peut alors se demander, après avoir relaté les
événements de la journée - une journée comme il en est d'autres, mais qui
dénote la grande activité de Roché à cette époque : il parle de son envie
d'un autre enfant avec Denise, du journal qu'elle lui fait lire, de
Jean-Claude, mais aussi de ses affaires avec Pruna, de la journée de Noël, des
nouvelles d'Helen... on le voit : ce n'est pas rien -, il peut se
demander :
Pourquoi raconter ces choses[27]?
Pourquoi effectivement continuer ?
Sans doute parce que ce Journal, dans
ce qu'il a d'exceptionnel comme dans sa banalité même, remplit pour celui qui
l'écrit un rôle essentiel, qui n'est peut-être pas toujours conscient.
Le Journal s'écrit seul et pour soi seul. Il permet de se retrouver
face à soi et de dire ce qui, peut-être, n'ose se dire en public. Or cette
absence de destinataire, un destinataire qui à son tour ne manquerait pas de
prendre la parole pour répondre, autorise la mise en place de subterfuges, de
demi-vérités, de presque mensonges qui finissent par conforter le diariste dans
son jugement. Certes, l'écriture du journal permet, dit-on, de distancier ses
propres réflexions, de prendre le recul suffisant pour les jauger et les juger.
Elle permet surtout de faire fi de l'autre et de la résistance qu'il ne
manquerait pas d'instaurer sur certains sujets qui le concernent. En ce sens le
Journal n'entretient pas le doute et
la réflexion critique : il est le lieu où le commentaire des faits
équivaut à une justification de l'auteur. C'est Helen qui raconte à Pierre ce
conte chinois où un père tue ses deux enfants; le troisième se présente à lui
et lui dit : « Je suis ton fils que tu as tué deux fois[28]. »
Cette référence à la légende va être d'une grande utilité pour Roché :
c'est à elle qu'il aura recours au moment des avortements d'Helen. Au nom de
cette histoire, les deux premières interruptions de grossesse sont sans gravité
pour lui, puisque le troisième est celui que l'on acceptera. Mieux : le
deuxième avortement n'a pas encore eu lieu, Helen est hésitante, et lui imagine
déjà son fils pour une troisième grossesse :
Mais si elle décide non [non à cette
grossesse] dès que ce sera fait, mon God et mon cœur se dresseront pour le troisième fils, comme dans
le conte chinois[29]!
Que dirait Helen ? Même Roché
ne le sait pas, elle à Hohenschäftlarn, lui à Paris. Mais l'on voit alors le Journal jouer un rôle qui explique sa
longévité : il vient ici non seulement commenter, dire des craintes et des
espoirs, mais bien davantage : l'écriture vient justifier une décision, et
ici, plus exactement, une absence de décision renvoyant le choix à d'autres.
Par l'entremise du Journal, Roché ne
se sent plus comptable d'un acte dans lequel il porte une bonne part de
responsabilité. Refusant celle-ci, il trouve en écrivant le Journal le moyen de la refuser, et,
n'ayant aucun interlocuteur face à lui, de légitimer cet abandon. Le Journal, à propos de cet avortement par
exemple, porte bien trace de son interrogation, de sa douleur. Il semble
qu'elles ne soient là que pour mieux affirmer ce qui devient sa vérité.
L'écriture justifie ses comportements. Elle vient au secours des errements de
la pensée, des égarements de l'esprit, lorsque des barrières morales sont
franchies pour donner une raison qui valide cette infraction. Et lorsqu'il se
promet d'être fidèle à Helen, en 1923 et qu'il entretient une relation avec
Irène et Joëlle, c'est dans le Journal
qu'il peut, nous l’avons vu, expliquer en quoi il ne trahit pas le serment
qu'il s'était fait. Il ne trompe pas Helen, se dit-il. A tel point qu’on peut
légitimement se demander quelle est la part de la mauvaise foi dans ce
raisonnement. Peu importe, en fait : dès lors que c’est écrit, il semble
bien que, même si les faits infirment par ailleurs cette assertion, la force du
raisonnement (il ne fait jamais que ce qu'Helen a déjà fait) l'emporte et le
convainc que ce n'est pas là mal agir. Des remords le taraudent cependant
parfois. Alors, toujours par l'écriture de son Journal, il trouve le bon motif. Non seulement il ne trompe pas
Helen, mais il fait cela pour elle. Et tromper Helen devient une façon de la
servir, de lui rendre hommage. La tromper est un gage de sa fidélité :
Je sens comme un devoir envers Luk de
constater Irène. Je ne connais pas ce type-là. Je veux voir, les détails d'Irène, avec candeur,
goûter à elle, pour savoir[30].
Le Journal, parce qu'il superpose locuteur et destinataire, est le
lieu de ces tours de passe-passe : l'absence d'altérité, de confrontation
le prédispose à tous les accommodements avec soi et fait devenir vérité ce qui
n'est que mensonge, accrédite du poids de l'écriture ce qui contrevient
pourtant à la propre règle que l'on s'est fixée, soi-même. Il y a bien de la
sincérité en jeu. C'est celle avec laquelle on se trompe. Mais cette duplicité
à l'œuvre a bien sa raison d'être : elle est garante de l'unité de
l'individu.
La vie d'Henri-Pierre Roché n'est
pas un modèle de vie bourgeoise, tranquille où se déroule jour après jour le
programme établi dès la naissance de l'enfant. Elle contient ses marques
indélébiles, connues : la mort de son père dans sa prime enfance, la force
de caractère de sa mère, ses fiançailles ratées avec Margaret du fait des
mères, l'expérience de Burgos, et d'autres qui demeurent inconnues. Elle reste
surtout le modèle d'une vie dispersée, où se mêlent vie de dandy, femmes,
voyages... et le Journal en est bien
le reflet. Mais comme tout acte d'écriture, il ne peut avoir comme seule
fonction la fonction référentielle. Le Journal
ne s'écrit pas en miroir de son scripteur. Si tel était le cas, alors le miroir
serait brisé, reflétant mille visages et à mille endroits différents. Or tel
n'est pas le cas. Il s'affirme à la lecture des milliers de pages du Journal une figure unique, même au
milieu des aventures les plus diverses, les plus éparses. Roché est bien cet
individu dispersé, en permanence au cœur de multiples aventures amoureuses, à
la recherche des peintres importants de sa génération, en quête d'un livre pour
s'imposer, entre deux voyages qui renforcent cette dispersion. La lecture d'une
année laisse interloqué, surpris devant tant de directions prises, souvent
quelques instants avant d'être abandonnées pour d'autres. Roché en est
d'ailleurs bien conscient. On le lui dit, sa mère principalement, qui proteste
devant la fuite permanente de son fils. Ses maîtresses aussi dès lors qu'elles
soupçonnent une double vie, un double emploi du temps. Lui-même le spécifie
dans son Journal :
Je n'ai pas d'unité dans ma vie[31].
La curiosité qui mène Roché à ses
multiples expériences finit donc par mettre en danger son identité. A plusieurs
reprises, il s'interroge sur la force qui le pousse à toujours rencontrer
d'autres femmes; à plusieurs reprises il constate qu'il ne comprend rien à
elles. En se dupant toujours un peu, il arrive parfois à restituer un semblant
de cohérence dans ce qui lui arrive. Alors le Journal propose des épisodes qui sont construits comme des récits
fictifs, où chaque élément signifie et trouve son sens dans le développement de
l'histoire. Mais le risque est grand de transformer sa vie en roman : à
devenir un personnage de récit, on n'en est plus vivant parmi les hommes. Cette
tentation reste présente en plusieurs endroits, elle ne domine cependant pas le
Journal. C'est que celui-ci en
reflétant le désordre de la vie de Roché crée une convergence dans cet
éclatement généralisé. Aussi le miroir ramène-t-il son auteur en son centre et
l'écriture du journal concourt-elle à l'unité du Moi. Roché en a l'intuition :
un jour que lui pèse l'affrontement permanent de ses maîtresses, il rêve d'un
pays neuf, où il rejoindrait une de ses anciennes maîtresses américaines,
Cligneur :
Dispersion? - Ma concentration, à moi,
n'est-elle pas de raconter toute ma dispersion[32]?
La constance avec laquelle il
poursuit jusqu'au soir de sa vie la rédaction de son Journal, malgré les risques qu'il encourt, n'a sans doute pas
d'autre raison d'être que dans cette volonté de se retrouver dans l'acte même
d'écrire. Raconter sa vie jetée aux quatre coins du monde, l'écrire, c'est
l'ancrer dans une unité qui lui permet de vivre. La distance introduite par la
rédaction permet au Moi de se reconstituer. Et cette écriture devient vitale
pour Roché, comme si tout manquement à son devoir de diariste le mettait en
danger. Elle est d'ailleurs le substitut à toute autre activité d'écriture ou
presque. Certes, il a écrit Deux Semaines
à la Conciergerie et Don Juan.
Mais l'écriture du Journal lui prend
le temps qu'il pourrait consacrer à son œuvre. A de multiples reprises, il
indique qu'il écrit les pages de son Journal,
pendant qu'un tel s'est lancé dans un roman, une pièce de théâtre, un poème...
Et le contraste est saisissant avec Hessel : les années « Jules et
Jim » sont des années de forte activité pour Hessel. Roché, lui, ne
produit rien. Non qu'il n'ait pas d'idées : il les note d'ailleurs
soigneusement dans les carnets, mais rien ne voit le jour. Et il s'étonne de la
capacité d'Helen à entreprendre de nouveaux travaux littéraires. Pendant ce
temps, lui, Roché, rédige son Journal.
En août 1923, Helen lui expose le contenu de trois pièces de théâtre qu'elle
veut écrire. Roché l'encourage. Elle s'y met tout de suite, alors qu'ils sont
en vacances à Venise, noircit du papier, le déchire, recommence. Roché la
regarde faire et consigne tout dans son Journal.
Et s'il revendique bien son titre d'écrivain comme il lui arrive de le
mentionner sur la page de garde de ses carnets, c'est d'un écrivain de journal
qu'il s'agit. Substitut d’une véritable écriture littéraire, la rédaction du Journal puise sa force dans cette
nécessité qu'elle représente pour Roché. Dans les comptes qu'il opère chaque
jour, c'est vraisemblablement une image réunifiée de lui-même qu'il recherche.
D'ailleurs le Journal ne montre
aucune volonté de se mettre en scène. Il n'est point de gloriole, de pose
avantageuse, de triomphe. La succession de ses conquêtes, le nombre de femmes
qu'il inscrit à son tableau de chasse auraient pu susciter de sa part des
commentaires satisfaits et prétentieux. Le Journal
aurait pu aussi être le lieu des comparaisons ( elles existent bien, jamais de
façon malsaine, vulgaire et déplacée ) et surtout des évaluations, des
classements par performance... il n'en est rien. Il reste le Journal des faits, rendant compte des
données mais sans commentaire appréciatif, seulement le regard du connaisseur,
du spécialiste pourrait-on dire. C'est ce qui laisse une grande pauvreté de
style dans cette expression des faits, mais qui permet non à un Moi fantoche,
mais bien à un être à la recherche de lui-même de transparaître.
Dans le désordre de cette vie, le Journal remet de l'ordre par l'acte
d'écrire, mais aussi par le retentissement que peut avoir cet acte lui-même. Le
fait d'avoir écrit peut trouver un écho bien des années plus tard : le Journal joue alors comme un filtre. Il
permet la décantation d'une vie trop rapide et trop mal menée et devient le
terreau d'une réflexion sur cette vie. Le Journal,
à vocation évidemment réflexive, est aussi lieu de réflexion. Moins en ce qu'il
serait le terrain d'une pensée en train de s'élaborer que parce que le seul
fait d'écrire son journal oblige à penser soi. Et donc à chercher, dans la
dispersion, les éléments d'une convergence. L'écriture est alors le moment de
la méditation :
Seule la méditation est noble. Ces carnets ne
sont-ils pas un essai de méditation[33]?
Cette méditation dont parle Roché ne
prend pas la forme qu'elle revêt habituellement. Ces deux phrases se trouvent
au milieu d'une page du Journal qui
ne dépare pas avec les autres : il y est question de photos qu'il prend
d'une femme avant de la caresser; d'une autre avec qui il va déjeuner et qui
lui fait le récit de ses deux premières nuits d'amour; puis de son retour chez
lui. Et lorsqu'il écrit les deux phrases citées, il vient de mentionner comment
il gagne de l'argent : en plaçant pièces de théâtre et tableaux, activités
lucratives qu'il oppose à la méditation. On le voit : cette méditation
échappe à l'entendement commun ou bien est d'une rare pauvreté. En fait, elle
ne se situe sans doute pas sur le plan d’une éthique traditionnelle. Car si le Journal est très rarement le lieu d'une
concentration, d'une réflexion sur lui, c'est que cette méditation est dans
l'acte d'écrire. A lui seul, il est cette méditation, ce retour sur soi, ce
retour à soi qui préserve l'intégrité de l'individu dans les situations
difficiles. Et c'est dans le temps que le Journal
prend toute sa valeur :
Relirai-je jamais ces carnets ? Peut-être il
suffit de les avoir écrits[34]?
Et cette valeur est, comme le dit
Roché, davantage dans l'écriture que dans la lecture. C'est dans le geste
d'écrire que se fonde ou se refonde l'unité du Moi. C'est dans l'acte d'écrire
que se médite la vérité de l'individu, que s’opère la lente décantation des
illusions pour que transparaisse la vérité de l'être. Et cette vérité est sans
doute difficile à admettre, parce que l'unité peut se faire jour dans la
diversité :
Et d'ailleurs on pense à la fois des
choses contradictoires dans les couches diverses de son être. - Peu importe si à tel moment telle couche
clame d'une façon plus aiguë. - Et toute
pensée appelle sa compensation. Et l'ensemble des pensées c'est comme le cri
d'un cri-cri,
qui chante Dieu[35].
La reconnaissance que ce qui définit
l'unité de l'être peut précisément être sa multiplicité n'est évidemment pas
sans poser problème : d'abord pour celui qui effectue le chemin; mais
aussi pour qui tente de décrypter. Car il reste que Roché est un personnage
complexe, travaillé par des tendances contradictoires, mais qui finit, l'âge
venant, par assumer ses contradictions, et trouve une certaine unité. La
question de l'âge n'est pas indifférente : elle met un terme, biologique
en tout cas, à sa pulsion de chasseur de femmes. Elle l'oblige, compte tenu de
ses antécédents familiaux, à penser sa mort. Cette période est aussi celle de
la guerre, de l'occupation et dès la fin de 1943 le début d'un espoir dans la
nuit du siècle. La mort n'est pas seulement une question abstraite que se
poserait Roché. Elle est au contraire très concrètement envisagée. Mais c'est
pour mieux la distancier, mieux la mettre devant soi pour tenter de
l'apprivoiser. De toutes façons, c'est un mystère qui a, pour lui, sa
résolution en Dieu. A cette époque, rappelons-le, la vie à Beauvallon ne manque
pas d'activités en tous genres, mais elle reste loin de la vie que connaissait
Roché à Paris ou ailleurs; Denise a décidé fermement de rester la mère de son
fils, mais guère au-delà; de plus son opération de l'utérus est une raison
suffisante pour éloigner Roché de son lit. C'est surtout un moment où Roché lit
et relit nombre d'ouvrages consacrés à Bouddha et à sa pensée. Sa réflexion,
nourrie par son expérience des Indes, s'avère déterminante. La référence à la
philosophie hindouiste, à la sagesse qui lui est attachée prend une place de
plus en plus importante. Aussi le nom de Dieu renvoie-t-il à une conception
syncrétique. Il indique avec suffisamment de force l'aspiration à l'unité, à la
sagesse, à la paix et à l'harmonie avec soi-même. Il reste que cette quête, du
fait de cette dispersion, n'est pas sans heurts ni difficultés. Mais la
reconnaissance de ceux-ci est aussi un pas vers l'unité de l'être, vers une
conscience moins fragmentée de soi. Le journal est donc le champ d'une
expérience qui dépasse son contenu propre : parce qu'il est l'expérience
d'une écriture intime, ce qu'il représente est plus important que ce qu'il est
réellement; le passage par l'écriture signifie davantage que ce qui
s'écrit : il devient le garant de l'unité d'une personne dispersée. Ecrire
réunit soi-même. Ecrire travaille à la convergence des éléments disparates de
l'individu, quand bien même celui-ci triche avec lui-même. C'est tout entier
que l'acte d'écrire le révèle : en vérité ou en mensonge, c'est bien une
recherche de se dire tel qu'on est.
Le Journal se lit donc comme une quête interne, intime, qui fait de
son auteur une personne à la recherche d'elle-même, une personne qui dans sa
pratique de l'écriture tente de résoudre la diffraction que génère le miroir de
la vie. Il reste que l'accumulation d'une masse de documents tout à fait
considérable a peut-être à voir avec une thésaurisation dont les intérêts
finissent par n'être pas négligeables.
Ecrire un journal, c'est aussi
parler de son Journal. Et celui qui
le tient pendant plus de cinquante ans y trouve des trésors qu'il pouvait ne
pas soupçonner lorsqu'il relatait tel ou tel épisode. Il reste cependant que
nul ne tient un journal sans penser à son devenir : d'une façon ou d'une
autre, le temps passé à écrire doit se révéler un investissement. Parce qu'il
aide à mieux s'insérer dans la vie et qu'il s'avère un auxiliaire précieux pour
surmonter des difficultés sociales, culturelles, psychologiques. Parce qu'il
reste un repère et un repaire pour le monde dans lequel on est jeté. Parce
qu'il peut devenir la matière première d'un autre projet d'écriture :
Il procède d'une démarche de
conservation.(...) Mais le journal est par lui-même un capital, puisqu'il est un écrit qui sera conservé,
qui pourra même fructifier, servir de point
de départ à d'autres œuvres[36].
Cette démarche que souligne Béatrice
Didier vaut particulièrement pour qui se veut écrivain : la matière de sa
vie est un puits sans fin pour faire, ou tenter de faire, œuvre. Elle en fait
même une loi économique :
On peut se référer au système économique. Le
temps perdu va être capitalisé par le journal
et être récupéré; le journal est un capital qui n'est pas utilisé tout de suite
par l'écrivain,
souvent le journal est tenu avec l'idée que, pour le moment, cela ne sert à rien, mais que plus tard on
pourra reprendre tel ou tel passage dans un roman[37].
Cette capitalisation est évidemment
à l'œuvre dans le Journal de Roché,
lui dont tout texte publié renvoie directement à sa vie et à son Journal. Mais cette façon d'envisager
son journal comme un terrain d'essai pour une œuvre à venir est déjà largement
présente avant même que Roché ne franchisse le pas du romancier. Il semble même
qu'elle détermine, partiellement, l'écriture du Journal. D'abord parce qu'il faut y reconnaître un effet de
mode : tout le monde tient son journal, beaucoup publient, directement ou
indirectement. Cette génération aime se faire objet de son écriture et
multiplie les textes de nature autobiographique. Surtout parce que, chez Roché,
toute activité d'écrivain ne peut prendre corps que dans sa vie même. Le Journal est alors le terreau sur lequel
pousse, tout naturellement semble-t-il, l'œuvre. En 1922, il se demande si
c'est une pièce de théâtre ou un livre qui sortira de l'histoire avec Helen. Et
c'est en reprenant son Journal qu'il
commence l'une et l'autre, sans les achever. Mais le projet est plus ancien
encore. Alors qu'il imagine une œuvre à quatre qui dirait l'histoire de Franz
et Helen Hessel, de Bobann, sa sœur, et de lui-même, il sait que sa partie est
déjà rédigée, elle est dans le Journal :
Encore carnets. Ils me prennent tant, chaque
fois, que j'oublie que je veux en faire un livre :
il est déjà fait. Il n'y a qu'à le découper[38].
Les termes utilisés renvoient
presque à la technique cinématogra-phique : l'œuvre se construit comme un
montage des meilleurs moments d'une pellicule qui ne serait imprimée que de
mots. Il suffit de puiser à la source du Journal.
C'est que cette source paraît intarissable. Il sait qu'il y a de quoi écrire
dans les pages qu'il rédige chaque jour, qui se prêtent particulièrement à un
récit. C'est sa matière première qui s'emmagasine chaque fois qu'il prend son
carnet. Il ne s'agit pas d'un subterfuge pour échapper à la responsabilité de
l'écrivain : il s'agit en fait de constituer le matériau de l'œuvre à
venir. Et chaque année du Journal
porte mention de ce désir. Il y parle d'« or », note les différents
romans envisagés (un sur Joël par exemple en 1923), s'interroge en 1944 sur
Wiesel ou le Chieng comme personnages romanesques... et dès 1923, il pense à
faire une éducation sentimentale, en
tirant le bilan de sa vie déjà écoulée. Enfin, le dernier livre achevé
d'Henri-Pierre Roché est Deux Anglaises
et le Continent, qui se présente comme une somme d'écrits intimes, et
notamment le Journal de Claude,
facilement identifiable. Car contrairement à de nombreux diaristes qui
imaginent se servir du matériau de leur vie sans le faire, Roché, lui, se sert
réellement de son Journal comme d’un
palimpseste. Certes les conditions d'élaboration de chacune de ses œuvres sont
particulières et il ne peut être tiré un modèle, une matrice, mais il n'en
demeure pas moins que le Journal
verse les intérêts d'une capitalisation à long terme, jusqu'à être représenté
comme tel dans l'œuvre romanesque. Le Journal
fait fructifier l'œuvre à venir, quand il sera temps de l'écrire.
Mais s'il est, par définition et par
les faits, une entreprise de capitalisation, cet aspect du Journal n'est possible que si le temps fait son office et si
l'auteur se met à la place du lecteur : l'or du Journal est d'abord destiné à celui qui l'écrit et qui le lira et
le relira des années après.
Le Journal de Roché s'étend sur un nombre d'années suffisant pour que,
à l'intérieur du Journal, nous le
voyions devenir son propre lecteur. Ainsi, en 1923, il se plonge dans cette
lecture qui le fascine et à laquelle il ne parvient pas à se soustraire :
Je me préparais à relire les mémoires de
Casanova. Non. Je vais relire les miens[39].
La comparaison est audacieuse mais
pas osée, tant le contenu met en évidence de points communs entre les deux
œuvres. Surtout elle traduit l'intérêt qu'il prend à cette lecture : il
est proprement fasciné, sous le charme de son Journal. C'est qu'au fond il joue le rôle qui lui est
assigné : écrire un journal suppose qu'un jour l'on puisse le lire. Et
comme celui qui écrit est le seul lecteur admis d'emblée, l'on voit qu'il
remplit sa fonction. Il relit périodiquement quelques passages et fera deux
lectures intégrales en 1933 et 1934, puis en 1954 et 1955. Et les notes qu'il
porte au jour de la lecture ou sur les pages de garde du carnet relu indiquent
combien le contenu d'abord le séduit. Le Journal
fait son office de mémoire et restitue ce qui a été oublié. Il s'étonne
parfois, se surprend de temps en temps, compte le plus souvent. Il résume
chaque année en quelques noms de femmes, quelques lieux traversés, comme s'il
voulait disposer d'un aide-mémoire d'un format plus commode que celui du Journal. En les mettant bout à bout, on
obtiendrait sûrement une galerie de maîtresses impressionnante. Mais ce n'est
pas ce qui séduit Roché : le nombre ne vaut que pour chaque expérience
particulière qu'il représente.
Roché est également fasciné - et
c'est pourquoi les résumés ne peuvent prendre la place du Journal - par le style qu'il emploie, trouvant dans les raccourcis
du style journalistique une tension que le strict déroulement de l'écriture ne
permet pas. Il y a bien une poésie pour lui dans cette écriture. Mais s'il
reste si impressionné, c'est bien sûr parce qu'il se regarde vivre. Il trouve
le plus haut intérêt à ce qui s'offre comme une archéologie personnelle où il
creuse parmi les strates enfouies sous les années. Et ce qu'il sort de ces
fouilles, ce sont de multiples auto-portraits qui, rassemblés, dessinent un
visage familier. Car dans le continuum d'une vie que représentent cinquante ans
de Journal, les variations sont
nombreuses. Le temps fait son office. Pourtant ce qui surprend le plus, c'est
de voir simultanément combien le temps est immobile : si les situations
changent, elles paraissent aussi interchangeables et renvoient facilement les
unes aux autres; la séduction d'une jeune fille, l'éducation amoureuse d'une
femme, le plaisir donné par une autre... tout cela forme un ensemble de figures
définies, qui, malgré les noms, les décors, les lieux différents, se
ressemblent étrangement. Et dans toutes ces situations, Roché reste le même.
L'âge et l'expérience modifient les apparences, sans doute pas le fond. La
virginité de Vyerge renvoie à celle de Flap, de Nuk, de Violet, par exemple. La
puissance sexuelle de son amour pour Helen est de même nature que
l'« éblouissant Burgos ». Et son désir de retrouver Duchamp avec deux
maîtresses lui rappelle que justement, quelques années auparavant, ils
s’étaient retrouvés tous deux, dans un même lit en bonne compagnie. S'il y a
danger de ne pas se voir évoluer, il y a aussi certainement plaisir à se
retrouver tel que l'on est, malgré les années. Il faut attendre Beauvallon, la
guerre et plus de soixante années d'existence pour que le Journal s'oriente vers d'autres sujets. Il reste cependant toujours
chez Roché cette volonté de saisir ce qui fait sa vie, de le consigner quelque
part, pour la retrouver. Ce qui est vrai pour son Journal est vrai aussi pour tout ce qui le concerne. Ainsi dans une
lettre à Marie Laurencin, alors qu'elle a peint un tableau pour lui qu'il n'a
pu aller chercher, il lui écrit :
J'ai eu une idée peut-être bête, peut-être
pas réalisable (alors néglige-la !) Je voudrais que tu y mettes quelque part un petit signe, un petit
rien, évoquant pour moi seul notre jeunesse[40]!
Le Journal, comme un tableau, construit une formidable perspective,
qui renvoie des images de soi à l'infini. Il s'agit alors de savoir quel sens
donne Roché à ces images.
Les différentes lectures du Journal qu'effectue son auteur
permettent évidemment à Roché de se souvenir. Mais plus que pallier un défaut
de mémoire, elles entretiennent celle-ci constamment. Et au lieu de laisser le
temps filtrer et effacer les souvenirs, ceux-ci sont sans cesse rappelés à la
conscience. Ainsi celui qui lit régulièrement son Journal a en permanence l'ensemble de sa vie en mémoire. Cela ne
peut manquer d'influer sur une vie. Cela ne peut manquer d'orienter de façon
décisive le comportement, chaque événement pouvant être mis en relation avec
d'autres événements antérieurs. C'est alors que la lecture du Journal remplit une fonction
essentielle : à travers ses diverses lectures, on voit Roché chercher un
sens à sa vie, chercher le sens de sa vie. Il n'est certes pas possible
d'opérer une généralisation hâtive. Mais
il reste que, à plusieurs reprises, les lectures permettent à Roché de
trouver des significations dans les différents épisodes qui ne lui étaient
jusqu'alors pas parvenues.
Le style et le contenu du Journal finissent par produire des
effets inattendus. En délimitant son sujet d'écriture exclusivement à ses
aventures amoureuses, et en conservant pendant longtemps un style souvent
télégraphique, il ressent à la lecture une impression de télescopage des
situations. Presque au rythme d'un roman de cape et d'épée, chaque situation à
peine achevée en ouvre une nouvelle qui à peine entamée se voit interrompue par
une troisième... C'est l'effet « tourbillon » qui emporte tout et va,
toujours s'accélérant, laissant parfois entrevoir, un peu plus longtemps, tel
ou tel... En relisant son carnet de poche de 1917, en 1923, Roché
remarque :
Tel que cela est, c'est pour moi une folle
lecture, un cinéma en vitesse.- Je revois les détails des scènes où mon cœur a battu. Là où il
s'est ennuyé ce qui est rare, un oubli noir
recouvre jusqu'aux visages. Comme j'ai surtout noté, et que je relis surtout
l'amour, cette année semble
un comprimé d'amour[41].
Ainsi relire sa vie conduit à n'en
avoir qu'une vue finalement très partielle, et dans une concentration qui n'est
manifestement pas celle de la vie réelle. Mais, en plus des souvenirs qui sont
restés en mémoire, c'est cette concentration qui devient la mémoire permanente
de l'auteur. Ce qui explique que c'est souvent dans ces archives-là, à travers
ses lectures, qu'il cherche à comprendre ce qu'il a fait, et ce qu'il fait, de
sa vie. Et il semble bien que le Journal
soit ici directement associé à l'idée de réussite ou d'échec d'une vie.
La relecture du Journal de 1906 semble déclencher chez Roché davantage que le
plaisir du souvenir ou la nostalgie du temps perdu. Elle agit sur lui de façon
déterminante en ce qu'il croit trouver une clef pour sa vie à venir : et
c'est grâce à Helen que devient possible cette nouvelle compréhension de
soi :
Elle
ordonne donc jusqu'à mon passé, et lui donne un sens.(...)
Avant Luk, relire ces carnets, j'aurais
flotté dans la quantité. Maintenant c'est lire l'Ancien
Testament après avoir lu les Evangiles. On sait à quoi ça mène[42].
La métaphore est forte ici, et elle
traduit bien le rôle que jouent désormais les vingt années du Journal. S'il peut se concevoir comme
l'écriture du moment, ses effets sont à long terme. La durée d'écriture et la
relecture se lient pour que le Journal
serve d'archéologie mentale en même temps qu’il est constitutif du moment
présent. Il sauve de l'oubli les grands schèmes de la vie, les réactive, les
met en correspondance, tissant ainsi un réseau de causalités qui, sans lui,
n'aurait pu voir le jour et qui éclaire de manière fondamentale l'être
d'aujourd'hui. Alors le Journal
devient l’œuvre d'une vie, devient le verbe de cette vie.
Les premiers carnets portent tous
sur la page de garde le nom et l'adresse de Roché et cette précision :
En cas de
perte, envoyer ce carnet sous pli cacheté et recommandé à l'adresse ci-dessus.
-RECOMPENSE
PROMISE-
La perte d'un tel carnet peut
évidemment être compromettante pour Roché, malgré les précautions prises pour
éviter qu'on reconnaisse les noms des femmes qu'il rencontre. Mais le danger
est d'une autre nature pour lui, à mesure que les années avancent et que
s'empilent les carnets. La menace d'une lecture par l'une ou l'autre de ses
maîtresses, qui le mettrait pourtant gravement en danger, n'est rien à côté de
la crainte, l'angoisse qui le saisit lorsqu'il pense à la perte définitive de
son Journal. Il a ainsi craint la
disparition de son Journal lors de
l’occupation de Sèvres en 1942. Il est tout aussi inquiet des projets de Denise
à son propos. En effet, Denise ne cache pas son désir de le supprimer purement
et simplement : il représente pour elle tout ce qu'elle peut
détester : la vie cachée de Roché, ses maîtresses. Et pour l'avoir vu
l’écrire devant elle, elle sait bien que son écriture n'est pas forcément
fiable. Elle était à ses côtés lorsqu'en 1929, par exemple, Roché écrivait
quotidiennement sans la mentionner une fois, par crainte d'Helen. Et il
témoigne de l'échec de ce couple :
Si je meurs le premier, D. les brûlera tous,
damit J.C. weisst nichts von unseren difficulties[43].
Quelle importance, après sa
mort ? Mais pour Roché, le Journal
est plus qu'une partie de sa vie. Il témoigne qu'il a existé, qu'il a vécu. Et
ce qui n'était que l'écriture de cette vie devient cette vie même. Il ne semble
plus qu'il y ait de réelles différences entre la vie et cette écriture, ou que
la vie puisse se vivre sans cette écriture. Elle en devient un des aspects
essentiels, et en ce sens ce Journal
est une œuvre. Ecrire, c'est vivre, quand bien même on ne relève que sa feuille
de température. C'est ce qui explique aussi la longévité d'un journal comme
celui de Roché. Il a très tôt conscience de l'importance de son Journal et des rapports intimes qu'il
entretient avec sa vie :
Si mon Journal
que j'écris depuis des années, avec interruptions, repris très fort depuis Helen ne mène à rien, ne vaut rien,
l'expérience de ma vie sera perdue[44].
Il ne s'agit certainement pas ici de
se poser en modèle ou de présenter une expérience qui vaudrait pour tous et
dont il faudrait tirer des conclusions. Il y a ici un retournement saisissant
de la causalité qui traduit combien le Journal
devient davantage qu'un exercice d'écriture mais bel et bien un acte de vie.
Car enfin, l'on attendait normalement que ce fût le Journal qui se perdît si la vie ne valait rien. En inversant la
proposition, Roché fait du Journal
non le témoin de sa vie, mais sa vie elle-même. Il ne s'agit pas ici d'une
quelconque confusion, mais l'expression de ce qui s'impose à lui comme une
nécessité vitale. Le Journal, c'est
lui, comme Flaubert pouvait le dire de Madame
Bovary. En ce sens, il tient une place capitale dans sa vie. Mais il
devient alors davantage qu'un simple document sur sa vie. Il peut aussi être
une œuvre.
Il n'est jamais fait mention d'une
quelconque volonté de publication dans le Journal
lui-même. Roché pensait seulement en faire don à la Bibliothèque Nationale,
avec une interdiction de s'en servir pendant cinquante ans. Et ce don n'avait
d'autre but que de mettre à disposition des chercheurs et d'éventuels curieux
un témoignage sur les époques traversées, particulièrement la vie à
Montparnasse et ses amitiés avec les peintres. Nulle publicité sur soi, donc.
Et nulle intention de faire du Journal
autre chose qu'une œuvre intime. Mais l'on ne peut s'empêcher de se demander si
cette idée de publier ne lui a pas traversé l'esprit. Lorsqu'il lit le journal
de Denise en 1929, pendant que de son côté elle lit le sien, il manifeste un
tel enthousiasme qu'il veut en parler à tout le monde, surtout aux spécialistes
du genre :
Je
voudrais parler de son Journal à
André Gide[45].
Un an plus tard,
l'impression demeure toujours aussi vive :
J'aimerais que Colette et Gide en lisent
quelques pages[46].
Il envisagera ainsi la publication
de morceaux choisis du Journal de
Denise, introduits par une préface signée André Gide... Morceaux choisis car à
l'évidence, ne serait-ce que pour de simples problèmes d'édition, il n'est
guère envisageable de publier l'intégralité. Surtout si, lorsque Roché pense à
l'édition du journal de Denise, il a en tête celle de son propre Journal. Rien ne le laisse entendre.
Mais il n'est pas impossible que cette idée ait effleuré son esprit. Et que ce
qui vaut pour Denise vaille aussi pour lui. D'autant qu'à partir de 1934,
lorsqu'il relit son Journal, il
rédige des résumés, courtes notes en style télégraphique recensant ce qui lui
paraît les événements marquants de l'année. Et ces notules pourraient bien
laisser apparaître une intention autre qu'un simple résumé des faits. Il
pourrait s'agir aussi d'une première sélection en vue de publication. Ce désir,
s'il a bien existé, reste enfoui. C'est par l'écriture romanesque que Roché
rendra publique sa vie, une partie de sa vie.
Le Journal n'a pas non plus été détruit par sa femme, après sa mort.
Il s'en est fallu de peu, semble-t-il[47].
Denise finit par en donner un exemplaire à François Truffaut qui en fit faire
une copie dactylographiée. Et Carlton Lake, qui connut Roché dès 1953, à la
sortie de Jules et Jim, acheta tous
ses manuscrits pour l'Université d'Austin. Fut ainsi sauvé un des plus
étonnants documents de l'époque, à la fois journal quotidien et vivant essai
sur l'amour, plein du potentiel d’une œuvre à écrire.
[1] Manuscrit, déposé au HRHRC. L’orthographe a été respectée.
[2] Cette distinction nous oblige à utiliser une terminologie différente selon les états du texte, Roché, lui, employant indifféremment journal, carnets, agenda... Les carnets désigneront donc les agendas sur lesquels Roché prend ses notes; le Journal désignera le texte rédigé d’après ces carnets. Reconnaissons que cette terminologie n’est pas celle choisie par les éditions Dimanche. Elles ont été confrontées au même problème : carnets, journal, et même Date Books... Elles ont choisi de nommer la réécriture Carnets, mais indiquent aussi qu’elles ont intégré un « petit carnet rouge », qui lui est l’agenda, et donc un ensemble de notes peu ou pas rédigées. Lorsque nous utiliserons cette édition, nous l’appellerons Carnets.
[3] Carnets, cité en note dans l'édition d'André Dimanche, page 47. On peut multiplier les exemples.
[4] Ibid., même page.
[5] Autant que nous avons pu le vérifier au HRHRC.
[6] Le « tapuscrit Truffaut » est aussi déposé au HRHRC.
[7] Jean Rousset, Le lecteur intime, Corti 1986.
[8] Carnets, op.cit. en date du 30 Octobre 1920.
[9] Ibid., en date du 21 juin 1921.
[10] Ibid., en date du 19 juillet 1921.
[11] Le journal de Denise n’est pas conservé au HRHRC.
[12] Jules et Jim, page 164, édition Folio.
[13] Journal, inédit, en date du 29 août 1922.
[14] Peter Boerner, « La place du Journal dans la Littérature Moderne », in Le Journal Intime et ses Formes Littéraires, Actes du Colloque de Septembre 1975, textes réunis par V. De Litto, Droz, 1978.
[15] Philippe Lejeune, Le Moi des Jeunes Filles, Seuil, 1993.
[16] Béatrice Didier, « Pour une sociologie du Journal Intime », in Le Journal Intime et ses Formes Littéraires,op.cit.
[17] Toutes sont citées à la date du 13 décembre 1923 du Journal.
[18] Journal, en date du 19 octobre 1922.
[19] Ce n'est évidemment pas, même si cela reste la perspective pour la majeure partie des journaux intimes, une règle sans exception.
[20] Communication orale d'Helen Hessel, citée par Karin Ferroud dans sa thèse: Franz Hessel, une vie d'écriture,op.cit.
[21] Carnets,op.cit., page XXXVI.
[22] Ibid., citations choisies parmi celles que l'on trouve dans les mois de septembre et octobre 1920.
[23] Journal, inédit, en date du 22 septembre 1922. On peut y voir des réminiscences de l’anglais.
[24] Michel Leiris, Journal 1922.1989, Gallimard, 1991.
[25] Journal, inédit, en date du mois de mars 1929.
[26] Ibid., en date du 30 décembre 1922.
[27] Ibid., en date du 25 décembre 1931.
[28] Carnets, en date du 1er octobre 1920.
[29] Ibid., en date du 10 décembre 1921.
[30] Journal, inédit, en date du 28 mai 1923.
[31] Ibid., en juillet 1932.
[32] Ibid., le 9 décembre 1930.
[33] Ibid., en date du 16 juillet 1923.
[34] Ibid., en date du 22 avril 1945.
[35] Ibid., en date du 30 avril 1945, souligné par l’auteur.
[36] Béatrice Didier, op. cit, page 263.
[37] Ibid., page 267.
[38] Carnets, op.cit. en date du 11 septembre 1921.
[39] Journal, inédit, en date du 14 décembre 1923.
[40] Lettre d'Henri-Pierre Roché à Marie Laurencin, inédite, datée du 23 juillet 1949.
[41] Journal, inédit, en date du 16 décembre 1923, souligné dans le texte.
[42] Ibid., en date du 14 décembre 1923, souligné dans le texte.
[43] Ibid., en octobre 1942. Dans un mélange d'allemand fautif et d'anglais: « afin que Jean-Claude n'ait pas connaissance de nos difficultés ».
[44] Carnets, op.cit, en date du 28 septembre 1921.
[45] Journal, inédit en date du 26 août 1929.
[46] Ibid., en date du 17 août 1930.
[47] C'est ce que confirme aujourd'hui M Jean C. Roché, dans une conversation privée.