L’histoire qui réunit Pierre, Helen et Franz est
extraordinaire en elle-même, par son anticonformisme, son intensité, sa
violence, son amour. Elle ne demandait qu'à être écrite. L’idée de l’écrire
cette histoire est d’ailleurs immédiatement présente. L'histoire du roman se
décompose, en fait, en deux temps. Au moment de leur amour, Roché a déjà dans
l'esprit de faire un livre de cette relation. Mais il faudra attendre beaucoup
plus longtemps pour que l'œuvre voie le jour.
Pierre retrouve Helen à Hohenschäftlarn le 10 août 1920.
Ils ont leur première étreinte le 18, leur première nuit le 19. Le 20, Roché
est à Munich, chez Bobann, la soeur d'Helen. Ils échangent des caresses très
intimes.
Les dates ont une importance primordiale dans l'histoire
de Jules et Jim comme dans la vie de
Roché en général. Ici elles montrent comment en quelques jours se noue une
situation amoureuse qui met en scène d'emblée quatre protagonistes : Franz
Hessel, sa femme Helen, la soeur de celle-ci Bobann et Pierre.
Le 25 septembre, le Journal d'Henri-Pierre Roché porte cette
mention :
Idée d'écrire en roman notre histoire à nous quatre : H. F. B. et moi en quadruple Tagebuch[1].
Six semaines après le début de son séjour, Pierre pense
déjà à une œuvre qui raconterait l'histoire qu'ils sont en train de vivre. Sans
doute peut-on dire que l'idée de l'œuvre à faire est concomitante à l'histoire
elle-même. Les personnes impliquées ne sont pas exhibitionnistes. Mais la
maison est pleine de gens qui écrivent : Franz dont c'est le métier,
Pierre qui vient de donner son Don Juan
à l'imprimeur, Helen dont l'activité scripturale est débordante. Pierre et
Franz tiennent chacun leur journal.
Mais, surtout, ils ont l'impression de vivre une histoire
extraordinaire. Le frère de Franz avait épousé Bobann, alors qu'Helen et lui
étaient déjà mariés. Mais le couple s'est rapidement dissous. Et lorsqu'Helen
s'éprend de Pierre, Franz, qu'elle a délaissé depuis fort longtemps déjà,
s'intéresse à Bobann - l'histoire n'aura pas grande suite. Exceptionnel est
aussi l'amour que vivent Helen et Roché, sous les yeux de Franz, avec sa
bénédiction : l'intensité physique de leurs étreintes ne peut se mesurer,
même pour Roché qui a pourtant une échelle de valeur sur la question. Il s'agit
de rendre par écrit, en faisant œuvre, cette situation, ce destin exceptionnel.
Et parce que la situation exclut la banalité, prend à revers la moralité et
fleure le scandale, il faut une forme radicalement nouvelle qui élimine la
convention bourgeoise de l'écriture linéaire et romanesque. Il faudra faire
œuvre à quatre en trouvant comment présenter quatre journaux intimes
simultanément. En multipliant les points de vue, non par un artifice
d'écrivain, mais en inscrivant le point de vue de chacun, en prenant en compte
chacun des quatre, alors s'écrira une œuvre d'une grande force tout entière
centrée sur la recherche de la vérité en amour.
Cette œuvre ne peut être que très particulière :
elle doit juxtaposer des écritures du moment, de la quotidienneté, s'interdit
une remise en ordre (et quel ordre ? sous quelle autorité ?), refuse
la «fictionalisation» de l'histoire. Elle doit se présenter davantage comme une
somme de faits et commentaires, écrits par chacun le jour où ils se sont
déroulés. C'est un récit - ou quatre récits ?- non fictionnel qui défie les lois du point de vue
et du temps.
Le projet ne connaît pas de suite. Très vite, Franz et
Bobann s’en retirent. Mais l’entreprise n’est pas morte : ce qui n’a pas
été fait à quatre peut l’être encore à deux.
Ce projet va connaître des évolutions. D'abord parce
qu'au moment où se vit cet amour, Helen ne tient pas son journal et que Roché
ne note que très succinctement (quelques mots, des abréviations) le contenu de
chaque journée. Le 10 octobre 1920, Roché fait le recensement pour Helen de
toutes les dates importantes de leur amour : elle a l’intention d’en faire
un livre. La nature du projet s'en trouve profondément modifiée puisqu'il ne
s'agit plus d'écriture quotidienne au sens propre. Le journal devient alors une
forme littéraire pour dire leur amour.
Roché va quitter l'Allemagne le 15 octobre et pas une
ligne n'aura été rédigée. L’idée de faire œuvre de leur vie demeure. En effet,
Pierre a demandé à Helen d'écrire son journal. Peut-on appeler
« journal », un texte écrit si longtemps après les faits ? Mais
Helen s'est mise à la tâche et couvre des pages de carnets qu'elle envoie
régulièrement à Paris. Et dès le mois de novembre, Pierre indique :
Le grand événement qui
domine ces quinze jours, c'est l'envoi par Helen de son premier cahier de l'histoire de
notre amour sous forme de Journal...
et elle m'annonce qu'elle en est au 4e [2].
Le texte est lancé et fait sur Roché une profonde
impression :
Qualité remarquable - franchise radicale - on voit son âme, son cœur, son orgueil bouger[3].
C’est à Shakespeare qu’il pense en lisant le texte
d’Helen, traversé par le souffle de la force qui la pousse, les notations et
les jugements définitifs, infirmés quelques pages plus loin. Il y a surtout une
Helen débordante d'énergie, de vie, exaltant les valeurs qui sont les siennes
de liberté et de franchise, d’exigence envers elle-même et envers les autres.
Il y a aussi en filigrane, dans son débordement même, ce qui pourrait vite se
transformer en drame.
L'écriture d'Helen est sans rapport avec celle de Roché.
Au style télégraphique, elle préfère une écriture ample, lyrique à l'image de
son exaltation amoureuse. Elle rédige en français, n'hésite cependant pas quand
un mot fait défaut à utiliser l'allemand ou l'anglais, ce qui donne une texture
très particulière à cet écrit et rappelle le label européen cher à Franz et
Pierre (à Hohenschäftlarn, tous trois s'amusaient à écrire des poèmes dans les
trois langues)
Et Helen dit tout. Tout ce qu'elle ressent, les petites
trahisons de Pierre, sa souffrance face à Bobann, son scepticisme sur cet
amant, belle mécanique amoureuse, prétentieux, obligé de faire, après l'amour,
le catalogue de ses conquêtes. Elle est d'une précision remarquable, technique
lorsqu'elle raconte sa visite chez le médecin avant de se faire avorter. Et
elle déploie sa séduction face aux hommes, transcrit les états dans lesquels
sombre Koch avec elle, par exemple. Elle a recours fréquemment au récit de ses
rêves ou de ses visions, qui éveille un souvenir, qui nourrit un fantasme. Elle
dit bien sûr aussi, et surtout, son amour pour Pierre, dès lors qu'ils s'aiment
véritablement. Pierre, dont le nom revient par exemple comme un refrain, une
scansion dans le Journal, comme un
cri d'amour, notamment le 3 septembre, jour où Pierre doit rentrer à
Hohenschäftlarn et où elle décide de faire une course en montagne. Cette
initiative, ne pas être là quand il revient de voyage, qu'elle prend contre lui
semble paradoxale tant elle est submergée par le flot d'un amour qu'elle ne
peut endiguer.
Elle dit aussi sa
tragédie :
J'aime mieux que n'importe qui d'autre. Je ne trouve jamais mon égal[4].
Et Helen dit tout aussi sur l'amour physique. Le détail
des caresses qu'elle fait à Koch, les injections contraceptives, ses retards de
règles. Roché, à la lecture de ses cahiers, note :
Elle dit tout, en clair français, ce que je note dans ce carnet par des abréviations.[5]
Et c'est vrai, il en donne l'exemple lui-même, qu'écrire:
« t.p.h. et spend » ne produit pas tout à fait le même effet
que :
Son sexe dans ma bouche.
C'est fort et grand. Ça me viole la bouche.(...)
Ses enfants qui coulent poussés (ausgestossen) comme en
soupirs, au fond de ma gorge, dans la chaleur,
dans le centre[6].
Le problème pour Roché est de pouvoir mettre face au
journal d’Helen un texte d'une intensité et d'une longueur égales. Imprimés, pour
la même période, du 27 juillet au 15 octobre 1920, le Journal de Roché comporte 68 pages, celui d'Helen 470. Roché a donc
un travail de réécriture à fournir. Ce qui devait être un collage de journaux
devient une entreprise plus complexe, qui le tétanise d'abord : il redoute
l'aventure, la reporte au lendemain, pense fréquemment à ce livre dont la forme
se complique. Il y a pourtant une contrainte temporelle : Helen et Pierre
ont décidé de ne pas se revoir tant que les Carnets
ne sont pas achevés, de crainte de ne pouvoir les écrire en vivant la suite de
l'histoire.
Le 5 décembre 1920, Roché indique qu'il a commencé le
livre et particulièrement ceci :
J'écris le récit de Luk
à Paris en 1913 - qui est le début de notre Livre.
Indication étonnante aussi car elle traduit un nouveau
glissement dans le projet. Helen ne fait pas débuter son Journal avant-guerre. Sans doute, ce n'est qu'une hypothèse, Roché
sent-il la nécessité d'ancrer leur récit dans l'histoire de leur vie et dès
lors d'inscrire celle-ci dans un cadre spatio-temporel repérable pour un
lecteur[7]. En tout cas, il s'agit bien
d'un « début », comme l'on dit du début et de la fin d'une histoire.
Tout en travaillant au Livre - c'est
ainsi qu'il appelle l’ensemble que doit constituer le Journal d’Helen et sa partie, intitulée le Diary - il se demande aussi s'il n'y introduirait pas des fragments
de Pariser Romanze[8]
, le livre qu'Hessel a
consacré à son premier séjour à Paris. L'œuvre n'est pas une autobiographie,
mais elle puise très largement, à l'exception de la fin, dans la propre vie de
Hessel. Et Lotte, c'est évidemment Helen.
L'idée de Roché d'utiliser des pages de Pariser Romanze permet de pallier
l'absence de Franz dans le projet du livre. Mais elle renforce bien évidemment
l'aspect fictionnel de celui-ci, introduisant un récit structuré, organisé,
construit non selon la chronologie quotidienne de la vie, mais selon la
chronologie propre au roman. Ce projet, on le voit, se heurte à de multiples
obstacles.
Roché persiste. Il ne part pas aux Etats-Unis, notamment
pour ne pas se disperser. Il remarque les différences et les similitudes,
souffre des attaques parfois violentes dont il est l'objet, mais pense que
c'est précisément ce qui fera l'intérêt du livre. Il poursuit donc la rédaction
du Diary. Celui-ci se présente, comme
son nom l'indique et en conformité avec le projet initial, comme un journal.
Sous chaque date, les événements relatifs à Pierre, Franz ou Helen. Il débute à
la date du 18 janvier 1913, lors du retour de Franz, arrivant de Berlin. Il
s'achève le 3 septembre 1920, soit un mois et demi avant le départ de Roché
pour Paris.
La méthode de travail employée par Roché est très simple.
Il a repris ses carnets (c'est d'ailleurs ainsi que, bizarrement, Roché
commence le Diary: « Je consulte
mon bref Journal de 1913. Je
trouve : Franz rentré de Berlin le 18 Janvier »[9]). Il a sélectionné tout ce
qui intéressait leur histoire, supprimant tout ce qui n'est pas directement en
rapport avec elle, comme ses activités professionnelles, ses expériences
amoureuses, ses voyages... La sélection faite, il procède, comme Balzac
pourrait-on dire, par le développement de ce qui est noté dans son Journal et par ajout de menus épisodes
qu'il n'avait pas jugé bon de consigner et de divers commentaires. Celui-ci par
exemple sur Helen :
C'est une metteuse en scène incomparable. Sa franchise est en or, son libre-parler est superbe. Mais elle sait tricher et bluffer ! de bonne foi. Son expérience est réelle. Que je sois sur mes gardes, qu'elle ne m'ait pas trop vite[10].
Cette remarque n'apparaît pas dans le Journal à cette date-là, ni à aucune
autre d'ailleurs.
Ce 17 août donne bien la manière de procéder qui est à
l'œuvre dans l'écriture du Diary.
Cette date n'occupe qu'une page du Journal,
dix dans le Diary. C'est notamment le
premier face à face entre Helen et Pierre, au cours de la promenade nocturne.
La longue conversation de cette nuit est abrégée à l'extrême dans le Journal, et se trouve ici
considérablement augmentée du fait de la rédaction et du compte rendu du
contenu des discussions - c’est le cas notamment du récit de la vie d'Helen
pendant la guerre et de la naissance de ses deux fils.
Le même jour occupe dans le Journal d'Helen trois pages. Il est probable, compte tenu des
indications du Journal de Roché, que
celui-ci ait sous les yeux le texte d'Helen quand il écrit son Diary. Celui d'Helen commence par les
faits et gestes quotidiens, sans rapport avec eux : une visite, un jeu, la
lecture de Lénine dans le jardin. Hessel et Pierre se promènent ensemble
l'après-midi, elle s'occupe de ses enfants, puis reçoit la visite de Stern, un
ami de la famille et organise de nouveaux jeux avec les enfants. Au dîner, elle
annonce qu'elle va se promener avec Roché. L'essentiel de la conversation de la
promenade sera la même que dans le Diary :
sa vie puis celle de Roché. Notons toutefois que sa vie est centrée sur ses
enfants - c'est la mère qui apparaît ici - alors que Roché, lui, développe
minutieusement toutes les phases du mariage, du voyage de noces, de la
guerre...S’exprime ici l'ami de Franz, qui veut comprendre son échec, et
l’homme curieux d'Helen, travaillé aussi par ce qu'elle dit de ses amants. Il
est frappant de voir comment Roché a supprimé le reste de la journée du Diary : plus de lettres écrites,
plus de promenade avec Franz, plus de jeux avec les enfants : seule la
longue promenade nocturne compte. C'est donc le point de vue qui nourrit les
différences entre les textes : quelques traces pour le Journal; un développement de la journée
qui met en scène Helen dans son rôle de mère pour le Journal d'Helen; un long récit rétrospectif qui fait le bilan d'une
expérience, discrédite le mari, permet peut-être une nouvelle expérience
amoureuse dans le Diary. C'est
peut-être aussi parce que Roché travaille avec le Journal d'Helen et le sien : Helen doit faire un effort pour
se souvenir, Roché, lui, a les dates. Dès lors c'est autre chose qui le
préoccupe : la lisibilité du Livre. Car si celui-ci doit être d'un genre
tout à fait nouveau, il n'en doit pas moins rester lisible. Et en même temps
qu'il amplifie considérablement certains passages, il opère un premier
"toilettage" en éliminant tout ce qui ne paraît pas se raccrocher à
l'histoire qu'il veut raconter - exit les jeux d'enfants, Stern et la promenade
avec Franz.
Les perspectives ne s'accordent donc pas toujours.
Peut-être est-ce d'ailleurs ce qui était intéressant comme l'espère encore
Roché. Mais l'écriture du Diary est
interrompue bien avant la date du 15 octobre 1920. Et la règle, qu’ils ont
eux-mêmes édictée, de ne pas se revoir avant la fin de leur rédaction est vite
enfreinte.
Roché interrompt l’écriture du Diary à la date du 3 septembre 1920. Il n’en est plus question dans
le Journal, ni ailleurs, et la
rédaction d’une œuvre polyphonique semble abandonnée. Rien n’indique quelle
circonstance vient empêcher la réalisation du projet, mais il est évident que
la multiplicité des activités de l’un et de l’autre ne favorise guère l’exigence
et la rigueur que commande cette entreprise. Roché s’active à gagner de
l’argent, doit retravailler la Tunique
Jaune, s’interroge sur une nouvelle qui viendrait clore son recueil : Don Juan et Helen. Helen écrit des
articles pour le Tagebuch, se lance,
on l’a vu, dans un nouveau De l’Amour,
tente un roman sur Koch...
Ils n’ont pu tenir leur promesse de rester éloignés l’un
de l’autre tant que le Livre ne
serait pas fait. Et dès lors qu’ils se retrouvent, c’est la vie qui l’emporte
sur le Livre. Celui-ci n’est plus
qu’une idée, une des multiples réalisations possibles. Cette idée se heurte à
un problème d’écriture réelle, que ni l’un ni l’autre ne sait résoudre :
comment faire le récit d’une histoire inachevée, dont le terme n’est pas
fixé ? Le statut d’un tel texte est à inventer. Ils choisissent de ne pas
consacrer de temps à un tel problème. Car ne pas traiter les textes jusqu’alors
produits, les laisser tels quels conduit à produire une œuvre à la limite de la
lisibilité : trop d’implicite empêche un lecteur quelconque de comprendre
la plupart des passages, dès lors qu’il ne connaît pas les codes utilisés.
Roché lui-même est victime d’une lecture trop naïve du Journal d’Helen, à propos de sa rencontre avec Ulhe, le 14 octobre
1920. La réception d’un tel écrit, qui cherche à inventer un nouveau discours
amoureux pour dire le nouvel ordre amoureux qu’ils souhaitent vivre, est
problématique.
S’il est mis fin à cette tentative, le projet, écrire
l’éternité d’un instant de leur amour, demeure. Helen réunit les différentes
dates pour écrire un livre. Roché préfère une pièce de théâtre : Eve et Florent, pour laquelle il imagine
une scène divisée en trois. Il n’existe qu’un court dialogue mettant face à
face Eve et Florent, correspondant à la longue nuit où Helen et Pierre se font
le récit de leur vie. L’on voit aussi, sur ce brouillon, Roché hésiter entre
une pièce à deux protagonistes et une pièce mettant en scène tous les
personnages de l’histoire. Mais ce début n’a pas de suite.
L'urgence qu'il y avait à écrire cette histoire, à la
rédiger en direct, pourrait-on dire, cette urgence s'émousse à mesure que les
crises apparaissent et minent les relations. Sans doute Helen et Pierre
sont-ils conscients de l'intérêt qu'une telle œuvre pourrait avoir. Sans doute
aussi leur difficulté à régler leurs comptes se dispense facilement du passage
par l'écrit, qui plus est un écrit destiné au public. Pour que cette histoire
naisse sous une plume, il faut un événement qui à la fois lui donne une unité
et la dote d'un sens. Cet événement, c'est la mort de Franz. Roché ne l'a plus
revu, pas plus qu'Helen, depuis la crise finale de juillet 1933, c'est-à-dire
depuis plus de sept ans.
Compte tenu des circonstances, la guerre, l’occupation,
la mort de Hessel des suites de son internement au camp des Milles, il aurait
pu écrire un roman inscrit dans cette douloureuse histoire : rendre
hommage à Hessel, c'était aussi une façon de dire la honte que représentait sa
mort. Ecrire son intelligence, son savoir-vivre et sa culture, ce pouvait être
aussi dénoncer la barbarie de l’Allemagne nazie, l'horreur de l'Etat de Vichy.
Il n'en est rien. Le roman de Roché ne porte aucune mention de cet aspect. Il
s'agit de faire une œuvre qui soit inscrite dans un espace et un temps
délimités et de raconter simplement les faits de leur vie commune, l'histoire
de leur amitié. La mort de Franz Hessel change désormais la nature du
projet : non seulement elle relance l'urgence de celui-ci, mais elle lui
donne de surcroît un aboutissement, une fin. Roché peut donc désormais en parler
au passé. Ce qu'il fait sans tarder, se lançant dans l'écriture de ce qui
deviendra son premier roman.
Le projet initial était d’écrire l’aventure qui
réunissait Franz, Helen, Bobann et lui-même. C'est donc tout naturellement que
le Journal d'Helen débutait en 1920
et que le Diary de Roché s'ouvrait en
1913. La mort de Franz bouleverse tout. Dès qu'il entreprend d'écrire, il
précise la nature de son projet : il s'agit d'une Amitié - tel est le nom du premier texte de souvenirs qu'il
rédige - et non d'une aventure. Aussi cherche-t-il à tout prix à éviter le
piège que représente Helen :
Je commence passionnément une histoire de mon amitié avec Franz. Je dois éviter d'en faire un roman d’Helen ce qui sera un livre en soi plus tard.[11]
Ce texte de six pages est rédigé à Beauvallon et est daté
du 15 décembre 1942. On sent dans le Journal,
tout au long des vingt mois qui séparent le moment où il apprend la mort de
Franz et celui où il entreprend d’écrire, combien la présence de cet ami est
grande dans les pensées de Roché. Interrogations sur ce qu’ils seraient
devenus, souvenirs de leurs conversations, sens à donner à leur histoire, il
n’est guère de journées où le nom de Franz ne vienne trouver place dans le Journal. Lorsque Roché commence sa
rédaction, il n’a ni ses petits carnets ni le Journal avec lui, mais sa mémoire a déjà beaucoup travaillé. Les
premiers mots du texte Une Amitié
disent bien son dessein :
J’ai appris sa mort il y a
six mois - Je ne l’avais pas vu depuis dix ans. Pendant ce temps j’avais caressé
l’espoir de reprendre notre grande conversation qui avait duré de
1905 à 1933, avec de grandes interruptions et les événements qui suivirent
(dont la guerre de 14 car
il était Allemand) nous séparèrent durement. [ Nous avions une
confiance illimitée
entre nous, et ] il était par-dessus tout convenu que nous fumerions
ensemble les pipes de la vieillesse[12].
Tels sont les enjeux de ce texte : rendre compte de
cette amitié qui résiste à tous les aléas du siècle, qui se nourrit d’une belle
conversation. Se lit ici la véritable nature de cette amitié
indéfectible : la confiance illimitée s’entend bien comme la confiance de
l’un en l’autre. Elle dit aussi la confiance en ce couple qu’ils forment tous
deux et qui résiste à l’épreuve du temps. Il y a dans la volonté de se
retrouver pour finir leur vie l’idée de la fin d’une entreprise unique et
étrange. Leurs conversations restent leur grand-œuvre. Et il est bien
remarquable que ce préambule élimine Helen d’emblée. Non qu’elle puisse être
absente du récit. Mais elle ne peut en être le sujet.
Les six pages se composent essentiellement de courtes
notes narrant des épisodes de leur amitié, dans un ordre à peu près
chronologique. Cette chronologie s’étend de 1905 à 1943, 1905 étant indiqué
fautivement, et 1943 correspondant au moment où Roché écrit ces notes ou, plus
certainement, les relit. Elle s’ouvre avec le bal des Quat’z-arts, et s’achève
au moment où Roché apprend la nouvelle de la mort de Hessel et entreprend de
rédiger ses souvenirs. L’on retrouve la quasi totalité des épisodes qui
composeront Jules et Jim. En ce sens,
Une Amitié est le plan de Jules et Jim. Les premières indications
( « Closerie des Lilas, Versailles, visites de sa mère, dessin de Maya,
mon premier séjour avec lui à Munich... ») montrent Franz se familiariser
avec la vie parisienne et faire connaissance avec Pierre. Nous retrouvons là
Maho-Marie Laurencin, Wiesel et la Comtesse, le Chieng... les voyages et la
chasse aux corbeaux. L’arrivée d’Helen perturbe quelque peu l’agencement
initial puisque dès lors, Une Amitié
note davantage les péripéties de la relation entre Helen et Pierre que l’amitié
des deux hommes. Mais là encore, on trouve les épisodes qui seront développés
dans Jules et Jim, et la fin telle
qu’elle s’est effectivement passée : la rupture de 1933 et le silence qui
a suivi. Les notes sont saturées par la présence d’Helen, qui par contraste,
souligne la disparition de Franz. Roché s’en rend compte et note ainsi :
Bien tout écrire en fonction
de Fr - Faire un autre livre pour H[13].
et plus loin encore :
Suivre Franz dans
tout cela[14].
Helen envahit tout et Roché ne sait comment s’y prendre
pour ne pas faire une seule histoire de ces deux rencontres. On le voit
hésitant sur le système d’énonciation à mettre en place : les notes sont
rédigées au « Je », les personnes y sont désignées sous leur nom
réel. Les pages 1 et 2 le montrent à la recherche d’une identité propre au
roman pour les personnages principaux : « Benoît et François, Paul et
Jean, François et Jim, Jim et Joë, François et Jean, Jules et Joë, Jules et
Jim ». Pour Helen, on trouve « Margot, Margotte, Kathie, Lotte,
Hilde, Héloïse, Armande, Sylvia, Benoîte ». Une Amitié est donc plus qu’une simple juxtaposition de souvenirs.
Ce texte contient déjà la promesse d’un roman. Et d’ailleurs Roché se donne des
consignes, indique quelle direction il veut prendre :
Pas de Tagebuch : synthèse essentielle : Franz - notre amitié[15].
L’histoire sous forme de Diary a donc vécu. Il n’est pas question de retravailler un texte
déjà partiellement écrit, il faut entreprendre un nouvel écrit. Et celui-ci n’a
pas à développer artificiellement des situations vécues. Il faut au contraire
faire preuve de concision, de concentration et « styliser à la
Brancusi », c’est-à-dire :
Effacer les contours - Sculpture de notre amitié- Tout subordonner à elle - simplifier masses - pas s’emballer : contraire de Don Juan[16].
Cet effet de concentration doit se conjuguer à une
volonté de dire toute l’histoire. Réduire le plus possible, mais tout donner à
lire.
La principale interrogation de Roché porte sur la
nécessité ou non de travestir la réalité. Faut-il, comme il le note à la page
3, « tout démarquer : noms, lieux, pays », cette transposition
permettant une franchise totale ? Ou bien faut-il « risquer comme A.
Gide ? » comme il le suggère à la page 6 ? Une Amitié ne répond pas à ce problème. En revanche, il indique
bien quelles sont les intentions stylistiques de Roché quant au roman à
venir :
Faire un « Franz
et Jean » - pas de « Je » - plus facile à styliser ?
-Des situations comme
dans « des Souris et des Hommes » simples, avec quelques gestes,
sans aucune
psychologie exprimée- Un récit objectif des 2 - Aussi qq. souvenirs
typiques
de mon enfance. Présenter la vie des 2 par qq points sensibles,
avant de les
faire se rencontrer [ils
ont faim d’amitié et d’amour] - Eviter tout sentimental
direct.exprimé - User de peu d’adjectifs[17].
Le récit devra être celui de l’amitié entre Franz et
Pierre, le reste devant lui être inféodé. Il reprendra l’essentiel de la vie
commune des deux hommes sous forme de courts épisodes, de saynètes. Le style
sera tendu par cette volonté de ne rapporter que des faits, sans jamais les
commenter. L’auteur se fera oublier en n’intervenant pas, en disparaissant
même, évitant la confusion toujours à l’œuvre entre auteur et narrateur. Tout
n’est pas réglé dans ces quelques notes, mais on voit bien quelle volonté anime
Roché et quel livre il veut faire. Et pour la première fois depuis Don Juan, et pour la première fois pour
un projet d’une telle ampleur, ce plan n’est pas un plan de plus, une intention
supplémentaire : l’œuvre va voir le jour. Et elle respectera pour partie
les desseins affirmés de Roché.
Roché écrit enfin réellement son roman. Et le 4 août
1943, il note dans son Journal, alors
qu'il séjourne à la Bastidette :
J'écris décidément Jules et Jim.
La première mouture de l'œuvre est écrite très
rapidement. Le lundi 15 septembre 1943, il annonce la fin de son roman,
« 200 grandes pages en 40 jours ». Et l'on pourrait croire que cette
rapidité vient de ce que Roché n'invente pas et que toute la matière est
contenue dans son Journal. Il n'en
est rien : celui qui thésaurise les informations de sa vie en pensant s'en
servir un jour pour écrire une œuvre rédige celle-ci sans son aide précieuse.
Le voici en train d'écrire l'épisode de sa vie sans doute le plus important,
sans avoir le matériau adéquat, qu'il s'applique pourtant depuis si longtemps à
conserver. Jules et Jim s'écrit de
mémoire. Cela n'empêche pas une très grande fidélité à sa vie, à leur vie.
Roché a écrit rapidement son roman, mais ne peut être
satisfait de ce premier jet. Il lui faut désormais le polir, l’épurer,
c’est-à-dire travailler à sa plus grande simplicité, loin de la préciosité qui
pouvait nuire à Don Juan. Et son
activité est bien celle-là : reprendre, réécrire jusqu’à parvenir à la
concentration maximale, jusqu’à une certaine sécheresse qui tend le roman,
comme se bande un arc.
Roché a résolu immédiatement la plupart des problèmes qui
apparaissaient dans Une Amitié :
le roman supprime le « Je », s’écrit à la troisième personne, fixe
comme objectif de dire l’amitié entre deux hommes, d’où le choix du titre,
travestit partiellement la vérité historique par le jeu des noms des
personnages : la transformation est suffisamment peu efficace pour que les
proches ne manquent pas d’y reconnaître l’histoire d’Helen et Pierre.
Les détails intimes abondent
dans le roman, là où il n'était peut-être pas nécessaire de les donner. Entre
plusieurs, choisissons celui-ci : Mno est la maîtresse de Roché depuis
dix-sept ans, ce qui ne manque pas de créer des habitudes. Celle des surnoms,
des petits noms affectueux, qui restent entre amants, qui ne se donnent pas en
public. Or Roché fait donner à Jim exactement les mêmes surnoms à Gilberte que
ceux dont il affuble Mno : Honnêteté
et Modération[18]!
Exemple parmi tant
d'autres, il illustre la volonté de l'auteur d'inscrire Jules et Jim dans la vérité intime de sa propre vie, avec le souci
de la précision personnelle, des petits faits vrais.
Le nom des personnages ne fait pas non plus écran. Jules est par exemple le titre du
premier texte que publie Roché dans la revue L'Ermitage. Jim est un surnom que donne parfois Helen à Roché. Et
Kathe est le deuxième prénom d'Helen. Peu de mystère...
Mais surtout, l'histoire de Kathe, de Franz et de Pierre
est publique - ou presque. La publicité de celle-ci leur vaut quelques déboires
à Hohenschäftlarn, dans le village où les bruits courent : ils ne se
cachent pour ainsi dire pas. Et quand ils reçoivent leurs amis, ils ne
déguisent pas leurs sentiments. Toute la famille Grund est au courant,
peut-être même le père que Roché rencontre à Berlin. Les deux sœurs évidemment,
Bobann et Ilse. Mais en France aussi, l'affaire est connue : Clara, la
mère de Roché porte des jugements parfois sévères sur Helen et le fils
envisagé. Duchamp, qui sera très lié à Helen plus tard, Brancusi, Man Ray qui
développe les photos, Picasso qui se souvient même de la couleur de sa robe
lors de sa première visite dans son atelier avant-guerre, sauront le détail de
leur relation. Marie Laurencin aussi, qui lors de la parution de Jules et Jim écrit ce mot à Roché :
Cher Pierre
Merci pour Jules et Jim. Que de souvenirs et quelle
ressemblance!
Je me souviens du plongeon dans la Seine[19].
Même si près de vingt ans (et pour le saut dans la Seine,
il faut compter quarante années) séparent les faits et la publication du livre,
on se souvient et on reconnaît, les faits se laissant facilement décrypter.
L'on craint même, et c'est, dit-on, l'une des raisons qui justifient le retard
d'une publication dont le principe est acquis depuis 1946, comme l'atteste une
lettre de Jean Paulhan à Roché, datée du 22 février 1946, l'on craint peut-être
des difficultés d'ordre juridique de la part d'Helen, bien qu'elle vive alors
en Californie.
L'un des manuscrits de Jules et Jim est signé : Pierre Malémont. En définitive, Roché
signe de son nom : le recours à un nom d'emprunt ne peut guère tromper le
public, au moins celui qui le connaît, qui a vécu cette époque. Et il y a chez
Roché cette volonté d'être reconnu sous les traits de Jim. Il pense un moment
(fin 1944) transposer toute l'action au Chili et rendre Helen méconnaissable
sous les traits de Kathe. Cela s'avère tout simplement impossible, et c'est
bien leur histoire qu'il transcrit.
Mais la modification est toutefois suffisamment
conséquente pour qu’on ne cherche pas à retrouver ce qui appartient à l’auteur,
si l’on n’est pas un de ses proches : l’histoire se donne à lire comme une
fiction.
En 1944, au moment où son programme de travail concerne
la correction de son manuscrit, Roché précise d’ailleurs que ces questions sont
accessoires pour lui :
De toutes façons, le
roman m’a été une libération et clôt une période[20].
C’est que l’écriture de Jules et Jim ne poursuit pas que des desseins littéraires. Il se
joue autour de ce récit bien davantage, « une libération », pour
Roché.
Il était nécessaire pour rendre hommage à Hessel.
Nécessaire pour procéder à un travail de deuil. Ce qu'imaginait Pierre - et
Franz peut-être, au moins Roché le rapporte-t-il - c'est que, prise dans
l'excès de ses actions, Helen mourrait la première. La vie et l'histoire en
décident autrement, et plus jamais Pierre n'aura de conversation, ne pourra
reprendre sa conversation avec Franz. Seule la mort pouvait y mettre un
terme : elle est venue. Il faut maintenant à Roché donner corps à ses
souvenirs et mettre à distance la figure du disparu : sous peine d'être
envahi par lui, il faut lui donner une existence chimérique sur laquelle
s'effectue le travail de deuil. L'écriture est une des manières de procéder à
cette distanciation : Roché le sait, qui a découvert Freud, grâce à Franz,
avant que celui-là ne soit traduit en français. De plus Denise s'est fait
soigner pour dépression en 1928 et 1929, par le docteur Wallon. Et la thérapie
prescrite par Wallon est précisément d'écrire.
En écrivant et en rendant public, Roché répond à une
double exigence, comme l'explique Tzvetan Todorov :
D'une part, comme dans
le travail d'analyse ou de deuil, je désamorce la douleur
causée par le souvenir
en le domestiquant et en le marginalisant; mais d'autre part - et
c'est en cela que notre conduite cesse d'être
purement privée et entre dans la sphère
publique -, j'ouvre ce
souvenir à l'analogie et à la généralisation, j'en fais un exemplum
et j'en tire une leçon[21].
à quoi Roché répondait par
anticipation :
Dire : « l’aventure
complète, pas pour avoir raison, mais pour instruire autrui. Ça
n’évite rien à personne,
mais ça aide à comprendre le flux de la vie et des erreurs que
l’on a faites[22] ».
avant
d’ajouter un peu plus tard :
Quelle douleur, quelles douleurs méritées je revis. Que ce livre puisse servir à d'autres[23]!
Face à la mort, à cette mort, seule l'écriture, pour
Roché, semble permettre le travail
de deuil. Et de faire de cet
événement particulier un exemplum :
non seulement trouver la bonne distance du souvenir, mais donner à cette
histoire un aspect général, universel, la sortant de la sphère privée, celle de
l'événement individuel et particulier, pour le domaine public, la parant, sous
son air spécifique, des attributs de l'universel. Et c'est peut-être
précisément là, dans cette intention de donner l'histoire à lire au public, que
naît le roman autobiographique. Cette appellation n'a guère de sens que dans
l'oxymore qu'elle représente. Jules et
Jim se nourrit en permanence et de façon évidente, dès lors que l'on
connaît Roché, de la substance de sa vie. Nous pouvons répéter que c'est la
mort de Hessel qui explique la rédaction d'un récit pourtant prévu de longue
date. Et précisément, cette mort n'est pas rapportée ! Sans doute ne
s'imposait-elle pas au roman. En tout cas, l'absence de cette mort traduit
justement l'écart entre l'autobiographie et le roman. Dans Jules et Jim, Roché raconte son histoire, mais en même temps il fabrique une histoire et fait donc œuvre
de romancier. Il opère des choix, transforme, supprime en fonction d'une
esthétique. Il écrit. Et cette écriture donne vie à un roman qui doit se
suffire à lui-même, exister par lui-même. Le travail du romancier n’est
conséquent que lorsque le livre vole de ses propres ailes en direction du lecteur.
Malgré le matériau autobiographique, Jules et Jim se donne à lire comme une fiction, et ce dès la
première ligne du roman :
C'était vers 1907[24].
L'incertitude quant à la date vaut à elle seule introduction dans l'univers du roman. L'autobiographe, précis dans sa chronologie quand il le peut, souligne d'une façon ou d'une autre la difficulté qu'il peut rencontrer parfois à dater un événement. Ici rien de tel : l'incertitude est clef d'entrée dans la fiction, et l'auteur n'a de compte à rendre à personne, pas au lecteur en tout cas, n'ayant signé aucun pacte, d'aucune sorte. Cette première phrase est d'autant plus remarquable que non seulement elle manque singulièrement de précision mais qu’elle est fausse : c'est en 1906 que les deux hommes se sont rencontrés. Le Journal de Roché ne porte pas trace de cette première rencontre, ne mentionnant Franz, sous le pseudonyme de Glob, que le 10 novembre 1906. Mais Karin Ferroud montre bien, notamment à partir des récits des écrivains allemands qui vivent à Paris à l'époque ( notamment Oscar Schmitz, dans Dämon Welt ) qu'ils ont participé ensemble au Bal des Quat’z-Arts, le 19 mai 1906. Et au plus tard à l'automne de cette année-là, les deux hommes se voient quotidiennement[25].
Les quatre premiers mots introduisent donc directement
dans l'univers de la fiction. Certes Roché n’a pas ses carnets au moment où il
rédige la première version de Jules et
Jim. Mais entre celle-ci et 1953, date de la parution du livre, il les a
récupérés et pourrait, si telle était son intention, corriger cette
incertitude. Il n’en est rien. Il est nécessaire d’introduire un temps, une
époque qui bien que renvoyant à la réalité ne lui appartiennent déjà plus tout
à fait. Les mots suivants achèvent le franchissement de ce seuil. Ils
présentent Jules et Jim et un système
d'énonciation, tout entier centré sur les personnages dont le narrateur n'est
pas : le récit est rédigé à la troisième personne et ne souscrit donc pas
à la principale règle de l’autobiographie. Michel Butor en montre l'importance :
Lorsqu'on en reste à un
récit entièrement à la troisième personne, la distance entre les
événements rapportés et
le moment où on les rapporte n'intervient évidemment pas.
C'est un récit
stabilisé, qui ne changera plus substantiellement, quel que soit celui qui
vous le raconte, et le moment[26].
L'emploi de la troisième personne comme celui du
temps du récit, le passé simple, font entrer les lecteurs dans une œuvre de
fiction, même si le narrateur ne développe, le plus souvent, qu'un seul point
de vue. Dès lors ce qui s'impose, ce n'est pas de donner à reconnaître, mais
c'est de faire vivre son récit. Et pour cela Roché décide de composer un roman
de personnages, de personnages forts.
Roman d'amour mais peut-être surtout roman de séduction, Jules et Jim offre une collection de
personnages féminins, objets de conquête. Toutes les femmes de la première
partie, dans leur diversité et leur singularité, brossent un portrait de ce
qu'est la femme, qui s'incarnera en Kathe.
Le premier chapitre, rencontre de Jules et de Jim, est
déjà consacré aux femmes : l'on y apprend que Jim en a plusieurs, que
Jules n'en a pas; que Jim tente de servir d'intermédiaire sans succès et que
Jules fréquente des prostituées sans plaisir et contre l'avis de son ami. Le
roman pénètre l'univers des femmes sous le couvert de l'anonymat de
celles-ci : pas un nom, pas une description, seulement le sexe. Cette
entrée en matière pose également d'emblée l'univers des deux hommes, le
démarque de celui des femmes, fait de celles-ci non des personnes à séduire
mais les objets d'une quête et d'une possession : l'utilisation du verbe
"avoir" dans
Jules n'avait pas de
femmes
ou
encore dans
Jim en avait plusieurs
(11)[27].
doit se comprendre
ainsi : Jules est maladroit et n'a donc pas de femmes. Jim est un Don Juan
et en "a" plusieurs, qu'il a donc possédées. Toutes les femmes se
ressemblent et seul le jugement que l'on porte en fonction de son habileté et du
résultat de la conquête permet de les singulariser.
Le trait serait trop forcé, caricatural et ne rendrait
pas exactement compte de la réalité si toutes les femmes se présentaient ainsi.
D'abord parce que certaines se différencient des autres, jouent un rôle plus
important et sont nommées. Ensuite, et peut-être surtout, parce que Jim comme
Jules - et derrière eux comment ne pas entendre la voix de Roché- s'intéressent
à elles avec rigueur (c'est le rôle des comparaisons qu'ils ne manquent pas de
faire) et avec délicatesse : s'ils collectionnent, principalement Jim, ce
n'est pas pour comptabiliser, mais pour découvrir. Car dans Jules et Jim, il y a des femmes à
séduire, d'autres à éviter. A éviter Lina, qui n'est pas un caractère, seulement
une enfant gâtée (16). A éviter Magda qui malgré l'éther et un lit partagé à
trois reste trop bourgeoise, trop convenue. A séduire, en revanche, Gertrude,
Lucie, Odile car elles ressortissent précisément, bien que très différentes, à
un même modèle : celui des femmes entières, qui s'imposent d'emblée et
dans leur totalité d'une manière ou d'une autre. Si chacune est nettement
individualisée, elles restent toutes trois marquées par des traits communs.
Elles sont belles et d'une beauté singulière, comme unique et pour cela
remarquée. Gertrude est une beauté grecque au corps d'athlète; Lucie au
contraire est fine et a une tête gothique; Odile est une beauté nordique,
blonde, grande, vive. Peu de descriptions physiques, quelques notations
seulement dans le texte qui dessinent, comme sait le faire Odile, en quelques
coups de crayon, la silhouette des personnages féminins, de telle sorte qu'on
veut aller à leur rencontre. Mais si elles sont belles, ce sont d'autres
caractéristiques qui les rendent remarquables. Leur histoire, à chacune, en a
fait des personnalités fortes et troublantes.
Gertrude est une noble en rupture de ban. Sa vie dans le
quartier artiste de Munich, son fils de quatre ans sans père déclaré, son
métier d'enlumineuse la placent à part. Sa marginalité la met en pleine
lumière. Son discours aussi : sa théorie du monde comme combat perdu
d'avance avec Dieu empêche Jim de dormir. Le contraste est saisissant avec
Lucie : celle-ci paraît tout au contraire pétrie d'ordre, de respect et de
convention. Cette fille de grande bourgeoisie passe ses vacances chez ses
parents où elle reçoit très officiellement ses amis à condition qu'ils logent à
l'auberge voisine : elle semble parée de tous les attributs de la jeune
fille respectable. Et c'est précisément cette image de respectabilité et sa
présence dans le quartier de Schwabing qui en font un personnage étonnant,
singulier. Et autant éclate la force de Gertrude ( qui dit son admiration pour
Napoléon ) autant apparaît la fragilité de Lucie doublée cependant d'une force
calme et tranquille. Elle sera et restera le personnage doué de raison qui
refuse les excès - et d'abord ceux de Jules - et qui cherche à organiser sa
vie.
Quant à Odile, c'est au contraire son mouvement qui
l'impose : ses apparitions, ses disparitions en font un personnage
étourdissant, tout comme la ronde de ses caprices, de ses amants, et des
bouteilles de lait. Elle est aussi celle qui joue, sa vie, ses amours, ses
biens. Elle n'hésite pas à se mettre en représentation : en public lors du
bal des Quat-z'arts, où elle s'exhibe nue sur la scène; en privé lorsqu'elle
prépare le feu de cheminée à l'hôtel. Elle est excessive (elle achète six
homards pour jouer avec) mais seulement dans ses actes : si elle tient
caché un flacon de vitriol pour se venger d'un homme ou si elle tente
d'empoisonner Jules et Jim car elle est "furiousse" contre eux, ses
excès ne sont que les marques de son instinct : Odile n'est pas cérébrale,
contrairement à Lucie.
Chacune des trois femmes qui construisent la première
partie du roman incarne, à sa manière,
une représentation de la séduction telle qu'elle opère chez Jim notamment.
Elles trouvent chacune un trait dans l'art de la Grèce que les deux hommes
visitent.
La
Victoire Aptère leur évoqua Lucie, une combattante sur un fronton, Gertrude,
une
danseuse sur un vase,
Odile (74).
Puis
plus loin, à propos d'églises romanes en Bourgogne :
La Lucie qu'ils y
évoquaient était plus ressemblante que celle de l'Acropole (78).
Ainsi Odile s'identifie au jeu, Gertrude à la force
physique, Lucie, sans ailes, à la constance et à la force de caractère, et
aussi à cet air recueilli et fragile que donnent les grandes forces
intérieures. Trois images et trois types d'inclination. Trois personnages
entiers, dont tous les signes dispensés par l'auteur conduisent à se faire une
représentation cohérente, entière, massive, pourrait-on dire, tissent un réseau
univoque. Si s'imposent une certaine diversité, un certain éclat, parfois
proche du fragment, ce n'est pas pour rendre compte des contradictions
inhérentes au genre humain, c'est pour marquer la dispersion de la vie de
bohème de l'Allemand et du Français. Ces trois femmes font davantage :
elles soulignent les contrastes entre les deux personnages masculins, elles indiquent
les zones d'ombre de leur vie - ainsi apprend-on que Jim a « une vie
sentimentale française »(77) - et elles offrent des possibles narratifs
pour la suite du roman : chacune d'elles est attachante pour une raison ou
pour une autre. Mais si elles affirment un « caractère », il manque à
celui-ci cet éclat qui enchaîne les hommes et peut les conduire à leur perte.
Elles demeurent au fond trop convenues, chacune dans le personnage et la
représentation qui est la sienne. C'est que dans la statuaire grecque qui
permet d'ordonner les conquêtes, il reste une
statue qui n'a pas trouvé, pas encore, son pendant humain.
Le journal intime de Kathe a été retrouvé et
paraîtra peut-être un jour (243).
La dernière phrase du roman, soulignée, indique à elle
seule combien Kathe est de fait le
sujet central du roman. L'artifice littéraire consistant à renvoyer le lecteur
à un autre récit - Kathe n'est qu'un personnage - réfléchit l'image qu'elle
occupe au cœur de Jules et Jim .
Certes elle n'apparaît qu'au tiers du roman. Son arrivée tardive - que François
Truffaut ne respecte pas dans son adaptation, voulant que Jeanne Moreau soit le
plus rapidement possible à l'écran - s'explique aisément, d'abord par la
nécessité pour Henri-Pierre Roché de présenter Jules et Jim in situ, dans leurs rapports avec les
femmes et dans leur amitié, et surtout, justement, de préparer l'arrivée de
Kathe. Celle-ci s'apparente à la synthèse réussie des femmes déjà rencontrées.
Et dès lors qu'elle est introduite dans le récit, elle l'envahit entièrement :
pas une page où elle ne soit présente, même lorsqu'elle est loin de Jim. Kathe
devient alors la clef de voûte du roman et celle qui scelle le destin de Jules
et de Jim.
L'irruption de Kathe dans le roman a été préparée par la
description de Gertrude, Lucie, Odile. Elle semble en effet être ces trois
personnages en même temps ou, plutôt, reprendre les traits qui dominaient chez
chacune des trois. Et maints détails résonnent d'une partie à l'autre du récit.
De Gertrude, elle possède le physique, le goût du sport et du risque et un
discours provocateur qui subjugue. Gertrude imaginait Napoléon dans un
ascenseur : Napoléon est le surnom que Jules et Jim donnent à Kathe (94). Et
c'est la mère de Napoléon que cite Jules:
Pourvu que cela dure
(174) !
Gertrude était une force physique : Kathe l'est
aussi, on peut facilement la prendre pour un garçon sous un déguisement (82).
Elle a le goût de l'exploit : les courses le long du cimetière
Montparnasse, les travaux de la terre, mais aussi cette force, inconsciente
mais extraordinaire, qui la fait se dresser devant la locomotive comme si elle
prétendait l'arrêter (115). Et si Gertrude imaginait la vie comme un dur combat
avec Dieu, Kathe l'envisage comme un combat sans merci avec le monde, avec tout
le monde.
A cette image physique de la force, propre à Gertrude,
s'ajoute la détermination de Lucie. Comme elle, elle a été « élevée
bourgeoisement » (222); comme elle, elle peint; comme elle, elle a une
longue conversation avec Jim à propos de Jules (95), conversation qui
détermine, dans les deux cas, leur engagement à tous deux. Comme elle, elle
sauvera Jim en prenant les rames de la barque sur laquelle ils se trouvent en
difficulté (180). L'ensemble de ces épisodes, d'autres encore, qui semblent
doublés par Kathe après qu'ils ont déjà eu lieu avec Lucie, tissent entre les
deux personnages un réseau qui pousse à les identifier. Cela resterait
cependant insuffisant s'il n'y avait la froide détermination de l'une et de
l'autre. Le caractère de Kathe est comparable à celui de Lucie en ceci que les
buts que chacune se fixe sont atteints.
Le personnage serait inhumain, monstrueux (force,
détermination, froideur calculatrice) s'il n'avait rien emprunté au personnage
d'Odile : Kathe a ce sens du jeu et du rythme endiablé que possédait la
jeune scandinave.
La vie doit être de continuelles vacances (91, souligné dans le
texte).
et s'organise pour cela.
L'on joue tout le temps avec Kathe : à l'arc, au boomerang, à faire des
vœux, à plonger dans l'eau froide, et même à un jeu freudien. On fait l'idiot
du village, des courses effrénées. On se travestit, on joue au casino, on vole,
on provoque. Et comme Odile, Kathe danse, pour un bal du 14 juillet à Paris
(82), mais aussi, toujours comme Odile, pour se mettre en représentation :
elle prépare un numéro de cabaret. Il y a chez Kathe ce trait qui différenciait
Odile des deux premières Allemandes : une véritable joie de vivre, un
plaisir assumé de goûter à la vie. A la vie et aux hommes. Odile apparaît et
disparaît au gré de ses rencontres avec un Russe, un compatriote, un ex-mari,
d'autres encore, n'ayant aucune peur du scandale, ne craignant de troubler ni
l'ordre public ni les habitudes qui gouvernent habituellement la séduction
entre hommes et femmes. Kathe fait de même avec Harold (97, 166), Albert (129),
Fortunio (98), d'autres encore à peine mentionnés - un paysan, un boxeur, un
peintre ...- et qui rythment l'infernale danse de Kathe autour de Jules et de
Jim. Kathe est un tourbillon; comme n'importe quel tourbillon, il apporte
l'euphorie d'abord, puis le vertige à celle qui l'initie comme à ceux qu'il
entraîne.
Kathe s'affirme donc comme la résultante des trois
personnages qui ont notablement marqué la vie de Jules et de Jim, qui font
preuve ici d'une belle cohérence dans leurs choix féminins. Mais si elle est
toutes les trois à la fois, elle est bien davantage encore : Kathe n'est
pas une imitation et la synthèse est dépassée dans un personnage qui s'impose
aux hommes par sa singulière personnalité.
En effet, Kathe n'est pas une somme d'emprunts effectués
à l'une ou à l'autre. C'est parce qu'elle aime jouer qu'elle se dresse face à
la locomotive et montre à la fois force et détermination, jusqu'à
l'inconscience. C'est parce qu'elle est déterminée à imposer sa règle du jeu
dans les rapports amoureux qu'elle trouve la force de dominer les hommes et de
se jouer d'eux. Et parce qu'elle fusionne ces trois caractéristiques
essentielles, elle jouit non seulement d'un rôle et d'une place à part, mais
aussi d'un caractère qui dépasse la somme des personnalités des trois
précédentes.
Malgré tous ses efforts, Jules n'est pas parvenu à
séduire Gertrude - qui l'aura consolé seulement - ni Lucie, pourtant la femme
de sa vie, pense-t-il. Il suffit, presque, que Jim se présente pour que l'une
et l'autre succombent. Et c'est encore à Jules qu'Odile demande s'il pense
qu'elle a quelque chance d'intéresser Jim. C'est exactement l'inverse qui se
produit pour Kathe : Jim est bien présenté; mais c'est Jules qui la
séduit. Et précisément parce qu'il est loin de ce que représente Jim en matière
d'amour et de séduction. L'inversion du schéma est ici révélatrice de la place
et du rôle tout à fait particuliers que joue Kathe. Notamment parce qu'elle se
substitue à Jim : là où celui-ci cataloguait ses maîtresses, c'est elle
maintenant qui fait défiler ses conquêtes. Contrairement aux trois premières,
elle n'a pas peur de "faire autre"
(86, souligné dans le texte ). Elle s'avère supérieure car elle ne craint pas
de se mettre en danger lorsqu'elle pense nécessaire de se mesurer aux autres.
Aussi résiste-t-elle à la pression de ses amies qui jugent sa vie scandaleuse.
Elle n'hésite pas à sauter dans la Seine pour protester contre un comportement
de Jules qu'elle trouve infamant. Elle présentera deux jeunes filles à Jim pour
tester les limites de sa fidélité et de son amour. Kathe se révèle un caractère
fort et entier, unique dans l'exigence qu'elle a à son égard comme à l’égard
des autres. Elle est alors infiniment plus riche que les trois premières,
possédant de multiples facettes qui sont comme autant de surprises et de
saisissements pour son entourage. Ce caractère confère à Kathe une puissance et
un pouvoir supérieurs aux autres, puissance et pouvoir qui se nourrissent d'une
force vitale inouïe : Kathe semble incarner tout à la fois les mythes de
la force et de la féminité.
Le mythe est une histoire dans laquelle on reconnaît une
explication fondamentale - de l'origine ou de la fin du monde notamment, mais
pas seulement. Ainsi Kathe n'est pas découverte par Jules et Jim. Non seulement
à cause des similitudes qui l'unissent à Gertrude, Lucie, Odile, mais surtout
parce qu'elle a les traits de la déesse enlevée par un héros et particulièrement
son « sourire archaïque », Kathe n'est pas découverte mais reconnue
par Jules et Jim. Kathe n’est pas
seulement la synthèse de ce qu'ils ont connu de meilleur, mais aussi la femme
de chair et de sang du mythe de la femme. Son art de commander, de disputer, sa
capacité à la tyrannie et à l'excès sont des attributs divins. Sa beauté, son
corps à la fois fin et musclé, sa chevelure blonde, tout en fait une déesse,
mélange de Grèce et de Grand Nord, enfant du polythéisme de la Méditerranée et
des contrées germaniques.
Kathe est d'abord une reine, qui règne sur les autres.
Son autorité paraît incontestable face à qui que ce soit - sa cousine Annie, sa
soeur Irène, Mathilde la gouvernante, jusqu'à Lucie évidemment lors de leur
rencontre au chalet. Incontestable face aux hommes puisqu'elle a toujours
l'initiative de les prendre, de les laisser, de les abandonner. Elle est à
l'image d'une reine dans une ruche : elle en est le centre. Reine, c'est
d'ailleurs la caractérisation que donne Jules, s'interrogeant sur elle après sa
mort. Et comme reine, elle exige « complète attention »(236).
Reine, elle impose sa loi, loin de la convention qui
régit normalement les hommes. La loi de Kathe est unique, excessive, exigeante,
changeante. En ce sens, elle est imprévisible, surprenant continuellement les
uns et les autres. Elle ne peut alors pas être raisonnable, ne réfléchissant
pas aux conséquences de ses actes, préférant les accomplir au risque de s'y
perdre. La première caractéristique de cette loi est d'être loin de la
loi : elle ne peut supporter justement toute la rigidité imposée par
l'administration à son divorce, ni le délai imposé pour qu'elle puisse
officiellement avoir un enfant de Jim (148); la seconde, c'est que la loi
s'applique à tous ceux qui vivent avec elles : elle est une reine, mais
une reine au pouvoir absolu. Toute tentative d'opposition s'avère vaine, à
l'image du repli stratégique qu'effectue Jules dans l'appartement de Berlin,
reculant de pièce en pièce jusqu'à se réfugier dans la plus petite, qui devient
le lieu où il vit, travaille et dort. Mais cet absolutisme touche, autrement,
Kathe elle-même : il s'agit, la concernant, de décider quelque chose et le
faire « à fond ». Elle est exclusive dans ses activités comme dans
ses amours, se donnant tout entière, se reprenant tout entière aussi. Il y a
chez Kathe cette exigence de faire les choses jusqu'au bout : faire des enfants
et n’être plus que mère, avoir un amant et n'être plus qu'amante. La logique du
« jusqu'au bout » régit tous ses actes. A l'image de la statue, elle
est déesse parce que souveraine dans la vie, et souverainement admirée, aimée,
idolâtrée par les autres qui ne contestent jamais cette autorité intrinsèque à
son être. Déesse aussi parce qu'exigeante avec elle-même.
Cet absolutisme qui la montre intègre, entière,
rayonnante sur le monde a un corollaire : une morale rigide, peu humaine
car obligeant à des déchirements. Kathe n'est pas la représentation figée de la
statue : elle est vivante, mouvante. Reine sur terre, elle l'est par sa
personnalité et aussi par l'exigence qu'elle porte en elle et qui la
distingue : il s'agit d'inventer un nouveau mode de vie qui bannit les
conventions bourgeoises et exige de chacun des relations vraies, qui impose
donc un impératif de vérité. Cette revendication de la vérité se lance comme un
défi à la tradition hypocrite du couple bourgeois qu'elle cherche à dépasser en
refusant, par exemple, la logique institutionnelle du mariage, la monogamie et
les tabous en matière sexuelle. En ce sens, Kathe est la représentante d'un
amoralisme scandaleux : sa vie témoigne d'une dissolution de mœurs et
d’une absence de retenue propres à scandaliser tout citoyen quelque peu
attentif à la tenue de ses voisins. Kathe est l'essence et l'existence d'un
anarchisme irréductible, puisqu'elle s'attaque à ce qui est de plus sûr et de
plus sacré dans la société : la famille. Sa conception ne rejoint pas même
celle qui prévalut longtemps en Europe, la famille élargie. Il est question ici
de polygamie, de femme à plusieurs hommes où l'ensemble consentirait à
cohabiter au milieu des enfants... En touchant le cœur de la société établie,
Kathe devient le symbole de la débauche et de la déliquescence d'une société.
C'est pourtant mal la connaître : son degré d'exigence, parce que sa
morale ne correspond pas aux lieux communs, n'en est que plus élevé. Ce mode de
vie est à la fois liberté (il enfreint la règle) et contrainte redoutable ( la
nouvelle règle ne peut souffrir d'exception : refuser tout mensonge, c'est
n'en accepter aucun, pas un seul, même petit). Instrument de liberté,
l'exigence de vérité met fin à toute modélisation du couple accepté par la
société, refuse l'hypocrisie des hommes envers les femmes, épouse ou
maîtresses, accepte la liberté des femmes envers les hommes, participe d'une
libération sexuelle loin des discours moralisateurs traditionnels, laïcs ou
religieux. Mais instaurer cette absolue transparence dans la relation
amoureuse, c'est accepter de vivre en permanence sous le contrôle de l'autre,
dans la lumière perpétuelle, sans possibilité de repli. C'est vivre nu,
psychologiquement, intentionnellement, intellectuellement. Elle induit donc une
très haute conscience de soi et des autres, une très haute confiance dans le
partenaire, et par là-même une mise en danger permanente. Créer un îlot de vie
idéale - ou telle qu'on l'a idéalement rêvée - au cœur d'une société dont toute
la tradition, les référents culturels, les règles implicites vont à l'encontre
de la nouvelle loi que l'on veut établir, c'est risquer en permanence
l'irruption de cette société dans le domaine réservé :
C'est beau de n'avoir ni
contrats, ni promesses, et de ne s'appuyer au jour le jour que sur son bel amour. Mais si le
doute souffle, on tombe dans le vide (223).
La frontière est fragile et exige d'être défendue sans
cesse. Car les incursions ne manquent pas : la mère de Jim désapprouve sa
vie dissolue, Rachel, l'amie de Kathe, tente de la prévenir du scandale que
représente sa vie à trois. A chaque fois, il est nécessaire de repousser le
« doute », de redresser la barrière, de réaffirmer ses choix. C'est
alors que l'amour, sans les barrières de la convention, se révèle une puissance
prodigieuse qui, dans son excès même, sans aucune retenue, les conduit à
« planer haut dans le ciel » et à contaminer les autres de la joie
qu'ils irradient. Car une fois les frontières redéfinies, on peut se donner à
« fond » : il y a, chez Kathe comme chez Jim, une économie du
tout ou rien en amour. Et lorsque c'est le tout qui gouverne, alors ils semblent
connaître des moments de bonheur au-delà du bonheur, de ces moments qui
finissent par laisser Jim épuisé physiquement tant l'intensité de l'échange est
grande. Pour connaître l'amour, il faut se donner à fond et en chercher les
limites. Les atteindre est presque mortel, mais c'est ce danger, ce point
extrême qu'il faut explorer pour que la vie trouve son véritable sens.
Aucune concession n'est possible : en amour pour
Kathe, il faut refuser le romantisme facile, de façade, celui qui, par manque
d'imagination et de franchise, noie l'amour dans l'habitude. Ainsi :
Jim aimait la peine
lune, Kathe pas. « C'est trop facile, disait-elle, l'amour et la lune »(117).
De mauvais souvenirs, suggère le narrateur. Davantage en
fait : le refus de la facilité. L'amour est un combat non pour gagner un
homme ou s'en séparer mais pour l'éthique de cet amour. L'on acceptera ainsi
sans jalousie la règle du partage : Jim et Jules ne manifestent aucun
ressentiment lorsqu'il faut cohabiter sous le toit de Kathe. Celle-ci ira plus
loin encore, faisant de Jim le témoin auditif du « plus grand
plaisir » qu'elle donne à Jules alors qu'elle est devenue la maîtresse de
Jim. Quant à lui, « il approuvait Kathe, il était heureux pour
Jules »(109). Kathe ne le trompe pas - comme dirait un vulgaire bourgeois
- puisqu'elle ne se cache pas. Ainsi se redéfinit leur vie :
Nous devons, disait
Kathe, repartir de zéro et redécouvrir les règles, en courant des risques et en payant comptant
(108).
et
plus loin :
Ils se croyaient Eve et Adam
(204).
c'est-à-dire les premiers
d'un nouveau monde, ou encore d'un paradis qui reste à conquérir.
Les règles dont parle Kathe
sont simples à définir : liberté totale, vérité absolue. Seule la dernière
coûte réellement. C'est elle qui fait courir de véritables risques. Tout
manquement démasqué se paie comptant et cher. Ainsi les adieux parisiens de Jim
- pudique métaphore - ont un prix :
Tu m'as parlé de tes
adieux à tes amours, et moi aussi je suis allée dire adieu à mes amours (129).
La justice qui s'érige entre eux à un nom, qui est aussi
le titre d'un chapitre (III, 3): le talion. La nouvelle règle impose en fait un
équilibre absolu entre les protagonistes et chaque coup est rendu par un coup
de même nature. L'équilibre est alors préservé. Mais cet équilibre n'est jamais
statique, ce serait contraire à la force qui anime Kathe. Il faut vérifier en
permanence son bien fondé, comme le bien fondé de son amour. Et pour cela, il
ne faut pas hésiter à le mettre en danger. Elle défie Jim en lui présentant
deux amies et espère, au fond, des réactions qui ne viennent pas. L'équilibre
ne convient à Kathe que dans la mesure où il se rétablit, jamais lorsqu'il est
atteint. Se fait jour dans ce cas, la nécessité - au milieu du calme relatif
qui règne dans le chalet au moment où sont réunis Kathe, Jules et Jim - d'un
troisième homme qui par sa présence et l'espoir qu'il entretient est une
menace, qui peut n'en pas rester au stade de la menace : c'est le rôle
d'Albert et d'Harold qui "servent", selon le mot de Jim, plusieurs
fois au cours du roman. Mais à chaque fois que se déconstruit leur amour, il
semble que ce soit pour mieux se reprendre ensuite et le fléau de la balance
ayant violemment penché d'un côté puis de l'autre revient à son point d'équilibre :
un équilibre qui n'est qu'un rapport de force, mais qui reste conservé. C'est
en tout cas au nom du principe de vérité que Jim décide dans l'un des derniers
chapitres de révéler Michèle et le désir qu'il a d'avoir un fils d'elle (231).
Mais alors, la règle du jeu s'est modifiée ou, plus exactement, la règle du jeu
se révèle être une règle du jeu pour les autres davantage que pour soi.
En voulant débarrasser les relations amoureuses de
l'hypocrisie sociale, et notamment du mensonge, la morale de Kathe porte en
elle-même le soupçon : aussi Jules
et Jim est-il plein de ces épisodes où l'un - généralement Kathe - rétablit
un équilibre qui pourtant n'avait pas été rompu. Ainsi de l'affaire avec Annie,
la cousine de Kathe (110) et des « dégâts » que la suspicion de Kathe
ne manque pas d'entraîner. Mais le soupçon distillé envahit toutes les
relations, se manifeste tout le temps et partout, comme un virus qui prolifère.
Jim, lui aussi, à la suite d'une lettre peu claire et mal lue, commet
« l'irréparable »; il informe alors Kathe qu'il a rétabli
l'équilibre, agissant « à la Kathe » contre Kathe (178). Dès lors ce
qui importe n'est plus ce qui est mais ce que l'on croit :
J'ai cru que tu me
trompais. Je t'ai trompé. C'est fini (177).
Le
programme qu'elle dit partager avec Jack, l'ami de Jim :
S'il peut y avoir
bataille, il faut frapper le premier, à l'improviste et à fond. Il faut être plus généreux que le généreux,
il faut fustiger le médiocre et écraser les canailles (193),
dans lequel on retrouve
cette morale aristocratique, élitiste, fondée sur une valeur que l'on
s'attribue soi-même, trouve en fait une actualité moins noble :
Si j'ai le moindre doute, je fais toujours plus que l'autre n'a pu faire (112).
Plus la moindre trace de générosité ni de justice.
L'exigence de vérité élevée au rang de vertu, beau principe qui fonde leur
amour, est entachée de son revers, fertile en sordides règlements de compte. La
vérité a donc un prix lourd. Et dans ce prix, paradoxalement, le mensonge. Car
la vérité a ses perversions, elle connaît ses limites, et la première de
celles-ci, ce sont les mots pour la dire. Puisque le soupçon peut survenir à
n'importe quel moment, c'est que le langage ne peut l'empêcher, voire peut le
contenir en lui, à son insu. Et s'il est fort peu question du problème des
langues dans cette histoire franco-allemande, il apparaît tout de même :
Ils ne se parlaient, au
fond, que par traduction. Les mots n'avaient pas absolument le même sens pour eux deux - ni
les mêmes gestes. (161)
Si cette différence permet le jeu (les poèmes en trois
langues) et la découverte, elle est un obstacle pour dire et se dire. Mais cela
dépasse le simple problème de traduction chez Kathe : lorsqu'elle rappelle
à Jim une rencontre avec Harold, rencontre rapportée dans son journal que Jim a
lu sans comprendre le sens de ce passage, c'est évidemment elle qui dissimule,
usant de la litote et de la synecdoque pour que Jim ne puisse comprendre, tout
en faisant qu'elle puisse affirmer :
J'ai écrit:
« Je suis allée chez Harold, et, à un certain moment, il plaça ses mains
de chaque côté de moi
(...) ... de chaque ... côté ... de moi ... Si ce n'est pas clair, cela, que vous faut-il ? » (143)
Ainsi l'exigence de vérité ne revêt pas le même degré
pour Kathe selon qu'elle concerne les autres ou elle-même. Elle accepte
quelques libertés pour elle-même. Ne va-t-elle d'ailleurs pas jusqu’à l'avouer
et demander pardon par avance :
Elle professait que le
monde est riche, que l'on peut parfois tricher un brin, et elle en demandait d'avance pardon au
Bon Dieu, sûre de l'obtenir (92).
Sous l'aspect plaisant de l'aphorisme se cache la nature
contradictoire de Kathe : toute son apparence tend à la montrer implacable
avec elle comme avec les autres. Et pourtant, elle sait bien qu'elle s'accorde,
à elle exclusivement, quelques effractions avec le code qu'elle met en place.
C'est que peut-être la relation qu'elle noue avec les hommes, malgré ses dires,
ses désirs, l'empêche de l'intellectualiser, de la codifier : elle reste
alors soumise à la force profonde et puissante qui anime Kathe, celle de
l'instinct.
Kathe semble en effet régie par son instinct : non
pas un sixième sens qui la guiderait, mais bien cette impulsion innée, qui fait
d'elle un être de nature davantage que de culture. Entre Kathe et les éléments
se joue une véritable relation qui n'est pas sans rappeler les religions
polythéistes, voire animistes; de même son instinct maternel est exacerbé et
limite sa relation aux autres. Il faut sans doute chercher dans cette force
primitive l'une des raisons de l'impuissance de son discours amoureux.
La terre, le feu et l'eau établissent avec Kathe un
réseau particulièrement dense. La terre, non dans son acception territoriale,
patriotique - encore que Kathe revendique son amour pour son pays - mais dans
son acception minérale, comme élément premier, primitif. C'est vers cette terre
qu'elle se tourne lors d'une séparation avec Jules : elle deviendra fille
de ferme. Travaux de ferme et chasse seront ses activités principales. Plus
tard lorsque Jules, Jim et Kathe partent en promenade, ils visitent une grande
ferme sous l'autorité de Kathe :
Ils comprirent l'appel
de la terre, mais Jules et Jim se trouvaient incapables et indignes devant elle (119).
Kathe est en relation directe avec la terre, reste
soumise à une force tellurique, prête à communier avec elle : c'est
lorsqu'elle se détache des hommes - des siens - qu'elle y retourne, comme pour
se ressourcer, y trouver une vie plus saine et plus simple; au fond, une vie
plus naturelle, à proximité de son élément premier et essentiel.
Le feu, bien que de façon moins significative, est aussi
un motif du roman : il est un des points communs entre Odile, la fille du
Nord, et Kathe qui toutes deux aiment les grands feux devant lesquels, nus, on
se réchauffe. Le feu est également l'occasion de prononcer un vœu alors que
l'on sacrifie un objet précieux comme le propose Kathe (104). Kathe sera aussi
la plus efficace pour éteindre, nue et ensommeillée, un début d'incendie à
Berlin. Si la proximité avec le feu est moins nette qu'avec la terre, il
n'empêche qu'elle montre Kathe maîtresse des grands feux auprès desquels elle
se réchauffe, comme on se purifie.
C'est l'eau qui retient davantage l'attention : tout
le roman est émaillé de remarques concernant sa qualité de nageuse. L'eau est
l'élément qui révèle son corps et sa force. Féminin, cet élément la distingue
des hommes. Jim est piètre nageur et à Venise, c'est Kathe qui est remarquée
pour ses performances. L'appel de l'eau est au moins aussi fort que celui de la
terre. L'eau chaude de la Méditerranée, si elle convient un temps, finit par la
lasser : c'est l'eau glacée de la mer du Nord ou de la Baltique qui a la
préférence. Une eau qui n'est pas une partie de plaisir et de paresse, mais une
eau qui fouette le sang, saisit le corps, anime l'esprit.
L'eau est aussi un instrument de danger et de
manipulation. Face aux hommes, Kathe utilise l'eau pour ses vengeances
implacables : en témoignent les deux sauts dans la Seine. Le premier est
une alerte, mais rend « Jules pâle, silencieux, moins sûr »(87). Le
second est définitif : l'eau est l'instrument de Kathe par excellence.
Quand elle veut "faire autre", c'est en
retrouvant cet élément qui la définit le mieux qu'elle le fait. Il s'agit à la
fois d'une purification, d'une communion et d'une vengeance :
Elle trompait ses hommes
avec les dieux des eaux (105).
La constance, sinon le système liant Kathe aux éléments,
à trois éléments qui semblent partie intégrante du personnage, dessine une
Kathe bien loin des cafés de Montparnasse ou des tavernes de Schwabing :
elle est une force qui a partie liée avec les dieux de la nature, les forces
primitives du monde. Des forces qu'elle salue dans d'archaïques danses :
[Kathe] ôta son pyjama
sur le perron et plongea toute nue dans la neige fraîche. Elle y disparaissait, y nageait, y
faisait des culbutes, en mangeait.
- Quand vous serez plus
grandes, dit-elle aux fillettes, vous saluerez ainsi la neige avec moi (132).
Retour à la nature, recherche d'une fusion, salut à la
grande déesse, nous trouvons, mêlés les uns aux autres, les grands traits d'une
religion primitive qui rend grâce aux éléments qui composent la planète et qui
s'y soumet. Il n'est évidemment pas indifférent ici que Kathe soit allemande et
que les religions panthéistes germaniques aient vénéré, avec tel ou tel rite,
ces forces primaires. Il n'est pas indifférent non plus que le roman se déroule
dans les années 20 où le mouvement naturiste allemand prend un essor
considérable, redécouvrant la nudité et le culte de la vie naturelle, dite
saine, que les nazis sauront récupérer. Alors que Jules représente un homme
entièrement façonné par la culture, Kathe au contraire s'apparente à ces forces
naturelles. Elle en développe un trait particulièrement net : celui de
l'instinct maternel.
Le dernier reproche qu'adresse Kathe à Jim est
celui-ci :
Et moi, Jim, et moi, et
les petits que j'aurais voulu avoir ? Tu n'en as pas voulu, Jim (231) ?
Elle poursuit plus loin :
Je suis une mère, Jim,
une mère avant tout (231) !
Cet aveu de Kathe, dans les toutes dernières pages du
roman, est à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force dans la mesure où elle
confirme qu'elle est avant tout un produit de la nature. Sa relation avec les
éléments, bien sûr. Mais aussi le mode d'organisation sociale : il y a
chez Kathe un instinct tribal. Jules s'étonnera que Paul ne figure pas dans son
cercle d'amis, qu'elle ait été le chercher ailleurs. Une façon de souligner que
tous les autres y participent : Jim, Fortunio, Albert, Harold ... tous
appartiennent à un clan dont Kathe est la reine. De même, les relations qu'elle
entretient avec sa soeur, Irène : à la fois de rivalité et d'entraide (139
et 140), chacune jouant pour soi mais sur le terrain de l'autre et lui venant
en aide dès que le besoin s'en fait sentir : la fratrie, malgré ses
heurts, protège d'abord ses éléments. Jim sent bien que règne autour de Kathe
un esprit clanique. Aussi se demande-t-il s'il appartient lui aussi à « la
tribu des pirates, comme eux ? »(193) Car il y a de la tribu
primitive dans la manière dont Kathe organise la vie de famille. C'est l'appel
de ses enfants qui la fait revenir après son séjour dans une ferme. S'il s'agit
de trouver un logement, pour une tribu qui réunit les mâles, époux, amant, et
les enfants, plus quelques pièces rapportées, c'est elle - grâce à son
instinct, c'est-à-dire véritablement son flair - qui le découvre - comme on
trouve un terrier, un gîte :
Jim crut plusieurs fois
avoir trouvé la maison rêvée, mais Kathe, avec un instinct sûr, la rejetait. Ce fut elle qui
découvrit ce qu'il leur fallait pour l'été (196).
Mesure de sauvegarde, de survie, Kathe assure protection
à sa tribu, mieux que les mâles qui n'en peuvent mais. C'est elle qui sauve
ceux de la meute qui sont en danger, au moins ceux qui sont
irremplaçables : les petits. Avant même que Jim ait pu intervenir, elle
empêche le singe d'attaquer Lisbeth. Elle va jusqu'à inventer le concept de
plusieurs filles uniques (112) trahissant ainsi l'exclusivité de sa relation
mère-enfants. Il semble en fait que ce qui guide Kathe, ce sont précisément les
enfants : Jim le pressent qui pense « que Kathe n'était jamais aussi
Kathe que lorsqu'elle attendait un bébé(149) ». Le roman n'indique pas qui
des deux parle le premier d'enfant, se contente de cette laconique
formule :
Car ils voulaient se
marier et avoir des enfants (122).
Mais tout laisse entendre que, pour Kathe, il ne peut en
être autrement : ses premiers enfants, son état de plénitude lorsqu'elle est
enceinte et cette volonté tenace, excessive d'avoir un enfant de Jim. Non pour
Jim, qui n'est que géniteur, mais pour l'enfant à naître. Dans cette volonté,
Kathe se montre animal. Et ce sont les images de la bête qui viennent dans le
roman :
Il vit une bête
irresponsable qui humait sa boisson naturelle (177).
La force vitale, instinctive qui anime Kathe est celle
d'une femelle, prête à tout pour défendre ses petits, prête à tout pour être
fécondée. D'où ces débordements de violence, de mauvaise foi lorsqu'il est
question de l'enfant qui ne vient pas. Kathe est comme une bête et pourtant
femme. Mais c'est son statut de bête qui s'impose et qui la fait
régresser : dans ses relations avec Jim, elle n'est qu'un animal assoiffé
de sang, de sueur, de sperme, même si le mot n'est pas écrit dans le roman. Le
combat qu'elle mène - un combat dont les figures ne sont pas érotiques mais
héroïques (111) - souligne combien l'amour est une partie engagée à fond, une
lutte entre héros pour ... le plaisir du mâle peut-être, la fécondation de la
femelle à l'évidence. Et ce combat est donc pour la préservation de la race, de
sa race, quitte à n'être que génitrice et à confier les soins de l'éducation à d'autres,
Lucie par exemple (138). Cette image de la mater
genitrix semble l'emporter sur toute autre. Cette frénétique recherche de
la fécondation la voit se soumettre à un régime alimentaire, à une vie
naturelle et saine, à d'étranges positions censées favoriser la conception.
Tout est requis par la nécessité de l'enfant. Au point que lorsque Kathe n'est
pas enceinte, qu'il lui faut patienter, alors le baromètre de leur amour est
soumis à une basse pression : le temps se gâte, pour reprendre une
métaphore fréquemment utilisée par Henri-Pierre Roché. Le fœtus vient-il à
mourir, c'est le silence qui s'impose entre eux. Jim reverra Kathe et elle aura
un regard de morte. Sa fonction essentielle n'étant pas satisfaite, elle meurt
à autrui. Jusqu'alors Kathe se sera battue vaillamment. Son instinct animal
l'aura conduite à s'abreuver du sang de son amant, à le blesser pour le punir
de n'être pas capable de lui donner son petit :
Je suis au milieu du
rouge de ton cœur, Jim, et je veux boire, boire, boire (112).
Il y a en Kathe du vampire, de cet animal qui se nourrit
du sang des autres. Peu importe au fond que Jim soit exsangue s'il a rempli son
rôle et donné son sang, sa vie pour offrir un enfant à Kathe. Car c'est bien
cette force qui la mobilise, la tend tout entière vers Jim, qu'elle a choisi
pour cela. Jim ou un autre : dans ses moments de colère, elle ne distingue
plus l'un de l'autre et parle des « hommes », terme générique
englobant, ravalant l'individu au rang d'un élément de son espèce parmi les
autres, sans distinction (102). Kathe est donc davantage cette image de la
femme féconde ou à féconder qu'une amante passionnée. Là réside peut-être
l'écart entre l'image qu'elle donne d'elle, une femme libérée et libre de ses
amours, et ce qui ressortit à sa force profonde, vitale, son instinct maternel.
Or Kathe est traversée par cet antagonisme : son
animalité a besoin d'un cadre pour s'exprimer. Et c'est le cadre le plus
bourgeois, le plus conventionnel qu'elle va réclamer. La reine de l'instinct,
tout comme l'amante passionnée, heurte le monde de la convention et n'ose le
dépasser. Avant l'amour-passion, il y a l'instinct de mère. Et les
manifestations de cet instinct maternel ne manquent pas de surprendre, de la
part de qui veut créer de nouvelles règles : son rêve est le plus
conformiste qu'on puisse imaginer - rien d'autre que des enfants propres, sains
et joyeux. Sept, c'est le nombre qu'ils sont lorsqu'elle découvre les enfants
de forains au gré d'une promenade :
Voilà la vraie richesse,
le vrai bonheur ! dit Kathe, émue (101).
Avoir des enfants, cette vraie richesse, est partout
contraire aux lois de la passion. Plus encore si on se soumet à la loi des
hommes : c'est toute l'éducation de Kathe qui rejaillit lorsqu'elle se dit
incapable d'avoir un enfant de Jim qui porte le nom de Jules. C'est qu'avant
tout, Kathe est mère, femelle mettant bas et que cette force instinctive qui la
gouverne ne peut que heurter les hommes pétris de culture qu'elle choisit et
les lois de l'amour-passion qu'on semble jouer. Le danger dans lequel elle fait
vivre chacun résulte de cette dichotomie larvée et pourtant à l'œuvre dans tout
le récit - mais son choix est fait, instinctivement sinon consciemment :
lorsqu'on lui demande de choisir entre Jim et ses enfants, Jim récuse le choix,
veut imposer l'un et les autres; Kathe, sans rien en laisser paraître, sacrifie
la semaine qui lui restait avec Jim, et donc Jim, et, en l'emmenant certes,
rejoint le chalet et ses deux filles (118).
Ainsi l'image de Kathe s'avère brouillée, diffuse, mêlant
divers symboles qui ne sont pas en harmonie les uns avec les autres. La
première image reste celle d'une femme libre, décidée à braver les dangers
qu'elle encourt en refusant la soumission sociale. Si cette première image
n'est pas fausse, elle cache cependant ce qui donne à Kathe son énergie :
ce n'est pas l'amour, mais un instinct qui la gouverne et qui fait d'elle non
une personne aux réactions raisonnées, mais une bête, blessée le plus souvent,
dont l'instinct prime.
Il reste deux groupes de personnages féminins dans le
roman, qui n'apparaissent que peu et dont le rôle est pourtant fort
important : les mères - celle de Jules, celle de Jim - et deux femmes,
Gilberte et Michèle qui catalyseront la colère d’Helen.
Les deux mères sont abusives, présentes dans des moments
où on ne les attend pas; elles jugent, influencent et, surtout, n'aiment pas
Kathe. La veille même du mariage de Franz et Kathe, c'est la mère de Jules qui
commet une faute : pour se venger, Kathe reprend Harold pour amant. La
mère de Jules offre un voyage de noces auquel elle se joint. Ce tour de France
est vécu par Kathe comme une succession de « situations
impossibles ». La présence constante de la mère au début de leur vie
commune souligne le caractère influençable de Jules, soumis et inconscient - le
contraire de ce qui convient à Kathe.
C'est la mère de Jim qui renverra de lui une image
négative, celle d'un homme lâche, pleutre, malléable. C'est elle qui condamne
sa relation avec Kathe, la complique autant qu'elle le peut. Certes elle est
une forte femme, au caractère arrêté et l'on peut comprendre la fascination
qu'elle exerce sur son fils. Elle est aussi une femme de courage qui a élevé,
étant veuve, son fils, seule. Et c'est sans doute pour ces raisons qu'il faut
comprendre qu'elle cherche une relation exclusive avec son fils... C'est
justement chez elle, qu'en pleine régression, il vient trouver refuge lors de
cette maladie, somatisation de son échec avec Kathe. C'est chez elle encore
qu'il se retire lorsque Kathe, en France, lui signifie ses congés. Il retrouve
alors « son lit d'étudiant » et ce « port neutre », de
toute la neutralité maternelle. Mais c'est morte qu'elle joue, paradoxalement,
son rôle le plus important et le plus décisif : Gilberte, Kathe, Denise
viennent se recueillir sur sa dépouille. C'est à ce moment que Jim résout son
problème de paternité, comme si au-delà de la mort, sa mère pouvait enfin
accepter une femme dans la vie de son fils et lui donner l'autorisation
d'assurer une descendance.
Gilberte permet de vérifier la pertinence de la
clarification stendhalienne concernant l'amour : elle ne participe
évidemment pas de l'amour-passion, qui est l'apanage de Kathe et qui consume
les amants. Elle est sans rapport avec l’amour physique que Jim connaît avec
une artiste pour se venger de Kathe :
Il n'y eut rien de
sentimental entre elle et lui, mais une fantaisie et une curiosité satisfaites (178).
Bien entendu, Gilberte ne satisfait pas aux critères de
l'amour de vanité puisqu'elle est un amour secret de Jim. Gilberte ressortit
exactement - et le mot est donné dans le texte - à l'amour-goût. Si les mots
pour le définir ne sont pas les mêmes chez Stendhal et chez Roché, c'est que ce
dernier use de métaphores -"paysage plat, climat tempéré"(123) - là
où Stendhal est plus analytique :
Il ne doit entrer rien de
désagréable sous aucun prétexte, et sous peine de manquer
d'usage, de bon ton, de
délicatesse, etc.(...) Rien n'y étant passion et imprévu, il a
souvent plus de
délicatesse que l'amour véritable, car il a toujours beaucoup d'esprit[28].
Ce n'est donc pas un hasard si Gilberte n'apparaît
que si tard dans le roman, en tant que personnage. Il y a été fait allusion à
plusieurs reprises mais sans nom. Lorsqu'enfin elle intervient, avec sa sagesse
et sa résignation, ses larmes aussi en écoutant le récit des amours de Jim et
de Kathe, il est sûr qu'elle restera un ferment de division entre eux :
son existence, mais aussi sa réussite avec Jim, en ce sens qu'elle traverse le
temps sans paraître être atteinte, son renoncement à tout enfant font d'elle la
figure inversée de Kathe et ce que cette dernière pouvait craindre de pire. La
seule promesse de Jim à son égard concerne le temps :
Si tu le souhaites, nous
vieillirons ensemble (124).
Ici l'amour-goût s'impose à l'amour passion : il
intègre le temps là où le second ne veut voir que l'instant. Et quelle
tentation plus naturelle et en même temps plus saugrenue que celle de Jim de
vouloir concilier l'inconciliable : égaler mathématiquement Jules à Gilberte,
mais aussi l'intégrer dans la « famille » de Kathe. C'est au-delà des
forces de Gilberte comme de l'entendement de Kathe. Gilberte résistera
toujours, malgré tout, à la complaisante proposition de Kathe, qui ne peut
consister qu'à se venger à deux de celui qui les fait souffrir. Gilberte est la
femme idéale pour Jim : toujours présente et disponible, ne demandant
aucun compte, acceptant tout, malgré sa souffrance. Elle est le calme et la
constance. Mais pour Jim, s'il a besoin d'elle, elle est aussi trop calme et
trop constante : l'expérimentateur qu'il est ne peut s'en contenter. Mais elle
est toujours là, un peu comme sa mère, dans les moments de crise, d'épuisement.
Elle est une source qui redonne vie à Jim, pour s'en aller ailleurs. Le roman
n'avait apparemment pas besoin de Gilberte pour se construire : le rôle
qui lui est dévolu pouvait fort bien se reporter sur une autre, Michèle par
exemple. Pourtant sa présence témoigne d'un trait particulièrement prononcé
chez Jim : au milieu de son inconstance, de ses frasques de Don Juan se
fait jour l'idée contraire, la nécessité d'une permanence, d'un fil ténu mais
persistant qui lie les épisodes de sa vie. Pour jouir pleinement de ses amours,
il a besoin d'un repère, d'un point de comparaison stable : Gilberte. En
ce sens, Gilberte ne peut être la mère de son enfant : elle perdrait ce
statut de point fixe. Ce rôle devra être dévolu à Michèle.
Jim a d'étonnants éclairs de lucidité qui semblent
résoudre en une fois tous ses problèmes : au moment où il annonce à Kathe
qu'il va épouser Gilberte, il découvre que Michèle est faite pour porter son
fils. Cette juxtaposition finale de trois femmes morcelle leur image en
fonctions : car aux catégories stendhaliennes de l'amour, Jim en ajoute
une autre, l'amour-maternité. Ce qui sauve Michèle, aux yeux de Jim et alors
qu'elle vivait dans « l'ombre de la mort », c'est qu'elle « a
des hanches de mère ». La vie manifestement douloureuse qui fut celle de
Michèle permet à Jim de présenter la sienne comme étant elle aussi un parcours
d'obstacles, de souffrance, de douleur : « Les deux étaient
accidentées »(229). A celle qu'il destine à être la mère de son fils, il
ne présente pas l'aspect conquérant, triomphant du séducteur, mais sa figure
inversée, celle d'un Don Juan vieilli, fatigué, cherchant à laisser lui aussi
une trace de son passage sur terre. Michèle semble l'heureuse élue, peut-être
surprise et enchantée d'un coup du sort qu'elle ne devait guère attendre, que
d’autres avant elles attendaient.
Les hommes ont ceci de particulier qu'ils sont comme des
prédateurs : ils sont à la recherche d'une femme, dont ils présupposent
l'existence, sans jamais savoir exactement qui elle est, mais dont la seule
idée leur permet de chasser l'une, puis l'autre, d'autres encore, sans jamais
être satisfaits.
Il n'est pas besoin de dire que Jules et Jim est le roman de Jules et de Jim. L'apparition de Kathe
dans la deuxième partie bousculera les données mais ne changera pas
fondamentalement la donnée initiale. Celle-ci est triplement soulignée,
emphatiquement donc, par la réitération du titre : titre du roman, titre
de la première partie, titre du premier chapitre de la première partie. Il y a
là une nécessité de construire deux personnages qui ne s'entendent qu'ensemble,
au sens propre du verbe : l'un appelle l'autre phonétiquement. L'on
pourrait même appliquer la loi de Jakobson à propos des jumeaux : pourquoi
Jules et Jim et pas Jim et Jules ? Simplement parce que cela sonne mieux
ainsi. Mais aussi parce que dans la prononciation des deux noms s'inscrit la
différence des caractères, en même temps que leur complémentarité, et plus
surprenant, leur similitude. C'est Jules qui insiste sur la prononciation du
nom de son ami :
Il faut prononcer Djim à l'anglaise, avec un D devant, et
pas Gîmme, ça ne lui ressemble pas (35).
Cette dentale martelée qui inaugure le nom est
précisément absente chez Jules où le son [z] est justement marqué par la douceur,
la plénitude, une certaine rondeur, à l'image exacte qu'ils donnent l'un et
l'autre : Jim, conquérant, énergique, allant de l'avant, expérimentateur;
Jules plus replié sur lui-même, à la recherche d'un confort de vie, d'une
existence consacrée à la méditation et à l'écriture, davantage que tournée vers
l'expérimentation et la chasse.
Les portraits de Jules et Jim paraissent ainsi bien
contrastés.
Le roman s'ouvre, après une référence temporelle, sur ces
mots :
Le
petit et rond Jules, étranger à Paris, avait demandé au grand et mince Jim,
qu'il connaissait à
peine, de le faire entrer au bal des Quat-z'Arts, et Jim lui avait procuré une carte et l'avait emmené chez
le costumier. C'est pendant que Jules fouillait doucement parmi les étoffes et choisissait
un simple costume d'esclave que naquit l'amitié
de Jim pour Jules (11).
Tout semble dit dans ces premières lignes et la suite ne
fera que confirmer cette description. Jules s'oppose à Jim par son physique.
Celui de Jim lui permet souvent de se démarquer des autres, d'être alors
remarqué. C'est le cas avec Odile, au cours d'une autre soirée au bal des
Quat-z'Arts où elle se plaît à être sur les épaules d'un des plus grands de la
fête. Ce corps est l'objet d'attention : Jim l'entretient en pratiquant
divers sports, la boxe notamment, comme beaucoup de ses contemporains. Mais
c'est aussi un corps séduisant, élancé, qui n'est pas sans rapport avec celui
des femmes, et donc marqué d'une certaine féminité. Non qu'il soit amolli ou
arrondi; mais il n'est pas atteint de virilité excessive, au contraire de
Jules. Il est doté d'un corps dont il n'a pas honte :
Jim se rendit compte que
Jules, qui l'avait vu souvent nu sous la douche, lui avait toujours caché son corps.
Jim trouva Jules court, taillé comme un légionnaire romain, avec des poils noirs frisés,
différent de l'élancement et de la lisseur de Lucie, d'Odile, de Jim lui-même (...) (69)
Rien de plus dissemblable donc que les physiques de
l'un et de l'autre, au point d'y voir presque un effet de caricature. Mais
cette opposition des physiques, à la manière des théories sur la physiognomonie
de Balzac, renvoie bien à une différence de caractère. Il est jusqu'au choix
des déguisements pour le bal des Quat-z'Arts qui témoigne de celle-ci :
c'est un vêtement d'esclave que choisit Jules, marquant ainsi d'emblée le
personnage d'une soumission apparente qui ne le quittera pas. Les deux hommes
s'opposent ainsi sur des points essentiels. Jules est sans doute profondément
marqué par sa judéité qui dès son plus jeune âge lui vaut des déboires. Ce
n'est pourtant pas un personnage qui paraît revendiquer haut et fort son
appartenance à la communauté juive. Mais dans l'épisode où, enfant, à dix ans,
il est rossé par un élève de sa classe, Hermann, il découvre non seulement
qu'il est juif, mais aussi l'ambivalence de la situation qui lui est
faite : il est à la fois victime de l'antisémitisme de Hermann et attiré
par celui qui le frappe :
Et puis, au fond, Hermann me plaisait.
- Pour lui-même ? dit Jim.
Ou bien parce qu'il vous frappait ?
- Pour les deux, dit
Jules (32).
Certes cet épisode date de bien avant la montée du
nazisme et ne témoigne d'aucune complaisance à son égard. En revanche il met à
jour une attitude paradoxale mais constante de Jules : il semble favoriser
l'émergence de situations dans lesquelles il est en porte à faux, victime
consentante de ce qu'il a lui-même créé, d'une histoire qui le blesse et le
touche en même temps. Cette attitude l'oppose radicalement à Jim, le
conquérant. Ainsi lors du repas qu'organise Jules, à Munich, pour présenter
Lucie et Gertrude à Jim : malgré les compliments, en dépit de la
gentillesse de ses hôtes, Jules n'arrive pas à ne pas gâcher la soirée. Il lui
devient nécessaire, devant ce public averti, de se retrouver dans une position
d'infériorité, de s'y enfermer, de se voir perdant alors que Jim va tout
gagner :
Il
ne laissait pas parler les autres, il insistait sur des effets manqués. Ses
trois amis souffraient
pour lui et leur désir naissait de se revoir, sans lui (18).
Tout son discours amoureux repose sur l'échec,
jusqu'à ne pas accepter d'être aimé. Jules vit sur un sentiment de culpabilité
qui l'empêche d'être; il lui faut simuler des situations et convenir de son
échec : même les prostituées ne font pas l’affaire, toute amie rencontrée
lui signifie son congé. Et Jules a une parfaite conscience de cette faiblesse.
Seule, peut-être, sa relation avec Jim l'empêche de sombrer tout à fait.
Car les deux hommes sont différents, mais bien sûr complémentaires :
les rôles sont répartis, non pas définitivement, mais toujours avec des traits
constants. Deux domaines montrent particulièrement comment, dans cette
relation, l'un ne va pas sans l'autre : les femmes et la littérature. Jim
est chez lui à Paris, c'est lui qui joue le rôle d'intercesseur auprès des
femmes, cherchant quelque bel arrangement pour son ami (notons qu'il n'y
parvient guère). Pour aider Jules à surmonter ses faiblesses, il lui expose ses
principes en matière de séduction, mais Jules sent vite combien il ne peut être
question pour lui de les adopter, ni même de les adapter (12). En
revanche, il est, lui, tout disposé à servir d'intercesseur non en présentant
des femmes comme le fait Jim, mais en offrant à Jim les femmes qu'il aime :
Gertrude et Lucie illustrent parfaitement comment Jules vit ce rôle d'amant
dépouillé et heureux de l'être. Certes pour Gertrude, l'histoire est close.
Mais Lucie est l'objet de toutes ses attentions et de tous ses désirs. Il fera
sa vie avec elle, espère-t-il. Dès lors Jim pose « une barrière »
entre Lucie et lui. Mais cette frontière reste théorique et n'embarrasse
personne : Jules continue une cour décalée, abstraite, sans aucune chance
de réalisation, permettant à Jim, qu'il a invité à venir avec lui, de s'imposer
par sa seule présence, sans aucune préméditation de sa part. La vie amoureuse
« française » de Jim étant cachée, force est de constater que sa
seule présence aux côtés de Jules anéantit toute chance pour ce dernier. Au
moins pourrait-il s'en rendre compte et lui en vouloir : il n'en est rien.
Si Jules n'espère pas être dépouillé, son échec lui devient supportable pourvu
que Jim en soit le bénéficiaire :
J'ai la terreur de la perdre et qu'elle sorte tout à fait
de ma vie. Jim, aimez-la, épousez- la,
et laissez-moi la voir. Je veux dire :
si vous l'aimez, cessez de penser que je suis un obstacle (30).
Ainsi Jules œuvre pour Jim et se satisfait de cette
situation passive. Il prend même goût à cette relation triangulaire dont il
n'est que le témoin attentif. Jules séduit, accroche puis livre à Jim, qui n'a
qu'à se présenter pour récolter les fruits. L'idée de l'amour que se fait Jules
paraît être toute théorique, abstraite, purement intellectuelle, alors que Jim
parle d'amour en terme de conquêtes. Mais du plaisir des situations auxquelles
il se trouve malgré tout mêlé, Jules tire peut-être un profit.
L'autre domaine qui révèle la complémentarité des deux
protagonistes est la littérature : ils sont l'un à l'autre indispensables,
se nourrissant l'un de l'autre, mêlant et échangeant leurs cultures :
Chacun enseignait à l'autre,
jusque tard dans la nuit, sa langue et sa littérature (11).
Ainsi se crée un sentiment d'osmose, de cultures
partagées jusqu'à ne plus devenir qu'une seule culture spécifique, terreau
commun sur lequel se nourrit leur relation. Une relation qui se forge dans
l'enseignement de l'un et de l'autre, dans ces interminables discussions au
cours desquelles chacun est à la fois locuteur et destinataire. Cet acte de
complémentarité complexe va plus loin qu'une simple image de Don Quichotte et
Sancho Pança que suggère leur physique, même au plan intellectuel : la
relation entre Jules et Jim est d'un autre ordre et n'est pas sans rappeler les
relations gémellaires. Le psychologue René Zazzo définit ce qu'il appelle
« l'effet-de-couple [29]» : ce sont ces
ressemblances qui ne doivent rien à la génétique mais au contraire à l’élection
de l’un et de l’autre, pour former un couple. Depuis 1907, Jules et Jim
n'existent que l'un par rapport à l'autre. Leurs rapports sont d'une force
telle qu'ils en deviennent essentiels à tous deux. Et l'on trouve dans leur
comportement de nombreuses traces de cet effet-de-couple : le début du
roman multiplie les notations qui indiquent en filigrane que c'est un couple
qui est en train de se former :
Les cigares étaient leur dépense. Chacun choisissait le
meilleur pour l'autre (13).
Leur relation est aussi commentée dans les cafés
qu'ils fréquentent et on leur prête des "mœurs spéciales"(12). Ces
courtes notations sont amplifiées par la langue : il s'agit de supprimer
l'écart que suscitent deux langues différentes. Ainsi non seulement ils
échangent leur littérature, mais ils traduisent ensemble : c'est une
langue commune qui les lie, une cryptophasie, mélange des deux langues,
création d’une langue qui leur est spécifique. Le physique lui-même, pourtant
fondamentalement différent, se modifie pour se retrouver en l'autre :
c'est habillés de « clairs costumes pareils » qu'ils partent en Grèce
et la dépilation qu'effectue Jules lui permet non pas d'avoir le corps de Jim
mais au moins de n'en être pas l'opposé. François Truffaut, dans son
adaptation, a rajouté une scène ne figurant pas dans le roman : Odile
confond Jules et Jim et intervertit leur prénom, soulignant ainsi la confusion
que l'effet-de-couple fait régner. Ce sont, une nouvelle fois, les femmes qui
éclaireront le mieux cet effet : elles passent de l'un à l'autre,
cherchant toujours à ne pas gâcher la vie de l'un au profit de l'autre, allant
même, comme Lucie, à voyager avec l'un avant de repartir avec l'autre. Magda,
quant à elle, au cours de la « soirée éther » qu'elle organise,
congédie Jules, couche avec Jim, non pour coucher avec Jim, mais pour donner
une leçon à Jules. Et Jim accepte comme un service rendu à son ami. La
confusion s'établit même dans la grammaire : la fin du chapitre XIII,
« Le sourire archaïque », est entièrement rédigée au style indirect
libre :
Avaient-ils jamais rencontré ce sourire ? - Jamais.
- Que feraient-ils s'ils le rencontraient
un jour ?
- Ils le suivraient
(76).
Les propos ne sont attribués à aucun des deux,
c'est-à-dire qu'ils appartiennent aux deux. A l'un, à l'autre, aux deux,
indifféremment. La découverte de la statue dans l'île inaugure ce moment
particulier où Jules et Jim vivent une communion intellectuelle, que l'on
pourrait dire presque physique, telle que fusionnent leurs modes de pensée mais
aussi leurs désirs. Ils vivent alors l'effet de couple dans son intensité,
chacun ressentant en son for intérieur ce que l'autre ressent.
Certes rien ne vient, naturellement, justifier la
gémellité de Jules et Jim : elle est pourtant au cœur de leur relation
amicale, si par là on entend le sentiment de sympathie, au sens étymologique du
mot. C'est dans cette connivence absolue, dans cet oubli de soi dans l'autre
que Jules peut oublier tout à la fois les menaces qui pèsent sur lui - il est
absolument inconscient des menaces de mort que profèrent à son encontre les
corbeaux du dernier chapitre - et sa nationalité allemande dans le climat
revanchard qui commence à s'imposer dans la France d'alors.
L'image de Jules n'existe que par l'image de Jim. Ces
deux personnages, en tant que personnages, n'existent que l'un avec l'autre. De
la naissance de leur amitié à la mort de Jim, rien ne paraît échapper à l'un ou
l'autre. L'un n'est pas l'autre: dans le chapitre « Les corbeaux »,
Jim a une obscure conscience d'un destin prêt à frapper. Mais il existe bien
chez eux une histoire qui devient commune renvoyant l'un à l'autre, ne pouvant
dire l'un sans dire l'autre : Jules et Jim sont un couple, particulier
certes, mais un couple quand même, régi par les lois du couple, imposant aux
uns et aux autres leur relation d'autant plus étonnante qu'elle n'est pas
habituellement admise. Bien entendu cette relation crée des effets de
ressemblance, les deux hommes aimant les mêmes femmes par exemple. Mais à
travers ces similitudes pointent les dissemblances qui leur donnent à chacun,
relativement par rapport à l'autre, une différence aussi. Et l'arrivée de Kathe
vient à la fois renforcer l'unité et réaliser les différences.
Publié au moment où la crise du personnage et le soupçon
généralisé battent son plein, Jules et
Jim ( le compte rendu de Jules et Jim
dans la Nouvelle NRF suit celui de Les
Gommes de Robbe Grillet[30]...) affirme au contraire
des caractères, des individualités, des personnages très forts. Et c’est la
logique de ces personnages, et non pas les modèles dont ils peuvent procéder,
qui s’impose désormais à l’économie du roman.
Cette logique est celle de la concentration. Si la
matière première est la vie de Roché, celle-ci est revisitée par les impératifs
du roman. Et ce dernier ne peut se satisfaire de la dissolution, de la
dispersion. Il a besoin de voir se nouer une histoire et de la mener à terme.
C’est, en tout cas, le parti-pris de Roché.
L'exemple le plus frappant se lit dans la comparaison des
deux textes qu'écrit Roché : celui de 1920, le Diary, et celui de 1943, Jules
et Jim. Il est remarquable que leurs logiques internes soient
rigoureusement inverses. Le Diary,
nous l'avons vu, procède par excroissance des carnets. Sur la trame que ceux-ci
fournissent, il faut développer, ajouter, grossir, pour que, quantitativement
au moins, le Diary soit comparable au
Journal d'Helen, et que cela
« fasse livre ». Le projet n'aboutit pas car il n'est pas de l'ordre
de la fiction. Celle-ci commande au contraire l'épure. Et par rapport au Journal, et plus encore à la vie de
Roché et celle de ses comparses, Jules et
Jim s'écrit par simplification, suppression, coupes claires dans la trame
historique. Certes la matière est autobiographique. Mais ce n'est pas ce qui
est le plus signifiant dans Jules et Jim :
ce sont les absences et les modifications qui révèlent le mieux les intentions
de l'auteur.
Le roman présente une pâle figure de Roché, dès lors que
l’on sait qu’il sert de modèle au personnage de Jim : tout ce qui concourt
à faire de lui un personnage hors du commun semble disparaître. Cette vie de
dandy qui caractérise si bien le Roché écrivant son Journal trouve à peine trace dans le roman : il n'est plus
l'ami des peintres, l'intercesseur des collectionneurs, celui qui hume les
formes nouvelles, qui risque son argent dans les premières toiles d'un inconnu,
revendant celles qui ont pris de la valeur pour chercher ailleurs de nouveaux
talents, ni cet interlocuteur privilégié des peintres les plus importants, non
seulement en France, mais aussi à Munich, où il rencontre Paul Klee. Et lorsque
Roché écrit son roman, tous ses amis sont très connus.
Il est à peine un écrivain : certes quelques mentions ici
et là de ses articles pour un journal français et même le projet d'écrire un
livre sur leur histoire. Roché et les Hessel insistent pourtant bien sur le
temps qu'ils consacrent à l'écriture : seul Jules en hérite dans le roman. Et
bien que Jules et Jim passent le plus clair de leur temps à converser, nul
lecteur ne saura quelle est leur conversation : l'Allemagne, la France, la
poésie et l'art du roman ? Certainement, on peut le supposer. Mais rien ne
vient le confirmer. Et pourtant la discussion entre un Français et un Allemand
en 1920 ne doit pas manquer d'intérêt. Ni les principes en amour qu'expose Jim
dès le premier chapitre :
Jim dit à Jules : Ce
n'est pas une question de langue.
Et il lui exposa des
principes.
- Autant me prêter vos souliers, ou vos gants de boxe, dit Jules, tout cela est trop grand pour moi (12).
Mais des principes de Jim, nous ne saurons rien,
sinon qu'ils ne sont pas adaptés à Jules.
Voici donc deux amis qui parlent d'on ne sait quoi, un
écrivain qui n'écrit pas, un marchand d'art qui ne vend pas... Tout ce qui
semble concret, tout ce qui paraît installer les personnages dans une fonction
trop précise est éliminé au profit d'une conception quelque peu romantique du
dilettante du début du siècle. Ce n'est pourtant pas au profit d'une image
décadente de l'homme à femmes, qui ne saurait plus consacrer de temps à autre
chose.
Car presque toutes ses maîtresses disparaissent aussi,
laissant Jim, certes intéressé par la gent féminine, mais peu pressé de passer
aux actes ou plutôt peu soucieux de multiplier les expériences de front. Qui
reste-t-il ? Lucie, Gertrude, Odile. Trois caractères, trois façons
d'aimer, de Lucie, la jeune femme douce et blessée, à Odile la plus délurée et
la plus libre, en passant par Gertrude, la déclassée. Trois épisodes qui
correspondent bien à la vie de Roché, mais qui assagissent considérablement son
personnage. Un seul exemple suffit à l’illustrer : le roman montre Jim
occupé d'abord à séduire Gertrude, puis Lucie. Ce n'est pas ce qui se passe à
Munich où Roché séduit les deux femmes en même temps et conduit ses entreprises
simultanément. Le personnage est certes hors norme, mais pas exceptionnel non
plus : il n'accumule pas quotidiennement les conquêtes, a certes des
maîtresses mais à un rythme et en nombre que l’on pourrait dire raisonnables.
L'arrivée de Jim à Hohenschäftlarn change sa vie tumultueuse. Et c'est la mauvaise interprétation d'un baiser dans les cheveux d'Annie par Rachel, l'amie jalouse, qui provoque la première attaque violente de Kathe. Jim proteste de son innocence et après deux heures de temps finit par la convaincre. Il faudra néanmoins la mise en scène de la soirée à quatre pour que Kathe revienne tout à fait à Jim (110).
La réalité n'est pourtant pas exactement celle-là.
Certes en relisant son Journal dix
ans après avoir écrit son roman[31], Roché s'étonne de cette
confusion, mais le calendrier fait foi : lorsqu'il couche avec Bobann, pas
jusqu'à jouir en elle, mais pour connaître "sa forme intérieure",
c'est le lendemain de sa première nuit avec Helen. Cette confusion dans les
dates, peut-être inconsciente de la part de Roché, n'en est pas moins
significative : elle permet de présenter un Jim tout entier occupé à
Helen. Et toutes celles qui prétendent le contraire non seulement se trompent
mais veulent abattre son amour : c’est d’ailleurs ce que veut Rachel.
Le Journal
montre assez pourtant quel expérimentateur est Roché en matière de femmes. Et
dès 1902, il cultive avec l'une d'elles une relation particulière, secrète et
presque tranquille : Germaine Bonnard, la douce Mno. Mais ce n'est qu'à la
fin de la deuxième partie du roman qu'elle apparaît sous les traits de
Gilberte. Apparition rendue nécessaire pour créer un pendant à Jules. Germaine
reste pourtant, l'écrit-il assez!, celle qu'il aime absolument. Mais Jim est
pur dans ses intentions comme dans ses actes. Jamais il ne trompe Kathe, même
lorsque celle-ci lui présente ses amies pour le soumettre à la tentation.
Certes Gilberte est toujours là : mais, pour Jim, elle occupe une place
similaire à celle qu’occupe Jules pour Kathe. Et le roman prend bien soin de
rappeler que Jules bénéficie des tendresses de Kathe. L'équation que refuse
Kathe s'impose bel et bien : Jules et Gilberte sont de vieilles amours
qu'on ne peut quitter. D'autres femmes ? Seule Irène aurait pu peut-être
séduire Jim : mais c'était pour se venger de Kathe et celle-ci est rentrée avant.
Une autre femme serait en fait l'instrument d'une vengeance contre les
infidélités réelles de Kathe. Et cela se produit une fois (178). C'est ici le
seul manquement à la fidélité de Jim, telle qu'il la conçoit. Le Journal de Roché raconte bien cet
épisode : il correspond effectivement à une période de chasteté de la part
de Roché. Mais celle-ci s'entend sans doute autrement que dans son sens commun.
Il n'a pas d'autre maîtresse que Germaine avec laquelle il ne jouit plus. Seule
une curiosité qui lui permet de vérifier son amour le conduit à s'intéresser à
l'Espagnole, l'amante de Duchamp. Mais son sexe ne répond pas... C'est elle qui
sera l'instrument de sa vengeance quand il recevra la lettre ambiguë d'Helen.
Mais il reste toutes celles des autres séjours à Paris : celles que
mentionne le Journal : Guitt,
Janot, Bigey, Mathilde, Natacha, Aïssa, le Tigre, Joëlle, Irène, Mermaid,
d'autres, comme Denise dont la place sera très importante. D'autres encore
qu'il ne nomme pas, ou dont les rapports ne sont pas notés dans le Journal. Ainsi de Bobann, la sœur
d'Helen, celle par qui déjà le scandale a éclaté. C'est elle qui vient le
chercher à Munich le 15 mars 1921. Et ce qu'il écrit sur son carnet ce jour-là
ne correspond pas tout à fait au souvenir qu'il en a quelques mois plus tard :
il pense que les choses sont allées plus loin que les quelques innocentes
caresses qu'il note à cette date. La liste, non exhaustive, se suffit :
elle n'a pas son correspondant dans le roman. Seule Denise y sera en fait
intégrée : elle doit donner ce que Kathe n'a pu donner à Jim : un
fils. Et là encore, la réalité est plus crue que la fiction : le roman par
la fin qu'il choisit ne fait pas de Michèle une mère. Denise aura un enfant,
que Roché cache pendant deux ans à Helen...
Le contraste avec les amants d'Helen est saisissant car
eux se retrouvent personnages de roman : Munich, octobre 1920 avec Ulhe,
c'est Harold (121); le même Harold qui sert d'amant à Kathe avant son mariage;
et qui revient, comme Ulhe, à Berlin en août 1922, dans l'épisode du pyjama
blanc(166). C'est vrai aussi pour Koch, sous le nom d'Albert en mars 1922(129).
Même la péripétie du Frangin dans le lit à trois trouve son écho :
Fortunio est ainsi dans le roman. Helen est une femme à hommes. Kathe est donc
une femme à hommes aussi. Le contraste pourrait s'expliquer comme une manière
de se défausser sur Helen et de se rendre meilleur qu'on ne l'était :
Jim-Pierre est victime de la nymphomane Kathe-Helen, et l'auteur sort blanchi
de l'histoire. Mais c'est ailleurs que se cachent les vraies raisons :
s'il a peut-être la volonté de se disculper, Roché se soumet surtout à la
logique interne de son récit. Il aurait pu tout aussi bien développer davantage
l'aventure de l'amant d'Helen alors que Roché était à Berlin, avec elle, le 5
décembre 1922. Et d'autres menaces qu'elle fait fréquemment. L'intérêt des
amants de Kathe est diégétique : ce sont eux qui relancent à chaque fois
la machine dramatique en cours. C'est l'épuisement de Jim non seulement devant
la force qu'exige Kathe pour être satisfaite mais devant sa capacité à briser
net ce qu'il croyait l'amour le plus absolu. C'est cet appétit d'ogresse que
soulignent ses incartades et qui les rend nécessaires. Les maîtresses de Jim
n'auraient qu’alourdi inutilement le roman, puisqu'elles lui sont justement
inutiles : Jules et Jim n'est
pas le roman d'un collectionneur. Il est le récit d'un amour qui s'épuise à
force de se chercher et de se perdre dans la jouissance la plus violente. En ce
sens, Vyerge, Aïssa, Guitt ou Irène n'avaient pas leur place. Leur présence
empêchait de poser l'équation Jules = Gilberte ( qu'elle soit acceptée ou non
), et ne permettait plus alors de centrer le drame sur les quatre
protagonistes. Et c'est bien la menace d'Albert qui pousse Jim à séduire vite
Kathe en août 1920, dès lors qu'il sent Jules pour lui, contre l'autre. C'est
l'arrivée calculée de Harold qui permet, paradoxalement, de résoudre la crise
des deux amants et qui les conduit à se reprendre violemment.
Ainsi, du point de vue de la narration, c'est la présence
des amants d'Helen qui importe, les maîtresses de Roché pouvant aisément
disparaître, sans que l'économie du roman en soit affectée.
S'il est bien peu probable que la disparition des
infidélités de Roché soit due à un problème éthique, il est en revanche une
disparition beaucoup plus étonnante et qui elle a sans doute rapport à la
morale : c'est celle de l'écriture de la sexualité, l'écriture du sexe.
Les déclarations de Roché sont fréquentes dans le Journal. Et celui-ci est, au moins pour partie, une tentative
d'écrire l'amour, non plus par les sentiments ou la psychologie, mais par les
faits et les actes, avec une grande précision. Vingt ans après la grande
aventure amoureuse avec Helen, le désir de provoquer s'est émoussé. Non que le
roman fasse abstraction du sexe. La première partie avec Lucie, Gertrude ou
Odile, comme avec Magda, ne laisse aucune ambiguïté. Même les descriptions de
ces femmes se lisent sous l'angle du désir qu'en a Jim. Mais les mots pour le
dire ressortissent à un autre registre que celui employé dans le Journal. C'est le règne de
l'euphémisme :
Au bout de quinze jours, après une cour qu'elle rendit héroïque et amusante, Gertrude fut à Jim ( 20).
Ils eurent une franche nuit ( 38, à propos de Magda).
Et elle tomba pour de
bon dans les bras de Jim ( 43, à propos d’Odile).
Le roman se tient bien loin des descriptions du Journal. Et même lorsqu'il s'agira de Kathe, ce sont les métaphores qui s'imposeront :
Vers l'aurore, ils
s'atteignirent (107).
Une lune de miel reprit
pour eux (112).
Ils firent leur enfant
avec piété (148).
Le Journal,
quant à lui, nous l'avons vu, est d'un tout autre registre de langue. Est-ce à
dire que Roché ne tient pas le programme qu'il se fixe en 1922 ? L'âge le
rend-il plus mesuré, ou plus prude dans ses propos ? La volonté de publier
réellement le livre - il en a davantage les moyens à la fin de la deuxième
guerre mondiale qu'après la première - a-t-elle freiné la volonté de dire
l'amour comme il est ? Ou l'époque ne le supportait-elle pas ?
Peut-être toutes ces raisons à la fois. Une autre aussi, beaucoup plus
fondamentale sans doute. En cherchant un titre pour son livre, Roché pense à Trois[32]. Ce titre fait évidemment
référence au trio. Or le titre qu'il choisit en définitive, c'est Jules et Jim : Kathe est éliminée
du titre. Du titre, mais aussi du sens profond du roman : l'enjeu de
celui-ci ne la concerne que partiellement. L'amour qu'ils ont, la liberté dont
ils tentent de jouir, mais aussi les coups qu'ils se donnent et l'acharnement
qu'ils mettent à se détruire, tout cela sert, aussi, à faire resplendir la
constance de Jules : et particulièrement dans le domaine de l'amitié. Jules et Jim n'est pas un roman sur
l'amour physique, comme l'aurait été un autre livre écrit dans les années vingt
et consacré à la relation entre Pierre et Helen. Tel n'est pas le projet de
Roché, même si le personnage de Kathe, tout comme Helen dans la vie, le déborde
en raison de sa puissance. Il ne s'agit donc pas ici de rendre, d'écrire
l'amour avec les mots de l'amour physique, avec les mots du sexe.
Plus confuse est la raison qui pousse Roché à supprimer
les avortements d'Helen : il y en eut trois, dont un qu'Helen décrit avec
précision dans son Journal. Le roman
n'en fait jamais mention, au contraire du Journal.
Roché a été confronté de nombreuses fois à ce problème et assez tôt. A chaque fois que cela se produit, il réagit
de la même façon. L'époque veut cela : la vie sexuelle ne s'entend que
dans la procréation ou la frustration. Bien des contraceptifs existent, mais
ils ont peu de rapport avec ce que la seconde moitié du siècle inventera. Et
tout jugement sur cette question doit tenir compte de ces contraintes
techniques. La seule contraception qui vaille est celle du retrait, ou encore
l'absence de pénétration vaginale. Roché pratique les deux. Avec les accidents
qui peuvent se produire pour la première. Mauvaise technique - cela lui arrive
parfois -, surtout oubli dans l'inconscience du plaisir. Mais à chaque fois
qu'il sera confronté au problème, il aura les mêmes mots dans le Journal. D'abord une inquiétude, qu'il
partage. Puis, puisqu'il faut en discuter, une façon de renvoyer la décision à
celle qui est enceinte, laissant le libre-choix. Un libre-choix qui ressemble
bien à un refus de prendre ses responsabilités. La décision prise et
l'avortement réalisé, Roché a toujours un soupir de soulagement : qu'il
justifie, par son âge, la jeunesse de son amour, la période inadéquate de sa
vie (l'argent...). Et quand il s'agit de Germaine ou d'Helen, il se met à
penser au suivant. Non qu'il craigne un nouvel accident. Mais parce qu'il veut
sincèrement un enfant, même s'il n'assume pas ce désir. Ainsi imagine-t-il
l'enfant de Germaine en 1905, avant de renoncer tout à fait à cause de sa
santé. Ainsi en est-il après le premier avortement d'Helen, puis après le
second, et après le troisième. Cette incapacité à assumer la paternité
l'entraîne à dégager sa responsabilité tout en revendiquant son désir. Et seule
Denise parviendra à modifier cette position alors qu'il a déjà plus de
cinquante ans.
Dans Jules et Jim,
Helen n'est enceinte de Jim qu'une seule fois, après le douloureux séjour à
Weimar. Toujours l'origine de la paternité inquiète Jim qui ne se rend pas
immédiatement au chalet, alors qu'il est malade à Paris. Le fœtus disparaît
comme par miracle, la nature romanesque s'accordant avec les tensions des
personnages :
Lassé par ces alternatives de ciel et d'enfer dès avant sa naissance, le tout petit enfant s'éteignit au tiers de sa vie prénatale (160).
Cette litote évite bien évidemment d'aborder une question
encore politiquement et culturellement difficile. Il faut dire aussi qu'elle
affaiblit un peu le personnage de Kathe alors qu'il y a chez Helen, au moins
pour l'avortement dont elle relate les détails dans son Journal une grande force et une grande responsabilité. L'avortement
n'apportait peut-être rien au roman. Il reste aujourd'hui quand même que
l'absence de référence à toute question de contraception ou d'interruption de
grossesse peut parfois sembler un peu lâche. Mais c'est déjà un jugement de
valeur...
Si la façon de n'avoir pas d'enfant est éliminée du
roman, celle d'en avoir au contraire est très présente. Jim, et Kathe aussi,
dans une moindre mesure, vouent un véritable culte à l'enfant. Et pour Jim, au
sien, celui à venir, un fils. Forcément, un fils. C'est cette nécessité du
fils, qui, dans les années 1921 et 1922, sature totalement le Journal jusqu'à en devenir une
obsession, expliquant certainement le changement de sexe qui affecte les
enfants : Ulrich et Stephan Hessel sont devenus dans le roman Lisbeth et
Martine. En donnant deux filles à Kathe et Jules, Roché joue du contraste et
impose "le fils" comme figure de sa descendance, trahissant ici une
image, fort répandue il faut le dire, qu'une progéniture digne de ce nom ne
peut être que masculine. Elle se doit d'être à l'image de ce père qui triomphe
des femmes, alors que le père des fillettes, lui, s'est montré bien
maladroit...
Le traitement du temps révèle aussi une transformation,
un rétrécissement essentiel par rapport au réel, et à son écriture, celle du Journal. Il n'est pas question ici de
noter simplement des permutations d'épisodes : le roman ne respecte pas
toujours la chronologie des faits, inversant parfois l'ordre des événements.
Ainsi le voyage dans les Landes est rapporté après l'installation de Kathe à
Paris (202) alors qu'il a lieu en fait bien avant, en 1924, au cours d'un des
deux séjours qu'Helen effectue en France cette année-là. Rappelons que Roché
écrit sans aide-mémoire et que c'est sans doute là qu'il faut chercher la cause
de cette différence. Elle lui permet certes d'écrire un épisode de calme, de
bonheur, d'innocence avant un autre voyage plus difficile. Il pouvait de toute
façon trouver facilement un autre fait servant le même dessein.
La question du temps n'est donc pas problème de
chronologie mais problème de traitement. Le roman, bien qu'épousant le point de
vue de Jim, ne s'écrit que dans le temps de leur relation : ainsi la
guerre est-elle totalement occultée :
Trois jours avant, la
guerre éclata et les sépara pour cinq ans. Ils purent tout juste se faire savoir par des pays
neutres qu'ils étaient encore en vie. Jules était sur le front russe. Il était probable qu'ils
ne se rencontreraient pas (88).
Cinq ans de la vie sont ainsi traités en trois
lignes. Et pas n'importe quelles années : la guerre mondiale provoque des
ravages dans les consciences et le couple franco-allemand aurait pu, a dû en
souffrir. A cette époque, rappelons que Roché, après avoir fait de la prison,
se trouve à New-York. Hessel lui s'est engagé, mû par un vieux réflexe
patriotique. Il fait la guerre sur le front russe, puis se trouve dans des
bureaux où il s'ennuie et où il écrit Pariser
Romanze. Quatre lettres adressées à son ami français, Claude, c'est-à-dire
Roché. Quatre lettres où il parle de Paris et de sa rencontre avec Lotte, une
jeune Allemande venue elle aussi à Paris étudier la peinture avant-guerre.
C'est d'Helen qu'il s'agit bien évidemment. Helen qui, elle, met au monde deux
enfants. C'est aussi l'époque où elle renonce à Franz et commence à prendre des
amants. Ces années ne sont donc pas vides, tant du point de vue de la vie en
général et de ses répercussions sur eux que de leur histoire propre. C'est
pourtant le silence dans le roman. Le temps diégétique n'est pas conforme au
temps réel et s'autorise une importante ellipse.
Si le roman sème des indices temporels ( il s'ouvre avec
l'un d'eux, le chapitre III de la deuxième partie s'intitule :
« 1914: Guerre. 1920 : le Chalet ».), s'il s'ancre bien dans un
référent chronologique, on ne peut que constater combien celui-ci reste flou,
vague. Non que la durée se dilue. Mais elle semble perdre de sa réalité, de sa
matérialité. La juxtaposition des chapitres et des événements comme l'emploi du
passé simple induisent une succession, et donc une temporalité linéaire. Mais
en supprimant les connecteurs précis, l'auteur fait entrer le lecteur dans une zone
temporelle peu définie. Le Journal,
par opposition, a évidemment pour lui d'être daté. Et l'on sait que l'histoire
contée dans le roman s'étale sur vingt-six années (1906-1933). Or le roman
n'introduit pas ces vingt-six années. Les repères temporels présents au début
s’effacent et le temps du roman, le temps de la narration s'en trouve
considérablement réduit. Les événements se bousculent, se télescopent sans
temps mort. Six mois peuvent être représentés en quelques lignes (c'est presque
toujours le cas lorsque Jim est séparé de Kathe), bien que ces six mois
puissent être chargés d'événements importants. Certaines ellipses sont
classiques, pourrait-on dire. Ainsi celle concernant le bonheur :
Le temps passait. Le bonheur
se raconte mal (206),
qui ne peut manquer de
rappeler Stendhal, et sa manière de passer sur les années de bonheur de Clelia
et Fabrice. Les romanciers n'aiment pas le bonheur, il est sans surprise et
trop calme.
En revanche, il est des épisodes qui par le jeu des
ellipses, par cette absence de "liant" qui les unit aux autres,
soumettent l’unité de l’œuvre à forte pression, jusqu'à la mettre à mal. Ainsi
de la juxtaposition du conte de la voiture et du deuxième voyage en
Grèce : aucun rapport ne vient éclairer la juxtaposition de ces deux
épisodes, si ce n’est la présence de Jim dans les deux cas (207).
Ce qui est à l'œuvre ici, c'est la compression des
événements, pour parvenir non à l'unité de temps, mais à cette rapidité dans le
surgissement et l'enchaînement des événements qui conduit à un effet de
parataxe. Il ne s'agit pas d'abolir le temps et de créer une zone atemporelle,
mais, au contraire, de tendre le temps pour rendre cet effet particulier qu'est
la tension dramatique. Jules et Jim
commence par le début de la relation de Jules et de Jim, leur rencontre. La
première partie raconte concrètement l'amitié de Jules et de Jim. L'arrivée de
Kathe au contraire précipite les événements, bouscule le temps, et donne au
roman un véritable écho tragique. Car malgré l'histoire réelle, Jules et Jim ne se présente pas comme
une tranche de vie, mais comme une véritable tragédie. Et le traitement du
temps se ressent de cette volonté, un peu, toutes proportions gardées, comme
Shakespeare, à partir de la chronique de Thomas More, réduit autant qu'il est
possible le temps dans Richard III.
Il s'agit bien d'effacer la dimension historique d'un drame qui se joue
en-dehors de l'Histoire.
Jules et Jim
est un roman très construit. Et cette construction, que l'on voit à l'œuvre
dans les pages du Journal, ressortit
à l'esthétique de la tragédie classique. S'il s'agit d'un roman et non d'une
pièce de théâtre, il n'en demeure pas moins que l'on y trouve toutes les
grandes figures de cette esthétique , à commencer par le final. Celui-ci n'a
aucun rapport avec la vie de Roché et suffit à montrer comment il organise son
œuvre : le Journal montre les
tâtonnements de l'auteur pour trouver une fin qui le satisfasse. Et après
plusieurs tentatives, il s'arrête sur un épisode de fiction pure, qui ne va pas
sans rappeler les grands drames d'amour : la mort des amants. Cette mort
permet aux deux personnages de quitter les habits du réel et de se parer des
attributs des héros tragiques; elle les élève à une dimension mythique, les
intégrant à la famille de ceux qui ne peuvent réaliser leur passion que dans la
mort. S'ouvrent à eux dès lors un nouveau temps et un nouvel espace, non
bornés, infini de la résolution des hiatus de la vie courante :
Les secondes se
multipliaient par mille.
Un loisir merveilleux
s'étendit (239).
La mort est éternité et infini. Mais elle est aussi
ce qui vient faire sens, donner son sens à ce qui a été vécu : par elle se
réalise le destin exceptionnel de personnages exceptionnels. Cette mort les
arrache aux contingences qui ne pouvaient qu'empêcher la réalisation de leur
amour. Jim et Kathe conjuguent ainsi le paradigme des qualités du héros
tragique. Solitude, puisqu'ils sont incompris et rejetés du monde, notamment
des proches qui les trouvent scandaleux et qui tentent tout pour les séparer;
stérilité, puisqu'ils ne parviennent pas à avoir d'enfant; finalement
poursuivis par un fatum qui les
empêche de conduire leur vie. C'est la mort qui vient lever ces obstacles
insurmontables dans la vie. Et elle est l'instant d'une fusion éblouissante des
personnages qui dit à elle seule le dépassement de la séparation originelle des
sexes :
Et elle l'accompagnait !
Ah ! Elle l'aimait donc
?... Alors lui elle ! (238)
Au paroxysme de l'amour, le langage s'amenuise et
laisse place au télescopage des pronoms, rendant ainsi par l'écriture la
puissance de l'union des deux amants.
Dès lors, cette fin devient exemplaire. S'inscrivant dans
la tradition des grandes histoires d'amour qui distinguent l'amour
conventionnel, inscrit dans le temps et les habitudes, et l'amour passion qui
dévore ceux qu'il touche, Jules et Jim
dit une nouvelle fois la transgression et sa fatale conséquence. Mais le roman
dit aussi la démesure de la passion, son inhumanité, en ce sens que seule elle
permet de jouir au-delà de la commune mesure. Histoire exemplaire parce qu'elle
inscrit la mort comme le terme non d'une vie mais d'une histoire, ayant épuisé
tous les possibles que pouvait offrir la vie. Exemplaire enfin, parce que du
point de vue esthétique elle clôt un roman tout entier tendu vers elle.
La mort donne alors son sens à l'œuvre, un sens que la
vie n'a pas. Ou qu'une autre fin ne pouvait lui donner. Mais cette fin est
appelée par la construction du roman. Et comme le final, celle-ci paraît
épouser le mouvement d'une tragédie classique, avec son acte d'exposition, son
acmé, son dénouement. Au contraire de la tragédie théâtrale, le roman ne
commence pas in medias res. Toute la
première partie est au contraire une savante préparation de la suite. Nous
l'avons vu pour les personnages féminins qui appellent Kathe. C'est également
vrai pour la structure profonde de l'œuvre. Sous la légèreté apparente de la
première partie se cachent, et par là se structurent, les éléments fondamentaux
du drame à venir. D'abord parce que l'histoire met en scène l'Histoire et que
la relation individuelle entre un Allemand et un Français est sous-tendue par
les relations franco-allemandes des vingt premières années du siècle. Mais
c'est surtout l'organisation du récit qui lui confère sa valeur tragique.
La construction de Jules
et Jim montre une technique très éprouvée de la narration. L'œuvre est
sous-tendue par une architecture à la fois éclatée - c'est une somme de petites
scènes, des saynètes qui traduisent autant de tranches de vie - et extrêmement
concentrée. Jules et Jim est donc
soumis à un double mouvement, à la fois divergent et convergent. Pourtant, cet
antagonisme apparent se résout dans la macro structure du roman : celle-ci
ressortit nettement à l'esthétique de la tragédie. Tragique, cette histoire se
devait de respecter les canons du genre, puisqu’elle ne poursuivait pas la
morale ni la bienséance. Aussi Jules et
Jim joue-t-il de cet effet de structure qui conduit le roman jusqu'au drame
final.
Les trois moments du roman, sa division en trois parties
réfléchissent la construction de la tragédie. Et ces trois moments sont eux
aussi relayés, relancés par des effets de dramatisation. Le titre de chacune
des parties donne l'essentiel non de sa matière mais du rôle qu'elle joue :
« Jules et Jim », exposition, qui voit prendre forme la figure des
deux protagonistes. C'est autour de « Kathe » que se nouera la
tragédie, c'est dès son apparition que ce qui pouvait n'être qu'une relation
d'amitié devient le prélude d'un drame amoureux. « Jusqu'au bout »
indique combien il est impossible d'envisager d'autre issue que la mort. Le
dernier chapitre de chaque partie montre bien comment s'opère la dramatisation.
Ainsi, alors que Kathe n'a pas encore envahi la vie des deux hommes, il flotte
en cette fin de partie, non plus l'insouciance des festivités de Montparnasse
ou le dilettantisme des dandies, mais une atmosphère plus lourde et qui se
donne à lire comme prophétique. « Les Corbeaux » (I, XIV) est encore un chapitre de
vacances. Mais dans l'air règne comme l'annonce d'un malheur. Le jeu n'est plus
là pour traduire le plaisir et l'épicurisme de Jules et de Jim; il ne révèle
pas davantage un aspect de leur caractère. Il est prémonitoire : les
corbeaux ne s'envolent pas malgré les tirs de Jim. Le réseau connotatif est
lisible : il plane sur Jules et Jim une menace, une menace de mort. Et si
Jules ne paraît pas en être conscient, Jim, lui, doit avouer son incapacité à
comprendre le symbole. Cette première apparition de la mort, sous forme
symbolique, placée à la fin de la première partie qui respirait au contraire
l'air du temps, joue un puissant effet d'annonce et cristallise un destin dans
ce qui semblait n'être que de courtes tranches de vie.
« La promenade noire » (II, IX) joue un rôle semblable. Il
ponctue une période d'exaltation amoureuse qui se heurte sans cesse à la
réalité du monde, ses affaires, son administration. Qui se heurte surtout à
leur incapacité à faire un enfant. Or toute cette période ne semble valoir que
si elle s'incarne dans un enfant. Aussi l'humeur varie-t-elle en fonction des
mois qui passent et qui n'annoncent pas la grossesse espérée. Tout ce chapitre
est marqué par le temps : non plus le temps resserré de la tragédie comme
dans la macro structure du roman, mais le temps réel, celui qui compte avec la
nature humaine et ses cycles. Le temps pénétrant leur univers, Jim et Kathe se
soumettent non plus à la règle absolue de leur désir, mais à l'érosion d'un
amour relatif. La lutte entre les deux ne peut que se nourrir de cette
altération : eux les amants magnifiques ne sont plus que de piteux
personnages, incapables d'un désir ni d'un plaisir. La séparation est la seule
issue dans une nuit qui est l'opposé exact de celles qu'ils ont connues :
Ils se prirent encore une fois, sans savoir pourquoi,
pour mettre un point final peut- être.
C'était comme un enterrement, ou comme s'ils étaient déjà morts (153).
C'est encore la mort qui rôde, sans pourtant être
réellement présente. Le symbole de la première partie a pris corps et revêt
bien l'aspect menaçant qu'il portait en lui. Cette mort, c'est celle de leur
amour et de la direction qu'ils ont tenté de lui imposer. Leur histoire semble
donc terminée et sa fin soulage Jim. C'est la fin d'une belle et longue
histoire d'amour, mais somme toute banale : il rentre à Paris, elle rentre
chez Jules, comme si la vie pouvait reprendre après une longue parenthèse.
C'est précisément cette illusion qui dénote l'aveuglement
des deux protagonistes : la vie ne peut reprendre comme auparavant et il
ne s'agit pas là d'une parenthèse. Comme dans la tragédie antique, les
personnages sont mus par une force qui se révèle plus forte que leur
volonté : la force du destin. Car ce sont bien des personnages face à un
destin et le texte l'écrit clairement. Partis en Grèce, Jules et Jim ne partent
pas faire un voyage archéologique, malgré la qualité de leur préparation. Ils
viennent régler leur passé et se soumettre à l'avenir. Le voyage revêt un
caractère initiatique : la maladie ne les épargne pas et ils font preuve
d'abstinence, souffrent de la chaleur, subissent le jeûne et le feu pour se
purifier du passé. Jules tente bien d'y revenir en prenant rendez-vous avec une
Allemande à Athènes, mais le rendez-vous n’a pas lieu et la vie ne sera plus
jamais la même. C'est sous une forme pétrifiée et inanimée que leur
apparaissent Lucie, Gertrude, Odile. Il leur faut rompre avec le passé et
attendre un nouveau signe. Ils le trouvent dans une petite île, sous la forme
d'une statue, dont la description est quasi inexistante, tant ils sont
éblouis :
Elle dépassait encore leur
espérance (76).
C'est surtout l'effet
qu'elle produit sur ceux qui l'admirent qu'il importe de rapporter :
Avaient-ils jamais rencontré
ce sourire? - Jamais -
Que feraient-ils s'ils
le rencontraient un jour?-
Ils le suivraient (76).
L'image est trop prégnante pour ne pas frapper.
Cette divinité grecque que l'on suivra quand on la rencontrera, c'est
évidemment la marque du destin. Le sourire archaïque est le signe d'un fatum : il est « assoiffé de
baisers, et de sang peut-être » (76) et son incarnation dirigera le cours
de leur existence, deviendra leur existence même. Ils viennent d'avoir une
« révélation » et croient « sentir le divin à portée des hommes »
(76). Ils ont rencontré le signe de leur élection et il leur faudra désormais
le reconnaître. La suite du roman sera l'histoire de cette reconnaissance et de
sa fin fatale, inscrite dans le goût du sang de la déesse. Mais cette
découverte reste marquée par l'ambiguïté. Le système anaphorique de cette fin
de chapitre est trompeur : le « ils » fait explicitement mention de
Jules et de Jim. Mais c'est oublier Albert, non seulement présent, mais encore
grand ordonnateur de cette découverte. Et lui aussi, sans doute, est soumis au
charme de la divine statue. Sans le dire, avant même l'apparition de Kathe, se
nouent les écheveaux du drame à venir, tout entier contenu dans le sourire
archaïque. Et chaque événement qui vient précipite l'histoire vers son issue.
Même les moments de bonheur ne peuvent se lire que dans leur alternance avec
les crises. Même les détails anodins prennent une force tragique et participent
à l'élaboration de la résolution finale. Ainsi du saut dans la Seine de Kathe.
La répétition de l'acte confère au saut initial sa valeur programmative : il
vient sous les traits d'une anecdote somme toute plaisante et qui montre chez
Kathe une jolie force de caractère préparer la crise finale. Le roman se plaît
à reproduire des situations déjà rencontrées, à en accentuer les traits, à les
présenter sous un aspect de plus en plus dramatique (les promenades en voiture,
par exemple). Mais le saut dans la Seine, le premier, est au fond tout entier
sous le signe du tragique. Jim s'exclame intérieurement :
Oh my prophetic soul ! (86)
parce qu'il prévoyait
quelqu'action d'éclat de la part de Kathe. Mais sous cet aspect conjoncturel,
c'est bien la référence à Shakespeare qu'il faut retenir ici. Le fantôme
d'Hamlet ne planerait-il pas dans le roman ? Ne retrouve-t-on pas
explicitement son nom dans le titre du deuxième chapitre de la troisième et
dernière partie: « Le pyjama blanc. Au pays d'Hamlet » ? Ces
références jouent leur rôle. Jim, déclamant du Shakespeare, devrait être
prévenu de l'issue possible. Mais comme Hamlet, il interprète mal les signes,
les fuit, et hésite plutôt que d'être résolu. Au pays d'Hamlet, il ne se passe
rien de tragique, c'est au contraire un moment de bonheur et de calme. Mais
cette référence jette son ombre tragique au tableau et résonne tout au long du
roman. Il y a certainement quelque chose de pourri au royaume des amants. Il
n'est pas jusqu'à cette situation qui frôle le grotesque - le meilleur ami,
amant de la femme -et qui s'amplifie en drame qui ne rappelle Shakespeare.
D'autant que tout drame d'amour s'avoue être une variation sur Tristan et Iseult ou sur Roméo et Juliette. Il y a dans les
référents culturels qui sous-tendent le roman l'idée de la tragédie. Et si la
querelle des familles est abandonnée (partiellement, la mère de Jim n'a guère
d'affinité avec Kathe), elle peut être remplacée par la querelle des
nationalités - une Allemande, un Français; entre les deux un juif allemand, pas
vraiment juif pour lui, trop encore pour les autres. Surtout, c'est l'amour qui
conduit seul le drame : une force plus forte que leur volonté, qui les
prend en charge et les conduit inexorablement vers le drame final, grandiose,
car venant sceller le destin exemplaire des amants. Cette variation sur
l’amour-passion n’est pas sans conséquence sur le dessein de Roché et nous
retrouvons ici Tzvetan Todorov : la mise à distance nécessaire entre
l'événement et son souvenir permet à l'événement de se détacher de sa
contingence individuelle et de servir d'exemple. Tous les procédés que nous
venons de relever et qui détachent le roman de son référent réel permettent à
l'œuvre de vivre comme telle et de trouver un public : parce qu'elle
devient autonome, et non plus seulement récit d'une expérience, elle acquiert
le caractère exemplaire dont parle Todorov. Elle se donne à lire à tous, parce
que tout le monde pourra non s'y retrouver, mais sympathiser avec elle. Là où
le Journal fait un compte rendu, Jules et Jim offre une expérience que
nous partageons par la lecture. Le passage de l'un à l'autre aura été le
travail d'un vrai romancier. D'une matière brute, il aura fait un ensemble
ouvragé, exigeant discipline et modestie, nécessitant un travail de
simplification et d'épure qui confère à l'œuvre sa valeur littéraire, lui donne
sa vie propre, qui se lit sans décodage avec la vie de l'auteur. C'est bien
ainsi que l'entendait Roché. C'est bien ainsi que nous lisons Jules et Jim.
Jules et Jim
est un roman au destin étonnant. Peut-être un mauvais dieu s'est-il acharné sur
Henri-Pierre Roché ? Toujours est-il que la publication de son œuvre de
son vivant ne lui attribue aucune gloire. Les critiques pour Jules et Jim sont plutôt bonnes, ses
amis sont enthousiastes, il obtient le prix Claire Bellon. A l'image de la
promesse qui entourait Don Juan pour
le prix Goncourt, il n'en retire aucun succès public. Il faudra bien attendre
la mise en scène de François Truffaut pour que le livre se vende quelque peu et
que Roché ait quelque notoriété publique. Mais il est déjà mort. Et on lit peu,
et l'on retient moins encore, le nom de celui qui écrivit le roman qui est
adapté. C'est donc d'abord le film qui impose ses images, ses voix, ses
visages. Et il faut longtemps pour s'imprégner des « véritables »
traits de Kathe, substitution que Jeanne Moreau rend particulièrement
difficile. François Truffaut voulait un film à la fois léger parce que
respirant la liberté de vivre et d'aimer, et grave parce qu'il était une
tragédie. Sans doute le miracle du film réside en ce qu'il tient cette gageure.
Pourtant, aussi réussie soit-elle, l'adaptation[33]
fait la part belle à
son actrice principale et rate un aspect essentiel du livre. S'il y a bien
tragédie, celle-ci ne manque pas d'être ironiquement traitée.
L'ironie ne suppose pas le rire, simplement une mise
à distance qui montre que l'on n'est pas dupe, ou pas entièrement, du
subterfuge que permet l'œuvre d'art, le roman par exemple. Tout le roman de
Roché se construit bien comme une tragédie, mais comme une tragédie ratée.
C'est l'échec du grand destin rêvé qui est ici présenté. Toute une thématique
de l'échec parcourt le roman, malgré son rythme vif. Echec de Jules, cela
semble s’imposer dès la première page. Mais aussi échec de ces amants
malheureux, incapables de s'aimer réellement, ni même de manière fantasmatique.
Ils ont essayé et le solde, au bout du compte, est négatif.
Ah, pensait Jim, c'est beau
de vouloir redécouvrir les lois humaines mais que cela doit être pratique de se conformer aux règles
existantes (160).
Le temps, malgré le silence de son défilement, joue
son office, celui d'user les meilleures volontés possibles. On est bien loin du
programme que fixait Kathe sur la redécouverte des règles humaines à l'époque
triomphante de leur début. C'est que si tout se termine par la mort des amants,
leur façon de mourir n'est pas indifférente. Roméo meurt pour Juliette morte,
qui elle-même se tue pour Roméo. Ici Jim ne choisit pas de mourir : il
est, en quelque sorte, suicidé par Kathe. Certes le tempérament violent de
celle-ci devrait le prévenir de ses incartades. Mais une fois en voiture, il
est victime de la décision de Kathe. Celle-ci pourrait aussi répondre à son
désir profond. Plusieurs fois dans le roman, il souhaite la mort. Elle est là.
Et les premières images qui s'imposent à sa conscience, à la conscience de
celui qui va mourir, sont bien des images de mort d'amour, d'achèvement d’une
passion par sa seule résolution possible : la mort. Image d'éternité,
d'infini, de fusion... les deux amants dans la mort ne font plus qu'un... c'est
la tombe commune de Roméo et Juliette, le rosier de Tristan et Iseult... Mais
d'autres images surgissent et remplacent le mythe :
De chaque côté d'elle, dans
l'ombre, en boule, une grosse araignée claire... mais non... cela bougeait... c'étaient les
mains de Harold (239).
Roméo mourant en pensant aux mains de Tybalt sur le
corps de Juliette ? Iseult pensant aux efforts d'Iseult aux blanches mains pour
parvenir à consommer son mariage ? Non ! L'image introduit davantage qu’une
variation dans la matrice de la mort des amants. C'est un véritable
retournement qui s'opère ici, transformant le destin en sa parodie. La mort
n'est pas la résolution attendue puisqu'elle relance le soupçon et la
compétition avec d'autres hommes. Au lieu d'un accomplissement, d’une
réalisation totale et définitive, elle s'avoue être une caricature de la vie...
« les mains de Harold », dernière vision de Jim, comme un cauchemar
sans cesse recommencé, vision funeste de celui qui a toujours servi aux coups
perfides de Kathe : la mort en est un autre, un de plus. Et contrairement
à Roméo et Juliette, ou à Tristan et Iseult, c'est la désunion des amants à
l'heure de leur mort qui frappe :
Kathe et Jim étaient dans le
linceul de l'eau, non enlacés par extraordinaire, et ils étaient morts parce qu'ils
s'étaient désenlacés (241).
Le tombeau les rapproche-t-il ?
Non :
Les cendres furent
recueillies dans des urnes, et rangées dans un casier que l'on scella.
Seul, Jules les eût
mêlées (243).
Aucune image de fusion, alors que s'il l'avait
souhaité, l'auteur pouvait largement abuser de l'artifice. Mais il avait déjà
semé des indices qui avertissaient le lecteur. La force du fatum a beau s'incarner dans une statue grecque à qui l'on donne la
vie, il n'empêche que le destin est tenu à bonne distance :
Le destin frappait à leurs
portes : toc toc toc toc (158).
Le recours à l'onomatopée réaliste crée ici un
saisissant effet de distance entre le drame qui se joue et la façon dont
l'auteur le traite et l'expose. En frappant à la porte, le destin croit les
conduire. Mais où ? A la mort ? Sûrement puisque le roman s'achève ainsi. Mais
surtout, le destin tente - comme Jules - de les suivre dans leur alternance
d'amour et de haine, de séparations et de retrouvailles, d'adoration et de
représailles, de "ciel et d'enfer'". Ce qui sert de destin à Jim et
Kathe n'est pas le fatum de la
tragédie, mais simplement l'aveuglement qui régit leur relation :
« Barre à droite, toute! » - « Barre à gauche, toute ! »
(159). Ce qui paraît respecter les règles de construction de la tragédie répond
au fond à un autre principe d'organisation, celui non d'un destin mais de la
tragédie humaine d'un amour splendide mais raté. Et ce mouvement défie la
rectitude du schéma tragique : c'est le « tourbillon » qui
s'impose ici, qui, dans une valse à trois, quatre, mille temps, entraîne les
protagonistes, leur fait tourner la tête et les fait chavirer. C'est la spirale
du tourbillon et le vertige du vide en son centre qui sont le moteur du drame.
Chaque mouvement dans un sens s'achève dans une nouvelle prise d'appui qui
relance la danse. Chaque moment d'amour permet l'arrivée d'une crise, chaque
crise les renvoie à leur amour. Et même lorsqu'ils s'épuisent, même lorsqu'ils
semblent n'avoir plus la force de leur danse de mort, le mouvement imprimé ne
peut plus s'arrêter. A chaque fois que Jim dit stop, il est pourtant entraîné
dans une nouvelle rotation. Electrons libres lâchés autour d'un noyau mal
défini, ils se consument au gré de leurs aventures, de leurs disparitions, de
leurs retrouvailles. C'est une idée géniale que François Truffaut eut de mettre
au cœur de son adaptation la chanson de Revzany-Bassiak, qui s'intitule
précisément : Le Tourbillon[34]
et de la faire chanter
par Catherine-Jeanne Moreau alors qu'elle est écrite pour un homme... le
vertige est complet, comme fut complet le succès de cette scène et de la
chanson. Une idée géniale car elle traduit en mots la structure profonde de Jules et Jim. Et l'ivresse qui naît du
tourbillon laisse croire à une tragédie céleste, divine, là où il n'est
question, au fond, que de l'échec de l'amour.
L'image de la tragédie s'impose facilement à cause de la
fin que choisit Henri-Pierre Roché pour son roman. Cette seule fin devrait
suffire à indiquer quel travail l'auteur effectue pour rédiger son roman et
quels procédés sont à l'œuvre ici. Elle ne s'est d'ailleurs pas imposée
d'emblée à Roché. Le Journal ainsi
que les manuscrits portent la trace d'une recherche pour le final et hésitent
entre plusieurs solutions.
Ce qui est le premier manuscrit de Jules et Jim, commencé le 3 août 1943, à la Bastidette, reste
fidèle à ce qui est vécu par Franz, Helen et Pierre :
Dans leur bon temps
Jules disait en riant à Jim: « Nous aurons tout le loisir de parler tous les deux quand Kathe sera
morte. Elle commet tant d’imprudences, elle est si téméraire qu’elle ne peut manquer de périr avant
nous ».
Jules souhaitait que
non. Son attitude le prouvait à chaque
occasion, devant la
locomotive entre autres.
C’est lui qui est mort
le premier des trois.
Kathe avait
dit un jour à Jim qu’elle ne voulait pas l’ensabler et le tenir par des enfants. (Si Kathe lit
un jour ce récit...il n’est pas impossible qu’elle ait envie d’en donner sa version. Comme
elle fit jadis son journal, mais « 25 ans après ».
[Si tout cela est encore
vivant dans sa mémoire singulière, et si elle juge que cela vaut la
peine[elle est plus jeune que Jim]]
Pourquoi
ont-ils échoué? se demande encore parfois Jim.
vivre
Echoué à rester
ensemble, à avoir leurs enfants
Oui, leurs tempéraments
excessifs... leurs races différentes, leur passé avant de se trouver... leur volonté de
domination. Trop d’éléments mâles dans le total de leurs deux êtres. (voir Weininger).
Mais l’âge
aidant, Jim se demande s’ils ont vraiment échoué, si les ménages de ses amis aux nombreux
enfants ont vraiment réussi, si « échouer » et
« réussir » signifient
grand chose.
Kathe et Jim
ont fait une pieuse flambée dont l’intensité même empêchait la durée. Jim était
consumé, épuisé, lorsqu’il battit en retraite. Il s’est enfui pour méditer.
Il y a aussi
de grandes forêts qui flambent (toutes seules) sur les monts. Peut- on dire qu’elles ont échoué ?
Elles brûlent pour la gloire de Dieu.
La flamme de
Kathe et de Jim était généreuse et pieuse à sa façon - et une petite lueur dans le panorama
des flammes. (dont Jim a essayé de prolonger la résonance. refléter l’éclat)
Et Jules n’a-t-il pas
réussi encore plus qu’eux au cœur de son apparent échec?
FIN[35]
Le premier jet est fidèle à la réalité. Jules meurt - on
ne sait comment ni pourquoi - et restent, loin l’un de l’autre, Jim et Kathe.
Cette fin est en revanche loin du ton général du texte. Elle multiplie les
considérants moraux, les bilans de vie, l’indécision en ce qui concerne les choix
opérés au cours de l’histoire. On est loin des faits qui parlent d’eux-mêmes,
puisque le commentaire supplée les faits. Il est vrai que les circonstances de
la mort de Franz Hessel ne se prêtent guère à une tragédie amoureuse. Mais
cette fin cherche dans la métaphore une explication que la banalité des faits
ne dispense pas : le feu - de l’amour -, Dieu, l’inanité de la comparaison avec
les autres... tout vient dire l’incapacité à terminer, achever cette histoire
avec un procédé romanesque adéquat. Il reste que cette première version met
l’accent sur deux éléments fondamentaux : d’abord, Roché ne renonce pas à
expliquer le monde, le sien en tout cas, par les théories de Weininger. Son
échec se lit dans le surnombre d’éléments mâles que produisent Pierre et
Helen... Surtout, pour l’étude du roman, il y a cette dernière phrase :
Et Jules n’a-t-il pas
réussi encore plus qu’eux au cœur de son apparent échec?,
qui réalise ce qui est le
désir de Roché depuis le début : dire son amitié pour Hessel. Le fait de
terminer sur Jules souligne mieux que tout autre discours combien c’est ce qui
lui tient à cœur. D’autant que cette dernière phrase retourne le sens du
roman : plus d’amour triomphant, plus d’expérience à mener, mais
l’humilité de l’écrivain qui ratant sa vie ne rate pas pour autant ce qu’il
avait à faire. L’interrogation est ici rhétorique.
Pourtant cette fin ne satisfait pas Roché. On le voit
ajouter des épisodes, en supprimer, mais à l’évidence c’est la fin qui lui
demande le plus de travail. Il se rend compte qu’elle dessert son roman, même
si elle est proche de la réalité. Roché choisit de se soumettre à la logique
romanesque.
Il réfléchit, s’interroge. Il lui faudrait trouver une
fin qui réponde à ce désir profond :
Jim a écrit ce livre pour
chanter Jules, pour chanter Kathe, peut-être pour s’humilier lui-même.
Expliquer amitié
Montaigne : « parce que c’était lui, parce que c’était moi »,
ainsi qu’il le note au dos
d’une feuille d’une nouvelle copie du « Roman », certainement en
1944.
Chanter Jules et expliquer cette amitié demeurent
fondamentalement les objectifs de Roché. Et toutes les hésitations, les
tâtonnements s’expliquent par cette volonté initiale : ne pas faire le
roman d’Helen, mais celui de Franz. La vérité peut bien être travestie, et la
fin inventée, dès lors que cette nouvelle écriture permet de réaliser le but
poursuivi :
Toute la fin à refaire.
A changer tout à fait. A couper ? Les faire mourir tous les deux avant ? - c’est du journal,
ce n’est plus un roman,
explique-t-il sur la même
feuille. Ainsi la mort de ceux qui ne sont pas, en réalité, morts s’avère être
une solution possible. Il envisage même une chanson qui pourrait servir de fin
au roman :
Les deux
Il était beau il était
beau
elle était
belle
Il fut méchant il fut
méchant
elle fut
cruelle
Il était fou il était
fou
il fut
infidèle
Elle était folle elle
était folle
elle fut
infidèle
Ils étaient fous ils
étaient fous
pas infidèles
mais ils le crurent mais
il le crurent
et en
moururent [36].
Tout se termine par des chansons. Celle-ci a quelque
chose du tourbillon. Elle met surtout en évidence l’absurdité de leur histoire
en même temps que la seule résolution possible : la mort des amants.
Pourtant Roché hésite très longuement, tant la rupture avec ce qui a été
jusqu’alors son principe d’écriture est grande. Fin novembre 1944, le choix
n’est pas encore arrêté :
J’ai envie de couper
court et d’inventer la fin : de faire mourir Jim et Kathe ensemble devant Jules. Tant que cela ne
sera pas résolu, ce roman n’existe qu’en projet[37].
Il le dit : la fin n’est pas en place, le roman
n’est pas achevé. La fin de l’année est consacrée à la recherche d’un final à
la hauteur de l’hommage qu’il veut rendre . Pendant trois semaines il travaille
cette fin, avec difficulté car elle lui pose de multiples problèmes. D'abord un
problème de fidélité par rapport à ce qui s'est effectivement passé. Mais les
modèles en la matière sont nombreux et celui qu'il choisit n'est pas le
moindre :
Dois-je inventer une fin brusquée, comme Goethe fit pour Werther? En ai-je le droit après tant de fidélité[38] ?
Le 15 décembre, il opte pour cette solution et note :
Je change complètement
la fin de mon roman. Kathe saute dans la Seine avec Jim, devant Jules. Pensées de Jim
pendant la chute. Et de Jules après.
S'il doute encore, cela lui paraît
pourtant la seule solution possible. Et il ajoute :
Et ça m'intéresse tant, les visions et les pensées de Jim pendant la chute[39].
Il faut alors inventer, inventer tout. Les circonstances
de cette mort, et l’idée du véhicule basculant dans l’eau s’imposent tout de
suite : ne les a-t-il pas déjà rêvées ? Et aussi les pensées de celui qui est
en charge, même si c’est indirectement, de la narration : Jim. La première
tentative s’écrit ainsi :
Le paysage se
retournait. Jim glissa à gauche. Il était sans poids. Il ferma les yeux.
...Jim bébé courait dans
un jardin, il butait contre une pierre et tombait en avant. Il ne savait pas encore étendre ses
bras devant lui. Sa face allait heurter la terre, et il attendait...jamais il n’arriverait
jusqu’au sol...
...Jim enfant, était
accroché au flanc d’une roche mouillée, ses ongles crispés dans le vert cru des herbes marines
glissaient lentement, et soudain il tombait longuement vers la mer qui l’attendait entre
les lèvres de ses vagues...
...Jim, adulte, était au
pied du temple de Segeste avec Jules. Les souliers ferrés de Jim avaient dérapé sur une dalle de
marbre pentée, il s’abattait latéralement sous son lourd sac à dos parlant encore à Jules.
La fin du texte se rapproche de
celle qui sera finalement publiée :
en même temps Jim
sentait K comme une idole rouge à côté de lui...Harold[40].
Le schéma de ce que Roché finira par retenir est en
place. Les pensées de Jim en revanche ne seront pas retenues : sont-elles
trop « psychologisantes »? Elles sont à l’évidence trop explicatives,
cherchant dans un système, les trois âges de la vie et leur échec, la solution
d’un problème qui doit rester dans l’ordre de l’esthétique : ne pas donner
de solution demeure la règle de Roché. Ce texte est complété par une
note :
Jules vit sur son bureau
un mot de Kathe : « Toi aussi tu es responsable »
La tendance est trop nettement à se déculpabiliser et à
chercher en Kathe une perfidie qui ne convient pas au personnage. Surtout, elle
responsabilise Jules, pour qui le roman est fait. Cette solution ne tient pas.
Aussi Roché revient-il sur cette fin qui ne le satisfait
pas encore. Il envisage alors d’épargner Jim, de tuer Kathe, et de faire se
retrouver les deux amis : c’est une fin comme on en trouve une dans l’Education Sentimentale (et la
référence est explicite chez Roché, qui note le titre de Flaubert à plusieurs
reprises dans ses manuscrits ). Cette fin permet au roman de poursuivre ce que
la mort de Franz interrompt, et, contrairement à la vie, elle respecte ce
qu'ils avaient prévu, à savoir la mort d'Helen et la reprise de leur
conversation interrompue :
finir par une conversation Jules et Jim. Revenir à la première version, en l'améliorant[41].
La boucle serait bouclée. La conversation étant le mode
de relation qu'entretiennent les deux personnages éponymes et par lequel
s'ouvre le roman, il y aurait là l'effet d'un épisode clos qui laisse Jules et
Jim sinon indemnes, au moins dans la capacité de reprendre là où ils en
étaient. C'est évidemment l'image de Frédéric Moreau et de Deslauriers qui
vient à l'esprit : reste à trouver la Turque. Ce serait facile sans doute.
Mais cela supposerait qu'ils n'aient rien appris pendant leur vie avec Kathe.
Que leur éducation sentimentale est un échec complet, qu'ils n'ont fait que
perdre leur temps. L'on touche là davantage que la simple question romanesque.
Il est certain que l'image de Jules retrouvant Jim, l'invitant à fumer un
cigare qu'il lui a choisi et discutant sans fin pour savoir pourquoi Kathe leur
a échappé est, pour Roché, une belle image. Elle efface la mort de Franz,
supprime le problème Helen, laisse entrevoir une grande douceur pour la
vieillesse à venir, tout entière consacrée aux vrais plaisirs. Mais elle adhère
mal à la personne de Roché, à son côté expérimentateur et prédateur. Elle lui
fait fuir le dernier combat avec celle qui se dresse en permanence sur sa
route. Et enfin c'est une fin qui refuse une vraie solution romanesque,
laissant ensemble Jules et Jim, faute d'une véritable résolution finale. Une
variante consiste à faire plonger Jim et Kathe dans la Seine. In extremis, ils
sont sauvés par des mariniers. Kathe interdit à Jules et à Jim de se voir.
Aucune de ces fins n’est satisfaisante, car aucune ne vient donner sens au
récit, aucune ne vient justifier l’histoire ainsi vécue par les protagonistes.
Roché les abandonne au profit d’une fin tragique : au printemps 1945, il
reprend l’épisode avec les trois chutes de Jim. Dans la dernière se surajoute
l’image du fils. Les dernières lignes sont barrées. On y lit cependant
ceci :
A quoi servent les
trésors de notre mémoire qui se révèle soudain totale à un pareil moment ? Nous l’emportons donc au-delà ?
Une libellule sort de sa
larve et sèche ses ailes pour s’envoler. Depuis ma naissance je sèche mes ailes pour l’envol de la
mort.
Et les souvenirs
ensevelis des premiers mois de la vie... le doux... le dur... le bon à sucer. Où sont-ils ?
Quel vieillard ne conserve-t-il le besoin de sucer un sein ?
Jim était
déjà sous l’eau. Il ne sentit jamais le choc[42].
Le texte ne pouvait rester en l’état. La confusion
auteur/ personnage ne manque pas d’intérêt surtout lorsqu’elle relate des faits
qui n’ont pu se produire. Il met en évidence ce que Don Juan soulignait de manière explicite : une relation à la
mère mal assumée. Là encore, le travail du romancier consiste à éliminer tout
ce qui ressemble trop à un système d’explication, détenteur d’une vérité,
peut-être réelle pour l’auteur, mais qui s’accorde mal avec l’art du roman. Dès
lors Roché va prendre la liberté qui est la sienne. Il va tuer les deux
personnages dont les référents sont vivants, laisser vivant le seul qui est en
réalité mort, et procéder à un changement de point de vue important. Il avait
souligné combien l’intéressaient les dernières pensées de Jim. Mais celles-ci
s’inscrivaient bien dans le système d’énonciation mis en place dès le début du
roman, qui épouse le point de vue de Jim. Il s’agit ici d’une rupture bien plus
importante, car c’est le point de vue qui change radicalement. Mais elle est
nécessaire, y compris pour justifier le choix final. Et elle permet de
retrouver une certaine hauteur dans une histoire que le grotesque ne finit pas
de menacer, car les personnages se révèlent tels qu’ils sont. Il n'est qu'à
voir Jim et son laisser-aller. Il laisse agir Kathe à sa place, se soumet à
l'événement, ne cherchant plus à avoir prise sur lui. La mort joue ici son rôle
pour interrompre ce marasme amoureux. Un amour qui les a conduits à
« planer » très haut pour reprendre l'expression du roman. Un amour
hors-norme, qui veut bousculer la règle de conduite en la matière, défier le
monde, s'ériger contre lui. Un amour qui n'a que l'instant présent pour s'y
inscrire, car le passé se révèle douteux et l'avenir compromis. Mais dès lors
qu'il cherche à durer, il est obligé de composer et finit par s'émousser et
donc se détruire. Il ne peut avoir d'avenir qu'en dehors du monde, du temps,
que dans le rêve, le fantasme. Et c'est au fond la revanche du réel sur
l'imaginaire qui se joue à la fin du roman. Le réel et son aspect
trivial : le réel de Kathe, même au fond de l'eau, ce n'est pas Jim, c'est
Harold. Kathe, par cette vision de Jim, est ravalée au rang de la femme putain,
loin de l'idéal amoureux qu'il voyait, de celle qui collectionne les amants,
les joue les uns contre les autres, tente de faire d'eux des pions dans un jeu
qu'elle-même ne maîtrise pas très bien. Kathe n'aime pas, elle aime l'amour et
ce qu'elle peut en faire. Jeu de massacre où elle-même se fait massacrer. Elle
est calculatrice, menteuse, despote. Toutes ces caractéristiques trouvent leur
pendant positif dès lors que c'est la passion qui anime le point de vue. Dans
les dernières images, c'est un triste et sinistre personnage qui apparaît.
Mais une autre représentation du réel est également
présente : celle qu'incarne Jules. Jules, c'est justement lui qui ne mêle
pas les cendres de Kathe et Jim, qui ne jette pas au vent celles de Kathe,
parce que cela n'est pas autorisé. Les derniers mots du roman, avant ce qui est
une espèce de post-scriptum (le journal de Kathe), les derniers donc sont
ceux-ci :
Mais ce n'était pas permis.(243)
Et Jules se soumet à cette interdiction. Jules, celui qui
vit, est justement celui qui accepte les contraintes et les règles, dans les
événements privés comme dans le domaine public. S'il ne peut garder Kathe pour
lui, c'est qu'elle ne respecte pas cette règle du jeu. S'il met en garde Jim
dès le début de sa liaison avec Kathe, c'est pour qu'il ne se laisse pas
entraîner hors de la réalité. Mais rien n'y fait. Reste donc Jules, qui
construit sa vie, s'occupe de ses deux filles, écrit des livres. Il menait une
vie retirée, ascétique presque - on le surnommait Bouddha - et c'est lui sans
doute qui vit la vraie vie, lui qui refuse l'illusion d'amour dont l'intensité
ne peut que conduire au malheur et au drame; et à déserter ce qui fait le
véritable intérêt de la vie : construire une œuvre. La fin du roman est la
reconnaissance implicite de la justesse des choix de Jules. Elle n'élimine bien
entendu pas le vertige qui nous saisit à suivre l'incroyable histoire d'amour
entre Jim et Kathe, ni l'admiration que l'on peut avoir pour elle : sa force,
quand elle semble défier la locomotive par exemple, l'énergie qu'elle déploie
pour ses enfants lorsqu'elle est avec eux; ou encore sa conviction à vouloir
inventer de nouvelles règles et de nouvelles valeurs en amour pour ne rien dire
des exigences qu'elle a envers ses amants, à l'image de ce qu'elle exige
d'elle-même. Kathe est un personnage tout à fait fascinant, qui subjugue ceux
qui la lisent, comme Helen subjugue ceux qui l'approchent.
Il n'empêche : la fin du roman est la reconnaissance
implicite de la justesse des choix de Jules. Elle est en vérité la
reconnaissance implicite des choix de Hessel. Et sans doute, à travers une
œuvre justement, le plus bel hommage que Roché pouvait faire à celui qui a
disparu.
[1] Carnets, op.cit., en date du 25 septembre 1920. On aura reconnu sous les initiales Helen, Franz et Bobann.
[2] Ibid., en date du 2 novembre 1920.
[3] Ibid., même date.
[4] Helen Hessel, Journal d'Helen, op.cit., en date du 10 septembre 1920.
[5] Carnets, op.cit., en date du 8 novembre 1920.
[6] Helen Hessel, Journal d'Helen, op.cit., en date du 19 août 1920.
[7] Le manuscrit porte une note de Roché écrite au crayon rouge: « rejeter ce début résumé au début de mon séjour à H. Récit direct pas carnet ».
[8] Franz Hessel, Pariser Romanze, op.cit.
[9] Diary, Henri-Pierre Roché, inédit, première page. Notons que Roché, pour cette période ne dispose que de ces « petits carnets » et ne rédige pas son journal.
[10] Ibid., en date du 17 août.
[11] Journal, en date du 7 décembre 1942.
[12] Une Amitié, manuscrit inédit d’Henri-Pierre Roché, conservé au HRHRC, première page. Le passage entre crochets figure sous cette forme dans le manuscrit. Celui-ci comporte plusieurs corrections que nous n’avons pas reproduites ici.
[13] Ibid., page 2.
[14] Ibid., page 5. C’est Roché qui souligne.
[15] Ibid., page 1. C’est Roché qui souligne.
[16] Ibid., page 2. C’est Roché qui souligne.
[17] Ibid., ce sont les derniers mots de la sixième et dernière page. C’est Roché qui souligne. Cette dernière partie est datée du 2 août 1943 et est écrite à la Bastidette. Il s’agit donc d’un ajout de Roché à son texte initial, vingt-quatre ou quarante-huit heures seulement avant le début de la rédaction de Jules et Jim.
[18] Jules et Jim, page 124, dans l’édition Folio.
[19] Lettre inédite de Marie Laurencin à Henri-Pierre Roché, datée du 19 avril 1953.
[20] Journal, inédit, en date du 6 décembre 1944.
[21] Tzvetan Todorov, Les Abus de la Mémoire, Arlea 1995, page 38.
[22] Une Amitié, op.cit., page 5.
[23] Journal, inédit, en date du 24 août 1943.
[24] Jules et Jim, page 11.
[25] Karin Ferroud, Franz Hessel, une vie d'écriture, op.cit.
[26] Michel Butor,« L'usage des pronoms personnels », in Répertoires II, 1964, Minuit.
[27] Les citations de Jules et Jim présentées dans cette partie seront suivies dans le texte par l’indication entre parenthèses de la page dans l’édition Folio.
[28] Stendhal, De l’amour, chapitre premier, édition Folio, page 27.
[29] René Zazzo, Le paradoxe des jumeaux, Stock, 1984. R. Zazzo étudie les jumeaux et dit qu’ils sont un cas-limite des couples fraternels.
[30] La Nouvelle NRF, juin 1953, n°6. Les deux articles sont signés par Manuel Rainoird.
[31] Roché rajoute cette appréciation en mars 1953 : « Etonnant : j'avais oublié que ce fut après Helen ! » à la date du 20 août 1920.
[32] Sur le premier manuscrit de Jules et Jim, il titre Trois, qu'il barre et remplace par Jules et Jim. Manuscrit déposé au HRHRC.
[33] adaptation que Truffaut signe avec Jean Gruault : Jules et Jim, découpage intégral et dialogues, Avant-Scène, 1962. Le film est sorti en version vidéo dans la collection « Les Films de ma Vie ».
[34] Le Tourbillon, Bassiak, Ed. Warner Chappell Music. 1963. C’est en référenceà cette chanson que Manfred Flügge intitule son livre : Le Tourbillon de la vie.
[35] Jules et Jim, page 184 du manuscrit daté du 3 août 1943, déposé au HRHRC. C’est Roché qui souligne.
[36] Chanson manuscrite, datée du 10 août 1944, déposée au HRHRC.
[37] Journal, inédit, en date du 21 novembre 1944.
[38] Ibid., en date du 6 décembre 1944.
[39] Ibid., en décembre 1944.
[40] Manuscrit de Jules et Jim sans date, mais forcément postérieur à celui daté de 1943, vraisemblablement de la fin de l’année 1944.
[41] Journal, inédit, en date du 9 mai 1945.
[42] Manuscrit de Jules et Jim, daté du printemps 1945.