L’écriture du second roman de Roché procède d’une manière
très différente de celle qui a présidé à la rédaction de Jules et Jim. Les conditions sont tout autres : Roché est à
Paris, il continue de vivre de ses biens et de ses tableaux. Il a été très
préoccupé par la difficile publication de Jules
et Jim. Il semble bien pourtant que ce soit celle-ci qui incite Roché à
écrire un deuxième roman. Il remet le manuscrit définitif de Jules et Jim chez Gallimard le 4 mars
1953. Et le 6 du même mois, il note dans son Journal qu’il regarde des photos anciennes « en vue d’un
autre roman ». Un mois plus tard, il relit ses carnets et registres du
printemps 1903. « Incroyables, j’avais oublié à quel point... anormaux et
mystiques au fond » écrit-il le 5 avril, marquant ainsi la distance qui le
sépare des adolescents d’autrefois, anormaux par leur exigence de chasteté,
mystiques par la confusion entre amours divin et humain, entretenue par Margaret
mais qui a contaminé toute leur histoire. Roché, à nouveau, se plonge dans la
matière de sa vie. Une nouvelle fois, il songe à tirer une œuvre de ce qu’il
lit. L’édition de Jules et Jim paraît
lui donner l’allant nécessaire, un roman en appelant un autre, à moins que la
vie autonome du premier roman appartenant désormais au lecteur ne le conduise à
en entreprendre un nouveau. Il demande conseil à Paulhan alors qu’il hésite
entre deux projets : le premier concerne deux sœurs, Mauve et Nuk, qui
incarneraient le « conflit d’idées de liberté et de puritanisme entre
l’Angleterre et la France[1] »; le second est
une « vie » qui ne verra en fait jamais le jour, même si cette
idée ne le quitte pas[2]. Paulhan semble n’avoir
aucune hésitation et répond le 31 mai: Deux Sœurs.
Puisque la décision est prise, Roché va rechercher
minutieusement tout ce dont il dispose : en se lançant dans la lecture du Journal, il se rend compte des
confusions qu’il a pu commettre dans la chronologie de Jules et Jim, inversant des épisodes, par exemple. L’écriture loin
du Journal et sa volonté de trouver
un final qui corresponde à l’idéal qu’il s’est fait de cette histoire l’avaient
autorisé à ces libertés prises avec l’autobiographie. Il retrouve ici non
seulement toutes les dates et tous les événements se rapportant à l’histoire
des deux sœurs, mais il découvre aussi dans ses écrits des « éléments
magnifiques[3] ». Il n’est plus question de
souvenirs, d’appel à une mémoire qui peut s’avérer défaillante. Il s’agit ici
d’organiser une matière brute pour la transformer en œuvre. Jusqu’au 25 août
1953, il lit son Journal, médite,
entrevoit des plans, pense à ce qui s’intitule alors Deux Sœurs. L’été à Saint-Robert ne dissipe pas sa pensée, au
contraire : c’est cet été-là qu’il commence la rédaction de son nouveau
roman.
Mais, tout comme pour Jules
et Jim, l’idée de faire de cet épisode de sa vie un roman, et non une œuvre
autobiographique naît avec l’épisode lui-même. S’il faut attendre une
cinquantaine d’années avant qu’elle ne prenne forme, elle est présente dès le
début de sa relation avec les deux sœurs. Et c’est ainsi qu’il pense à
récupérer tout le matériel nécessaire à cette tâche. Ses propres écrits, il va
sans dire, mais aussi ceux qui ne lui appartiennent pas et dont il dispose
pourtant : le journal de Margaret Hart, par exemple, ainsi que nombre de
lettres qu’il adresse à chacune des deux sœurs et qu’elles lui rendent. Il a
annoncé d’emblée son intention d’écrire à ce sujet. C’est d’ailleurs un motif
de sa séparation avec Margaret; c’est une des raisons de sa liaison avec
Violet. La première, il ne se sent pas assez fort pour l’épouser tout en
restant libre : le caractère entier de Margaret l’empêcherait de mener sa
vie comme il l’entend, notamment en se consacrant à une œuvre qu’il sait être
en lui. Au contraire, c’est justement ce mode de vie qui séduit Violet, qui
sculpte, par son côté bohème, son aspect artiste. Violet est prête aux
expériences, ce qui est loin du système de pensées rigoriste de Margaret. Cette
intention d’écrire leur histoire est cependant respectée par les deux sœurs et
Margaret renverra le journal que Roché lui fait parvenir après six mois de
séparation imposée. Ainsi, comme pour Jules
et Jim, et à une date bien antérieure, il s’agit pour Roché d’utiliser sa
propre vie comme objet romanesque. Mais comme pour Jules et Jim, il est nécessaire que plusieurs années passent, non
pour filtrer les événements (filtrer reste la règle de l’esthétique de Roché),
mais pour donner un cadre à cette histoire. Ce qui est évidemment impossible au
moment où elle se vit. C’est en revanche des notes pour l’avenir qui
s’emmagasinent; c’est ainsi qu’il écrit le 1er décembre 1902 à
Margaret :
J’écrirai probablement
l’ensemble de notre histoire quand le recul sera suffisant et que je sentirai l’impulsion de le
faire[4].
Il en avait déjà noté l’idée dans son Journal:
Nettement s’esquisse en
moi le plan d’un volume, l’histoire de notre amour.
Je pense qu’il serait
utile à certaines gens sur plusieurs points.
J’attendrai que mon amour soit tout à fait mort ou même transformé (car rien ne meurt) et je relirai toutes les lettres. Je lui demanderai peut-être de me prêter ou donner toutes mes lettres - ce cahier-même - et si elle a des réflexions à faire sur notre passé de me les transmettre[5].
Le recul est donc nécessaire pour donner des bornes à un
épisode de la vie de Roché pris dans un ensemble d’aventures inextricable. Dans
la durée de l’épisode des Deux Sœurs,
et pour ne mentionner que les conquêtes féminines, il convient de faire place à
Guitte, Chieng, Existence,Vincente, Opia, Lou, Maga, Alissa. C’est également à
cette époque qu’il rencontre la douce Mno. Et Helen Hessel ne tardera pas à
faire son apparition. D’autres, moins marquantes, sont là aussi. Sans parler de
son activité professionnelle, de ses écrits, de ses rencontres avec les
artistes, de la guerre... Il est nécessaire de repérer le fil qui relie les
éléments, de le saisir et de le tenir de bout en bout, sans se laisser déborder
par la profusion d’informations, d’histoires que contiennent les écrits
intimes. Il faut donc trancher, ressaisir l’histoire dans son unité, la
resserrer à son strict objet. Et le projet pourtant ainsi défini, il demeure
difficile à Roché de s’y conformer. Ainsi dans l’une des dernières rédactions
du roman, à la date du 14 juillet 1904, il fait dire à Anne :
Ton amie parisienne que
tu ne rencontres qu’à intervalles accepterait-elle de
me connaître et de nous
voir tous les trois ? (Peu à peu vous oublierez que je
suis là ?) Je vous
regarderais vous aimer. Je ferai votre statue dans mon coin,
comme le baiser de
Rodin. Je deviendrais elle[6].
Cette référence à Mno (la Gilberte de Jules et Jim) permet à Roché de créer un
effet de réel en rapportant une conversation tenue dans sa propre vie. Elle lui
permet aussi de poser à nouveau le problème qui lui a toujours tenu à cœur
d’une cohabitation possible entre ses maîtresses. Mais enchâssant ici un
épisode qui ne concerne pas directement l’histoire des deux sœurs, cette
digression menace l’unité de l’œuvre, comme œuvre, même si ne pas le mentionner
ampute le récit de la vie de Roché. Aussi le supprime-t-il dès la rédaction
suivante, le roman se contentant d’allusions vagues quant à la vie parisienne
du personnage. On le voit donc : si l’écriture quotidienne de l’histoire
est une donnée essentielle pour l’œuvre, elle ne se substitue pas à elle. Le
temps qui s’est écoulé entre l’histoire et l’écriture de celle-ci s’avère
nécessaire pour épurer une vie dispersée et élaborer l’œuvre.
Mais il semble nécessaire aussi qu’il se produise un
événement qui cristallise cet
épisode, au sens où il lui donne corps et cohérence, et le distingue des
autres, tant il y a matière à écrire des récits dans la vie de Roché. Cet
événement, c’est la mort de Franz pour Jules
et Jim, et pour ce roman-ci, la rencontre qu’il fait de la fille de
Margaret.
Le Jeudi 8 juin 1939, il note, alors qu’il est au
Trocadéro :
J’y ai rencontré
« la fille de Nuk » avec son même port de tête, cheveux, démarche, jambes, bouche, sourire. Le
vent a fait voler son chapeau à mes pieds - et parmi les tableaux encore un portrait
de Nuk. Je me rappelle ce temps - et comme je lui ai préféré Mno, and others[7].
Cette rencontre ne semble pas importante alors :
elle est seulement mentionnée dans son carnet, sans autre développement.
Pourtant elle deviendra obsessionnelle : il note par exemple le 15 mars
1941, au Mûrier :
I
think of the daughter of Nuk (?) seen one year ago of the Trocadero - her hat
flying - why did not I ask
her[8].
ou encore, quelques mois
plus tard à Beauvallon :
Que n’ai-je parlé à la fille de Nuk, au
Trocadéro 1939[9]!
Il y pensera évidemment au cours de la rédaction du
roman.
La fille de Margaret se prénomme Margaret, justement, et
Roché apprend qu’elle ressemble beaucoup à sa mère lorsque Violet lui confirme
la mort de sa sœur :
Yes
it is true. She died of cancer on March 17. 1926. She was marvellous brave - meaning with a strong will
to live[10].
Cette lettre de Violet, qui
se termine par la promesse d’envoyer une photo de Margaret et une autre de sa
fille qui vient d’avoir douze ans, est la dernière conservée dans les archives
de Roché. Elle semble mettre un terme définitif à cette histoire, l’éloignement
et la vie laissant peu de place à de nouvelles rencontres avec Violet. Ce n’est
pourtant pas cette mort qui vient clore l’épisode, mais la vision d’une jeune
fille qui ressemble à Margaret, une jeune fille de vingt-quatre ans, qui
peut-être, sans doute même, n’est pas sa fille, mais qui cristallise une expérience de Roché. Une expérience amoureuse
évidemment. Une expérience du temps surtout, l’étrange ressemblance de
l’apparition avec Margaret renvoyant à Roché son image : celle d’un homme
marqué par le temps qui passe et qui se demande ce qu’il fait de sa vie. Et
c’est cet épisode qui terminera le roman, dans sa version définitive.
C’est donc à cet épisode que Roché s’attache désormais.
La maturation aura été longue, la première version s’écrira au contraire
extrêmement rapidement. L’écriture commence le 25 août 1953. Le 20 septembre de
la même année, soit moins d’un mois plus tard, il note :
Je termine d’arrache-pied mon roman « 2 Soeurs » tout au moins une première version qui se tient avec unité pour le compléter cet hiver[11].
Et son carnet de 1953 est le témoin de la rapidité de la
rédaction. Il entrevoit d’abord la ligne générale, puis les personnages. Le 14
septembre, il fait lire les cent premières pages à Denise, qui dit les aimer
assez. Et le 25 septembre, il peut commencer à relire Deux Sœurs. Cette exécution n’est qu’une première version et la
relecture qu’entreprend Roché inaugure en fait un travail de réécriture
considérable, qui s’achèvera en 1956 - les derniers mois n’opérant que des
corrections de détail. Ce premier jet permet de mesurer combien le travail de
l’auteur sera important. C’est qu’en fait la matière reste maigre et Roché
n’entend pas disperser son sujet au milieu d’autres récits. Un jeune homme
français aime une Anglaise qui pense ne pas l’aimer. Il initie sa sœur à la vie
amoureuse avant que l’aînée ne se donne finalement à lui . Ils se séparent
définitivement. Le motif est bien mince, en effet, même si la Manche qui sépare
les protagonistes complique un peu l’affaire. Il ne peut manquer de rappeler le
triangle de Jules et Jim qui a
pourtant épuisé les variations possibles du triangle amoureux. C’est donc dans
le traitement de cette histoire que résidera son intérêt réel.
La première version[12], celle qui est écrite d’un
seul jet au cours de l’été 1953 à Saint-Robert, se présente sous la forme de
deux cahiers d’écolier. Les pages sont numérotées et couvertes de ratures et de
corrections. C’est la première mouture d’un récit qui ne cessera de se transformer
pendant trois ans.
Ce qui frappe d’emblée dans ce manuscrit, c’est l’extrême
respect des conventions du genre. Jules
et Jim n’y dérogeait pas et il ne semble pas que, pour Roché, écrire un
deuxième roman doive le conduire à aborder une narration radicalement
différente de la première. Il écrit à Saint-Robert, certes après avoir relu
différents carnets et lettres à Paris, mais sans les avoir avec lui au moment
de la première rédaction. La rapidité de l’exécution le sollicite davantage
peut-être sur le contenu que sur la forme. Sa dernière expérience romanesque le
conduit également à adopter un système identique : une narration
traditionnelle avec un narrateur extérieur et omniscient, qui épouse volontiers
le point de vue du personnage masculin, un récit au passé simple, des
personnages qui se construisent à mesure qu’ils interviennent dans l’histoire,
une histoire qui se déroule selon la chronologie des événements. Seul le sujet
est nouveau ou plutôt son caractère particulier.
Le récit commence par un épisode de la vie de
Roché : un déchirement des ligaments à la suite d’un mauvais
rétablissement au trapèze, en 1898. Le personnage s’appelle alors Jean et le
manuscrit porte les biffures du changement pour Claude, prénom qui restera au
personnage. Le choix de Claude - encore que rien dans le manuscrit, dans le Journal ou ailleurs ne vienne étayer
cette hypothèse - peut s’expliquer par le fait que, rappelons-le, c’est sous ce
nom que Roché apparaît dans l’œuvre de Franz Hessel. Ce n’est pourtant pas le
premier prénom auquel il a pensé ici (il sera question un temps de Robert à
partir de la page 35; la page 50 contient un choix de prénoms possibles:
Patrice, François, Yves, Philippe, Claude, Alain, Daniel, Bernard, Luc;
François sera soumis à l’épreuve du texte sur deux pages avant d’être
définitivement abandonné au profit de Claude). Et le récit est celui d’un jeune
homme face à deux Anglaises : l’histoire ne change pas quant à son sujet.
Mais rapidement Roché constate que la forme choisie ne convient pas. Ainsi au
bas de la page 140 de ce manuscrit, il note :
Ceci n’est qu’un premier canevas jeté, une
esquisse. Il reste à construire, à exécuter.
Cette esquisse est fidèle, même si elle comporte des
erreurs chronologiques, que Roché soulignera et corrigera plus tard, et de
nombreuses omissions (les amants de Violet - Anne par exemple). Elle permet
aussi à Roché d’avoir une idée générale de l’économie de son récit. A plusieurs
reprises, il précise qu’il devra déplacer tel ou tel fait.
Le choix du narrateur omniscient évite à l’auteur de
cruels dilemmes quant à la pensée des personnages, choisissant telle ou telle
énonciation en fonction de ses besoins, non en fonction du discours d’un
personnage. Au fond, l’auteur reste seul maître à bord d’un récit qu’il tente
de maîtriser de bout en bout. Et c’est l’événement qui commande, non le récit
de l’événement. Roché note ainsi qu’il lui faudrait placer au début le récit de
son enfance, l’éducation qu’il reçut de Clara, pour présenter son personnage de
Claude dans sa chronologie.
La fin de ce manuscrit est intéressante, car elle pose à
nouveau des problèmes que Jules et Jim
avait tenté de résoudre. Comme pour ce roman, Roché semble ne pas savoir
comment achever son œuvre. La partition vie réelle/ fiction est toujours
difficile à établir. Claude rencontre la fille de Muriel. Mais au lieu de le
faire rentrer chez sa mère - ce qu’il fera dans la dernière version - le
narrateur raconte sa vie :
Lui-même, après diverses
expériences et beaucoup de voyages ne se maria avec une Française que 12 ans plus tard. Ils eurent un fils.
Plus loin, après la date de 1954 :
Pourtant un jour où il avait soixante-quinze ans et où il regardait la neige tomber, il eut le sentiment que toute sa vie, sa patience, les succès croissants des idées étaient peu de choses à côté du fils qu’il n’avait pas eu de Muriel. Et il se mit à le regretter. Il tâchait en vain d’imaginer comment il aurait été et ce devint pour lui un nouveau sentier dans sa promenade quotidienne vers l’Inconnaissable[13].
Or si ce texte présente l’intérêt de nous renseigner sur
l’état d’esprit de Roché au moment où il écrit, il n’apporte rien du point de
vue romanesque : il laisse le récit se dissoudre dans les limbes temporels
de la création, hésitant entre une pensée du personnage et un jugement de
l’auteur, refusant la frontière entre le temps de la fiction et le temps de
l’écriture qui est pourtant à l’œuvre dans ce qui précède. Une fin qui prétend
en être une sans l’être pourtant.
Roché se rend vite compte de l’insuffisance de son texte.
Il le relit dès qu’il l’a achevé, puis une nouvelle fois, après son opération
en novembre 1954. C’est dans cet exercice de lecture et de correction que
s’élabore petit à petit l’œuvre telle que nous la connaissons.
Le 25 novembre 1953, il note dans ses carnets :
Je relis mon roman Deux Anglaises et le Continent et j’y
trouve des parties excellentes, d’autres
mal esquissées, dans l’ensemble un très beau livre possible.
Trois jours plus tard:
Je relis Deux
sœurs, je prépare retouches.
Le travail de correction reste, semble-t-il, superficiel.
C’est certainement parce que les corrections envisagées ne sont que mineures
encore. Ou alors parce que Roché hésite entre deux solutions comme il le note
en marge de son manuscrit :
A ne continuer que mes carnets en main XI à XVIII ou bien tâcher de faire un récit synthétique de mémoire[14].
Le « récit synthétique de mémoire », c’est ce
que donne cette première version. Il opte pour le premier choix et le 7 décembre,
il ne lit plus Deux Sœurs mais pour Deux Sœurs. Voici Roché de nouveau
plongé dans ses écrits intimes :
Je relis les formidables notes I II III IV de
Nuk 1902-1907 pour mon roman, pour en transposer
l’intensité plutôt que pour les citer[15].
L’idée de citer directement les matériaux bruts s’est
donc déjà posée, mais n’a pas été retenue. Désormais Roché se consacre à la
relecture de ses carnets, puis des lettres de Margaret et Violet, et le 31
janvier 1954 des Journaux de la
séparation, celui de Margaret, le sien, « en les annotant avec l’idée
de peut-être en citer des fragments dans le roman ».
Le premier manuscrit porte les traces de cette
relecture : à plusieurs endroits, Roché s’interroge dans la marge :
citer plutôt le texte de Muriel qu’elle remet
à Claude[16].
Le début de l’année 1954 montre les hésitations de Roché.
Ses carnets mentionnent toutes ses lectures. Il semble que dès février 1954 la
décision de procéder à des insertions soit prise. Roché en a fini avec le
modèle balzacien de la narration. On voit ici se mettre progressivement en
place une stratégie narrative qui fera toute l’originalité du texte. Du
« récit synthétique de mémoire », avatar du roman autobiographique, à
l’utilisation de matériaux authentiques, en un canevas de journaux et de
correspondances croisés, s’opère l’invention de ce que l’on peut bien
considérer comme une forme nouvelle.
Alors le travail
change de nature, car il s’agit non de quelques corrections mais de tout
réécrire. Et ce projet demande d’abord d’apprêter la matière originale. Il faut
retrouver, recopier, traduire, résumer la masse considérable des écrits des uns
et des autres : les journaux, la correspondance. De février à juin 1954,
Roché consacre une grande partie de son temps à cette tâche. Sur des feuilles
de brouillon demi-format, au stylo bleu, il copie, après les avoir traduits,
des lettres de Margaret et de Violet, le journal de Margaret; il ressort ses Carnets et son Journal de la séparation. Il ne s’agit plus de transposer
l’intensité, il faut préparer les inserts. Le 4 juillet 1954, il peut écrire
dans ses carnets :
Roman: raccordement du 1er texte à
lettres insérées - Problème de patience.
Cette patience, Roché l’aura, malgré les nombreuses
reprises nécessaires. Le roman prend alors une nouvelle forme, comme le montre
ce deuxième manuscrit : d’abord écrit à la troisième personne, il se
présentait initialement ainsi :
C’était à Pâques 1898.
Claude 19 ans était assis sur un trapèze sans tenir les cordes, entouré d’enfants.
Le texte est corrigé en rouge et transforme
« il » en « je », le passé en présent, le récit en
discours :
Pâques 1898. Je suis assis sur un trapèze
sans tenir les cordes, entouré d’enfants.
Nous pouvons remarquer aussi la forme plus épurée de la
datation, qui correspond presque à celle d’un journal intime. Le passage d’une
forme à l’autre change fondamentalement le projet de Roché. Il ne s’agit plus
de publier un épisode de plus à la longue série des romans d’amour.
L’innovation est d’importance. Car le passage d’une esthétique du récit à celle
du discours va donner un rôle sans précédent à ces textes que Roché écrit
depuis près de soixante ans. A mesure qu’il avance dans la relecture de sa
première version et donc dans son travail pour la deuxième, il se rend compte
de la valeur croissante de ce matériau à sa disposition. Et il ne s’agit plus
simplement de l’intégrer dans le cours du roman, il s’agit d’en faire le roman
lui-même. Le passage au « Je » se généralise et chacun des trois
protagonistes doit pouvoir dire « Je ». Le texte devient une
multiplication de points de vue et le travail de l’auteur celui d’un maître
d’œuvre qui organise sa matière pour lui donner corps et sens, donner corps et
sens à des écrits qui préexistent. Car telle est la grande innovation de
Roché : il tente là l’impossible pari de la polyphonie que les Hessel et
lui avaient envisagé à Hohenschäftlarn : celui d’un texte qui dirait
simultanément tout. Si le roman épistolaire traditionnel a déjà conduit au récit
de fiction polyphonique, c’est ici le réel qui devient fictif et la matière
d’une création. C’est bien vers cet objectif que tend Roché lorsqu’il décide de
n’utiliser que les écrits dont il dispose. Le premier jet permet d’organiser la
cohérence du récit. Il est nécessaire désormais de chercher dans les écrits
intimes ce qui peut servir la parole de chacun des personnages et le projet
d’ensemble.
C’est dans le détail que nous voyons le travail avancer.
Et chaque document d’origine reçoit un traitement propre même si bien des
points communs subsistent.
Comme Roché, puisque cela fait partie du pacte, Margaret
tient son journal pendant l’année de séparation imposée par les mères. Au bout
d’un an, ils doivent les échanger.
Le journal est contenu dans un petit cahier d’écolier de
trente-deux pages et rédigé à la plume et à l’encre noire. D’autres écrits
intimes ont été conservés par Henri-Pierre Roché, sur des feuillets libres en
papier pelure, couvrant la période 1906-1909. Ils sont complétés par un tableau
rédigé par Margaret qui couvre la période 1899-1907 et qui établit sur deux
colonnes les faits et gestes de Violet et de sa soeur concernant, pour
l’essentiel, Roché. Certains passages du journal de Margaret sont en anglais
(le plus souvent), d’autres en français.
Ce qui frappe le plus à la lecture de ce journal, c’est
la souffrance que s’impose cette jeune femme. Le journal de la séparation
souligne le retournement, ou plus certainement le glissement du non vers le
oui. Les étapes qui auraient pu précéder n’existent pas. Sans doute est-il
hasardeux de la formuler, mais l’hypothèse selon laquelle Margaret dit un
« non » à Pierre qui n’est pas à entendre comme un « non »
est très plausible. Il s’y masque certainement une peur fondamentale de
l’homme, de l’autre sexe, de l’autre. En tout cas, toute la seconde partie de
ce journal est à comprendre comme l’acceptation du « oui » à venir.
Et qui viendra, dans des conditions dramatiques. Et pourtant ce journal est
destiné à être lu, c’est-à-dire qu’il n’est pas l’objet d’une écriture
réflexive. Mais au milieu du compte rendu de telle ou telle activité
humanitaire, il laisse bien percer la nature des sentiments de Margaret pour
Pierre. Ce texte, nous le retrouvons presque tel quel dans le roman. Il a été
traduit, raccourci, mais s’il est bien travaillé, nous pouvons dire qu’il n’est
pas déformé.
La période suivante est plus intéressante encore :
il s’agit initialement de textes confidentiels, qui n’étaient pas destinés à
Roché. Il s’y lit une souffrance extrême, une douleur qui n’arrive qu’à peine à
se formuler tant l’épreuve que traverse Margaret est difficile. Son journal de
surcroît est vraisemblablement son seul lieu d’épanchement : outre
l’évident traumatisme subi à la suite de la réponse négative de Roché, le
mutisme dans lequel elle s’enferme (mais à qui parlerait-elle ? A sa mère qui
est à l’origine du désastre ? A sa soeur qui voit Pierre quand elle veut,
habitant à Paris ?) la conduit à une dépression profonde qu’elle s’oblige à
cacher. Le journal recueille alors les mots d’amour passionnés en même temps
que les expressions de la souffrance la plus forte :
My darling - my darling Pierre - Pierre - Love - Yes I will say « my love » - Pierre mon Pierre, que j’aime - Oh - Que j’aime - J’essaie de lire dans l’Evangile - Mais je l’aime trop - doucement, tristement ce matin - pas comme hier soir en pleurant en sanglotant[17] (...)
C’est un véritable travail d’introspection, d’expulsion
de la douleur et de tentative de survie auquel se livre ici Margaret, pendant
plusieurs années, tant s’impose à elle une décision qu’au fond elle redoutait.
Et dans le même temps, il s’agit aussi de contenir ce désespoir pourtant
envahissant, de faire bonne figure devant les autres, devant ses proches,
devant sa soeur.
Ces textes dont Roché dispose se retrouvent eux aussi
dans le roman. Comme pour le Journal de
la Séparation, ils ont fait l’objet d’une traduction et d’une réduction,
passant ainsi du journal de Margaret au journal de Muriel. Mais là encore,
s’ils ont fait l’objet d’un résumé important, ils sont tout à fait
reconnaissables. Ainsi le texte cité du 7 mars 1903 couvre plusieurs feuillets
sous la plume de Margaret. Lorsqu’ils deviennent les écrits de Muriel, il ne
reste plus que vingt lignes[18]. C’est que pour s’épancher,
la douleur aime les redites, les détours, l’approximation, les hésitations. Le
roman, lui, tel que le conçoit Roché, ne les supporte pas car ils diluent
l’intensité. Rendre compte du combat de Margaret sur elle-même, c’est épurer
son texte, jusqu’à n’en laisser qu’un bref aperçu dans le journal de Muriel que
Roché recopie sur de toutes petites
feuilles, toujours très corrigées. C’est ce qu’on remarque avec
l’exemple de la journée du 24 novembre 1902, rédigée en français par
Margaret :
24.11.02. Ah
frère. Si je te trompe, si je dois toujours employer toute la force que je puis à te tromper ce n’est que
pour faire possible cette collaboration future dont tu parles. Tu n’accepteras
peut-être pas mon aide si tu saviez combien il m’en coûtât. Je n’aurai même peut être pas la
force de contrôle de me forcer - de me maintenir calme près de toi - si tu savais. C’est
nécessaire que tu ne saches pas ce que tu m’as fait - ce que tu me fais. C’est mon
secret - que je dois et veux garder. Mais je suis devenue spontanée. J’aime parler
de ce qui m’émeut. Je tire des autres, sympathie et aide. Or il faut ensevelir -
enterrer absolument en moi - mon amour - et vite - car Violet vient en 4
semaines et alors
la lutte entre le yearning de lui tout dire - de pleurer sur ses épaules et la conviction qu’il ne faut
rien rien dire - même qu’il faut cacher - Oh si seulement je pouvais te voir te parler
- apprendre ce que tu penses des tant de questions ( sic ).
Tout ce qui est souligné dans cet extrait du journal de
Margaret l’a été à l’encre rose par Roché qui a également tracé un trait bleu
dans la marge face à ce texte.
Dans le manuscrit du journal de Muriel, cet extrait
devient (nous notons entre crochets ce que Roché a écrit, puis a raturé) :
24 Novembre: Frère. Si
je mens en te cachant mon amour, [si j’y emploie toutes mes forces à te tromper] c’est pour
rendre possible notre future collaboration [dont tu m’avais parlé]. Tu la refuserais
[n’accepterais pas mon aide] si tu savais ce qu’elle me coûte. Si tu savais, je ne pourrais être [rester, pas
garder mon] calme près de toi. [Il ne faut
pas que tu saches ce que tu me fais]. Je garde mon secret [à moi] [je le garde]
[Pour d’autres
choses je parle aux autres, j’en tire sympathie et aide. Pour ça pas. Je dois] Je l’ensevelis [mon amour]
en moi. [Tout de suite car dans un mois] Anne [enfin] sera là, [pour que je lui dise tout?] Je voudrais
tout lui dire? [pour que je] pleurer sur son
épaule? Non il ne faut pas. [Si seulement, je voudrais savoir ce que tu
penses de tout, Je voudrais
comme jadis suivre toutes tes pensées].
A partir des annotations effectuées directement sur
l’original du journal de Margaret, Roché tire cette version, qu’il retravaille
en rayant beaucoup. Ce passage deviendra dans le roman :
24 novembre
Je mens en te cachant
mon amour?
Tu refuserais mon amitié
si tu savais ce qu’elle me coûte.
Si tu savais, je ne pourrais garder mon calme
près de toi.
Anne va venir. Je
voudrais pleurer sur son épaule. Il ne faut pas[19].
On voit ainsi les étapes du travail de l’écriture, le
texte en train de s’écrire. Roché procède toujours par simplification,
soustraction, épure. Le texte original perd certainement de son lyrisme et de
son tourment, et de sa raison d’être sans doute : l’impossible écriture de
la douleur. Mais le roman, lui, y gagne en tension évocatrice. Il y a dans ce
travail de réduction la force retenue des effets puissants. Il a changé de
vocation : il n’est plus un écrit intime; il s’offre désormais au tissu
narratif. Mais même si c’est sous une forme nouvelle qui obéit aux lois de
l’esthétique et non plus à celles de l’introspection, le nouveau texte renvoie
bien au premier et dit en permanence cette lutte toujours recommencée pour
oublier Claude/ Pierre, qui surgit sans cesse, pour s’émanciper de sa mère,
encore présente, cette lutte pour et contre la vie, pour et contre l’amour et
leurs substituts, la cécité et le « vice ». Cette lutte qui tente en
vain de dépasser ces contingences humaines pour parvenir à Dieu. Mais quand
elle croit y parvenir, Dieu a le visage de Pierre[20].
Margaret n’a pas craint de recourir, en un épisode, à ce
qui se présente comme une fiction : c’est la scène de l’aveu de Violet, le
21 mars 1907. Sur quatorze feuillets, couverts d’une encre noire, Margaret
reprend ce que lui a raconté Violet sur sa vie à Paris et ses trois amours. Or
ce passage est écrit à la troisième personne, avec deux personnages : Maggie
(Margaret) et Katherine (Violet).
It was arranged that the
two should walk together to Alesia that Maggie should return by way on rue Bara.(...)
Maggie watched her
sister as she dressed, suggested a slight alteration in her hair...
Ainsi commence le journal de ce jour. Avec une extrême
minutie Margaret rapporte les événements de cette journée à partir du départ de
Violet chez Pierre (rue Alésia), son retour chez Violet chez qui elle habite,
les coups frappés à la porte et la crainte qu’il ne s’agisse de la mère de
Pierre, la longue attente du retour de Violet. Parfois Margaret se trahit et
Katherin redevient Violet :
God bless Pierre and Violet.
De retour chez elle, Katherine laisse entendre que le
voyage prévu entre Maggie et Pierre ne pourrait se faire. Et elle confie alors
à sa soeur ce que fut sa vie parisienne dans un jeu de questions-réponses.
Lorsqu’elle fait l’aveu de deux amants, Maggie est horrifiée :
No, no ; it was
impossible. Horrible, horrible thought. She would not admit it.
But there it was.
Enfin l’aveu de Pierre. Si elle ne tombe pas sur un
tabouret, elle s’étale sur le lit. Tout le reste se retrouvera avec une
traduction littérale, mot à mot, dans le roman.
Le détour par la fiction permet certainement à Margaret
d’écrire ces pages du journal, d’écrire ce qu’elle n’avait voulu ni voir ni
entendre. La narration lui permet de se placer en position d’auteur et de
distancier une nouvelle en tentant de l’objectiver. En tout cas, ce recours à
l’écriture fictionnelle dit fortement les contradictions qui minent Margaret au
point de mettre en péril, non plus sa santé, c’est déjà fait, mais sa
psychologie. Elle est ici au bord d’une schizophrénie que les liens avec sa
sœur ne font qu’amplifier.
Roché traduit très fidèlement ce passage, le réduisant de
moitié, et retrouve le système d’énonciation à l’œuvre ailleurs, tel que le
poursuit Margaret (le 27 mars 1907, à la suite de ce qui précède, elle
note: « Now I am home »).
Dans le roman, la place du journal de Muriel est très
importante puisqu’il occupe à lui seul 83 pages, soit près d’un quart du livre.
Journal que vient compléter la correspondance qu’elle envoie à Roché.
Là encore Roché procède avec ordre : il commence par
lire toutes les lettres de Margaret et de Violet, puis il les trie, les annote,
les traduit sur ses petits feuillets de papier pelure, voire au dos
d’invitations à des vernissages. Le travail est méticuleux, astreignant. Mais
il est nécessaire pour comprendre les personnages, leurs relations, leur
histoire. Et Roché montre toujours une grande fidélité aux originaux. C’est la
correspondance de Margaret qui est le plus souvent sollicitée dans le roman
(vingt-trois lettres, certaines de plusieurs pages; vingt-et-une sont adressées
à Claude, ce qui représente soixante-quatorze pages de texte dans le livre).
Pour preuve de cette fidélité, cette lettre de Margaret à Pierre datée du 9
juin 1901 :
I believe that for each
woman there is created a man who is her husband. That though there may be several men with whom
she could live a peaceful, even happy, useful life as wife, but there is only one - who is really
her soul: husband. He may be dead, she may
never see him, here or he may be tied by marriage to another woman (like John Grey and Mrs Falconer)
and in that case it is a pity if the woman marries.
And for each man there
is somewhere one woman who can be his only perfect wife. This idea has so grown up with
us since we were little children that the other theories people have about mariage seem
terrible and pitoyable to me.
Ces mots sont tirés d’une lettre que Margaret envoie à
Roché en 1901. En 1954, il en fera le texte mis en exergue du roman, dans une
traduction presque mot à mot. En lisant la correspondance de Margaret, l’on
retrouve les lettres de Muriel. Et comme pour le journal, Roché simplifie mais
cherche toujours à garder une traduction presque littérale. Ainsi le 20 février
1902, à propos de Pilar, Margaret envoie une lettre de plus de dix pages qui ne
sont plus qu’une page dans le roman, mais dont le contenu est bel et bien
rapporté. Il serait facile de multiplier les exemples. Ce qui importe, c’est de
souligner que Roché là encore n’invente pas (y compris la lettre contenant le
rapport de la visite médicale et qui ne peut que faire sourire le lecteur,
devant ce qui ressemble fort à l’observation d’un animal avant la vente :
la visite a réellement eu lieu comme le rapporte Margaret dans une lettre datée
du 27 mars 1902 que l’on retrouve à la
même date dans le roman).
La correspondance de Margaret est extrêmement riche et se
poursuit jusqu’en 1913. Si le roman intègre bon nombre de lettres, d’autres ne
sont pas mentionnées. C’est que Margaret semble ne pas faire son deuil de
Roché, n’arrive pas à penser sa vie sans lui. Ainsi quelques semaines avant
l’annonce de son mariage, elle lui envoie une carte de Concarnau et l’invite à
venir la rejoindre. Roché choisit, pour son roman, d’instaurer un silence entre
Muriel et Pierre pendant quatre ans : cela n’était pas vrai en réalité. De
même Roché modifie certaines dates, procédant, pour l’économie propre de son
œuvre, à des déplacements, comme il en fait la remarque à plusieurs reprises
dans son carnet. Ainsi les lettres de Margaret concernant un possible enfant
sont datées de novembre 1909 et la lettre lui annonçant qu’elle n’est pas
enceinte, du 23 décembre alors que le roman les situe en mai 1909. De même
Margaret fait part de son mariage à Pierre le 22 octobre 1913 : Muriel
l’écrit le 1er janvier 1913. Ces déplacements, on le voit, sont
minimes et se justifient par la volonté de simplifier. Il reste cependant que
tant dans le journal que dans la correspondance de Margaret, Roché puise une
matière qu’il condense certes mais qu’il restitue presque littéralement.
L’étude des lettres envoyées par Violet Hart à
Henri-Pierre Roché montre que le même principe préside au choix de l’auteur. La
vie de Mouff et sa femme semble plus simple dans le roman (elle y a d’ailleurs
une valeur exemplaire) que celle des protagonistes réels. Mais dans l’ensemble,
une fois le processus de réduction, et parfois de traduction, achevé, l’on
retrouve bien la prose de Violet Hart sous la plume d’Anne :
21-1-1905
Oh Pierre Pierre que la
vie est triste affreusement triste. Ai-je été trop heureuse et contente - est-ce que cette
douleur me paraît plus cruelle à cause de mon in-habitude ? Ce qui me rend si malheureuse,
c’est parce qu’à mesure que mes désirs augmentent, les possibilités de les satisfaire diminuent. Je
voudrais mourir cet après midi si je ne savais
pas que les choses passent toutes.
Dis moi, est-ce que les
hommes trouvent [une satisfaction] un apaisement dans l’amour physique ? Si oui, ils sont
bien heureux. Pour moi il me semble que c’est le contraire. Je t’ai eu plusieurs heures
hier - eh bien aujourd’hui je désire ta présence près de moi bien plus qu’avant. Je ne sais que
faire. Tu me remplis entièrement. Impossible de travailler ce qui m’aurait fait
t’oublier un moment- mais c’était impossible. T’écrire c’est ce qui me rapproche de toi le
plus. (...)
Roché n’a eu à faire que quelques corrections pour faire
paraître cette lettre dans son roman à la même date. Et au fil des lettres que
l’on trouve, l’on remarque tour à tour une Violet romantique au début, et
curieuse de ses aventures, inquiète de plus en plus pour sa sœur, puis
racontant son mari, ses enfants, sa vie avec sa sœur enfin. Une lettre est tout à fait inventée :
c’est celle du 10 juillet 1927 - et pour cause : Margaret est morte le 17
mars 1926. D’autres ne sont pas citées.
Roché, au moins à cette époque, ne conservait pas de
double de ses propres lettres, aussi n’en trouve-t-on que très peu dans le
fonds - comme dans le roman d’ailleurs, où elles sont généralement très
courtes.
Le pluriel s’impose ici. Roché ne tient un journal
quotidien qu’à partir de 1904. Toute la première partie du roman échappe donc à
son écriture diariste. Mais il s’est engagé vis-à-vis de Margaret à tenir son
journal lors de leur séparation. Et l’on sait qu’il a déjà rédigé, sinon un
journal au sens habituel du terme, au moins des écrits intimes, notamment ce
cahier de 1898-1899 où le nom de Nuk qu’il donne à Margaret apparaît encadrant
un « îlot charnel » de huit mois, faisant supposer une période
d’activités sexuelles qui ne recouvrent pas la seule Pilar. Mais s’il dénote
une tentative d’activité diariste, il ne peut servir de matériau à l’écriture
du roman.
Le premier texte de référence est donc bien le Journal de la séparation, qui se
présente sous la forme d’un cahier petit format, dont il a couvert
soixante-huit pages à l’encre noire sous le titre : Juin 1902 à 1903 - Journal de notre séparation.
Contrairement à ce que laisse entendre le titre porté en
première page, le Journal s’arrête le
29 octobre 1902, lorsque Roché note qu’il a rencontré Violet et qu’il lui remet
un mot afin de lui faire passer ce journal pour sa soeur. C’est un vrai journal
auquel s’astreint Roché. Il est l’objet d’une certaine régularité. Il est aussi
le lieu où se dit sa vie, et pas seulement les incidents et les réflexions que
nourrit la séparation. Il y amène les raisons qui le font douter du mariage,
manie bons mots et fantasmes. Emerge à travers ces lignes un nouveau Roché qui
se libère des gangues rigoristes de Margaret et qui prend son envol pour des
expériences nouvelles. Car Margaret ne s’impose pas dans l’absence (et sans
doute n’est-il pas faux de penser qu’elle s’est imposée surtout en réaction au
veto qu’y mettaient conjointement les mères) et Roché organise un plan de
travail pour ses conquêtes à venir. Il ne tardera pas à concrétiser ses
projets, d’abord en réglant définitivement la question du mariage.
Les femmes, ou plus exactement la préoccupation des
femmes, envahissent ces quelques feuillets. Il reste quelques mots de réflexion
sur sa situation avec Margaret. Mais il faut être juste : assez peu, eu
égard à ce qu’elle développe dans son journal. Sans doute les deux attitudes
sont-elles fondamentalement différentes : question d’âges ? de
tempéraments ? de sentiment aussi ? Toujours est-il que le Journal de Roché est bien souvent une mise en scène romantique d’un
jeune homme qui semble avoir du mal à devenir adulte. Tout s’y trouve : le
désir, le sexe et le mythe de Don Juan, l’écriture, l’œuvre et le mythe de
l’écrivain, la maladie et la mort, et un Moi débordant, saturant chacune des
lignes... : le journal d’un vieil adolescent tourmenté par son avenir,
mais incapable de rien décider..
Cependant, Roché, avec le temps, ne sera pas dupe de la
faiblesse de ses écrits. Sur la dernière page du Journal de la séparation, à l’encre rose et en le datant du 11
février 1954, il note :
Tout ce cahier est trop
creux et pompeux pour en faire quoi que ce soit.
Supposons-le perdu.
En tirer seulement une lettre
d’envoi « qui l’accompagnait ».
Inconvénient: nous
n’avons plus l’alternance des 2 journaux, date par date.
Ou bien: « ayant
trouvé quelques pages de brouillon, maintenir 1, 2, ou 3 des meilleures
alternances? »
Oui.
ou bien l’humaniser et
le dégraisser, et le répartir, en affirmant sa brièveté. Claude l’a recopié et filtré
lui-même, en visant à une certaine précision et netteté - car c’était un fouillis de contradictions.
Cela confirme le jugement qu’il portait déjà en décembre
1953 lorsqu’il notait : « très jeune - très simpliste et schématique
; bouleversé la vocation de jeune prophète me tente. Insuffisance de santé
physique des deux côtés ». Et déjà en 1949, après l’avoir relu, il
écrivait sur la première page :
Ça me paraît pas clair -
très verbeux pas direct, médiocre - peut-être hypocrite ? Mais non - Je lisais passionnément Nietzsche
à Rinn (voir ma terrible photo si elle existe encore)
ce qui éclaire tout ce cahier.
Et au milieu de la page, en rose (ce qui peut laisser
supposer un ajout de 1953 ou 1954) :
Intercaler mes citations de Nietzsche.
Il est clair en tout cas que Roché hésite à utiliser un
tel texte pour son œuvre. Pourtant, ce cahier ne sera pas perdu et l’on en
trouve trace dans le roman, citations de Nietzsche comprises. Et Roché
transformera ces quatre-vingt-deux pages en vingt-deux pages et demie
recopiées, comme les autres, sur ces feuillets demi-format, à l’encre rose. Le
choix fut dicté par un considérant que Roché inscrit lui-même sur l’original
lors d’une de ses relectures :
Y mettre de l’amour ici et là[21]!
Non qu’il n’y ait pas d’amour. Seulement celui-ci se
trouve dispersé, dissout presque au milieu de considérations qui au fond n’ont
plus grand chose à voir avec l’histoire de Pierre et de Margaret, même si elles
seront importantes pour la suite de la vie de Roché. Le travail de l’écrivain
consiste alors à recentrer son propos et à faire du journal de Claude non pas
le résumé du journal de Pierre, mais un texte qui puisse s’intégrer dans
l’œuvre. L’écriture diariste de Roché empêche l’intégration de passages bruts
et oblige à une réécriture. Il s’agira alors de supprimer tout ce qui, après
quelques années, rend le personnage ridicule. Elles disparaîtront donc, les
élucubrations grandiloquentes, les poses de l’adolescent romantique, la
recherche de l’absolu par expériences sadiques interposées. Le journal de
Claude ne ressemble guère au journal de Pierre quand bien même ce qu’on y
trouve est contenu dans l’original.
Et le journal de Claude lui-même subit les corrections de
Roché. Ce qui reste dans le manuscrit est presque conforme à ce qui est contenu
dans le roman. Mais l’auteur, pour y parvenir, a aussi procédé à des coupes,
des suppressions. C’est que même en ne conservant que ce qui avait trait à
Margaret, le personnage gardait cette allure mâle et péremptoire qui
caractérisait Roché. L’auteur supprime donc tout ce qui crée l’impression que
Claude pourrait être un donneur de leçon : sont biffés les pensées, les
jugements, les plaintes et les conseils. Ainsi le texte du 4 juin 1902 se
retrouve exactement dans le roman. Mais il poursuit :
Comment faire ? Par
où commencer ? Si le Christ sentait qu’il sauvait le monde par ses souffrances, elles ont
dû lui être légères.
Nous marierons-nous à
l’église ? Sûrement si c’est à l’Ile. Serait-ce à l’Ile ?
Je l’ai aimée avec
passion et si elle le voulait. Nous nous sommes éveillés l’un à l’autre. Dans le temps je suis en
avance sur elle, bien qu’elle ait 25 ans et moi 23, deux ans de plus que moi. Elle
aimerait que je la laisse tranquille ? Je crois que, de son seul point de vue, elle préfererait que je la
laisse tranquille ?
Tout ce passage est donc supprimé comme le sera tout ce
qui ressemble trop à une réflexion, voire à une théorisation. Ce que Roché
privilégie, c’est ce qui se passe. A la leçon de morale possible, il préfère au
contraire les éléments concrets, les faits[22].
Ces suppressions sont manifestes : le journal de la
séparation de Claude est extrêmement court par rapport à celui de Muriel. Elles
ont aussi un intérêt pour Roché : elles déplacent le centre d’intérêt vers
Muriel. Le roman n’est plus celui d’une conquête différée, mais celui d’une
souffrance qui se cache.
Henri-Pierre Roché commence à tenir son Journal en 1904. Et dans celui-ci
s’inscrit son aventure avec les deux sœurs. La première à y trouver place,
c’est Violet - partout nommée Mauve - puisqu’elle est depuis l’été sa
maîtresse. C’est au mois de janvier 1905 que Violet revient à Paris et que les
deux amants se retrouvent. Sans grande conviction dans le Journal de Roché, même si le corps sain de l’Anglaise lui plaît
toujours. Il est surtout satisfait de ce qu’il a fait d’elle, de cette
transformation dont il se sent le maître d’œuvre. Elle se retournera contre
lui, le rendra un peu jaloux : Violet ne se satisfait pas de ne pas
l’avoir tout à elle et prend un amant, Volochine, surnommé Mouff, qui la séduit
sous les yeux de Roché lors d’une soirée animée. Et si la péripétie du pneu de
vélo n’est pas à sa place chronologique, elle se retrouve comme tout le reste
dans le roman, seules les dates sont parfois modifiées : ce qui est
raconté les 15 et 23 avril 1905 dans le roman est transcrit à la date du 4 mai
dans le Journal. Certainement, les
textes sont ici davantage réécrits que ceux de la correspondance ou du journal
de Margaret. C’est que les mentions de Mauve occupent de faibles parties au
milieu de pages consacrées à de nombreuses autres femmes, et d’abord Mno. Violet
va partir avec Mouff en Turquie, puis en Russie pendant plusieurs mois. Roché
notera les lettres qu’elle lui envoie épisodiquement, comme celle qu’il
consigne le 15 novembre et qui annonce son retour en Angleterre, ou encore, en
mars 1906, celle où Violet annonce qu’elle vient à Paris accompagnée de sa
soeur Margaret, qui veut le voir. Il est frappant de lire l’absence de Margaret
dans le Journal, de constater à quel
point elle a disparu des pensées de Roché. Le 14 avril 1906, il note :
Lettre de Mauve. Elle
est à Paris avec Nuk. Je les verrai. Sur le moment cela m’ennuie plutôt.
Le 18 avril, il retrouve Violet (« Il faut que je la
prenne ainsi quelques fois par an. »), mais indique qu’il n’a guère envie
de revoir Margaret pour l’instant. Il la revoit pourtant quelques jours plus
tard et rapporte l’épisode du baiser qui a lieu en fait deux fois, les 4 et 5
mai. Roché dans ses longues pages détaille minutieusement ce qu’il ressent. Ce
n’est plus un regret, mais un désir. Un désir qui ne se réalise pas, car il a à
la fois peur des conséquences et du respect pour cette fille de trente ans,
vierge, qui l’aime toujours. Aussi lorsque Margaret lui demande un nouveau
rendez-vous, il refuse. Et elle retourne en Angleterre sans le revoir. Il
retrouve Violet en décembre, un peu tristement. On se rend bien compte à quel
point ces rencontres sont sans réelle importance pour Roché. Seule, peut-être,
l’idée de Margaret... Aussi quand elle lui écrit qu’elle l’aime encore (il
reçoit la lettre le 2 mars 1907), il lui répond qu’il veut la voir. Il consigne
le 12 mars 1907 un rêve qu’il a fait d’elle, sur une plage, personnage idéal et
rencontre absolue, qui s’achève ainsi :
« Quand cela
sera-t-il ? » dit-elle.
Cela sera donc !
La première entrevue a lieu le 16 mars et est l’occasion
de caresses qui demeurent très chastes. La seconde le 19, et Margaret parle de
« quand nous serons ensemble !... »
Le 22 mars, Violet se rend chez Roché où ils connaissent
l’une de leurs grandes étreintes amoureuses. Roché indique qu’il désire
Margaret. Le 23 mars il reçoit de Violet une lettre qui commence ainsi :
La nuit.
J’ai tout dit à
Nuk.
Et Violet fait le récit de sa soirée avec Margaret, qui
correspond parfaitement avec celui que Margaret en fait elle-même dans son
journal. Mais Roché rapporte aussi l’entrevue qu’il a avec Margaret le même
jour.
Il n’y a que cela qui
pouvait me séparer de toi. D’autres, je le savais, mais Mauve, ma sœur... Il n’y a rien à dire.
C’est fini !
lui dit-elle avant de
poursuivre un peu plus loin :
- A quoi penserai-je ?
Je ne pensais qu’à me donner. Oui, je sais, toi, te voir peut-être seulement une semaine tous les
deux ans, cela m’eût suffi. Et maintenant il va falloir oublier cela. Je t’aimais de toute mon âme et de tout
mon corps aussi.
Roché complète :
Ses joues rougissent.
Elle me désire toujours. Je veux vaincre sa volonté. Le désir est en elle aussi. Je suis sûr de la
prendre un jour, à un tel point que je me semble lâche.
Et plus loin :
Ce qui pèse sur nous, il
faut l’accomplir pour que cela soit beau et pour que cela soit chose faite.
Je la renverse lentement. Ma main atteint sa cuisse nue, sacrilège doux, puis se retire. Je contiens sa tête. Tout petits baisers qui ne frémissent pas. Ses lèvres s’avancent à peine, mais toujours. Elle a sa figure ronde de petite fille. Elle sera encore mieux que Mauve, parce qu’elle a plus de génie[23].
L’aveu est important de la part de Margaret. Il semble
même toucher Roché, qui conclut toutefois sur une remarque que seul le
séducteur expérimenté peut proférer. Il est cependant étonnant que, alors que
Margaret s’offre à lui malgré ses premières réactions, il n’en profite pas. Son
assurance est-elle si forte qu’il ne s’inquiète pas de l’avenir ? Il ne
s’en explique pas davantage, terminant ce jour par ses préparatifs pour
retrouver son ami Franz, à Munich.
Il faut attendre le 2 janvier 1909 pour qu’ils se
revoient à Paris lorsque Margaret rentre de Russie où se trouve Violet.
Margaret s’installe dans le petit appartement de la rue Alésia, qui sert
habituellement à Mno et à Roché. Et c’est dès ce premier soir que Roché prend
sa virginité. Le texte du Journal est
comme d’habitude extrêmement précis. Roché rassure Margaret sur un possible
enfant. Ils ne coucheront plus ensemble pendant les deux jours qui restent à
Margaret. Roché se rendra dans une maison
close après l’avoir raccompagnée au train. Les lettres de Margaret,
indique-t-il dans son Journal, font
alterner reproche et joie. C’est à cette époque (en février 1909) qu’il reçoit
son « diary de 8 années » : elle n’a cessé d’écrire son journal
de la séparation.
Le 17 novembre 1909, Margaret vient à Paris pour en finir
avec Roché, un homme lui ayant demandé sa main. Elle arrive avec ses miches de
pain, couche avec Roché qui, comme dans le roman, prend toute précaution pour
que leurs relations soient stériles. Seule l’assurance que met Margaret à
vouloir être enceinte trouble Roché, qui refuse le sentiment de paternité. Mais
le 23 décembre, il a reçu la lettre de Margaret qui annonce son indisposition.
On le voit, concernant cette période, les changements
entrepris sont plus importants. Il s’agit en fait de ne pas se répéter
d’abord : d’où la concentration en un seul des deux séjours de Margaret, à
une date médiane, et, au sein de l’épisode, une lente gradation dans l’amour
physique. Paradoxalement aussi la transformation altère la poésie du
journal : les références aux Mille
et Une Nuits que note Roché disparaissent, et le jeu des couleurs :
blanc, or, rouge s’affaiblit dans le roman. Mais c’est surtout les réflexions
de Claude qui modifient l’équilibre. Il est pédagogue dans le livre, cherchant
à donner son autonomie à Muriel. Pierre est simplement curieux dans la
vie :
Je glisse [sous le
drap], je le soulève et dans la demi-lumière je la regarde. Une fierté me gonfle qu’elle soit si belle.
C’est le choix de mes 20 ans - habillée elle est peu devinable, là elle est une plage de sable
fin et chaud avec un petit coquillage lavé par la mer. Mes yeux ne vont pas au sexe, ils regardent
l’ensemble, gavent de certitude leurs hypothèses
d’autrefois[24].
Il est évident qu’avec son propre journal, Roché prend
davantage de liberté qu’avec tous les autres textes disponibles. Non en vertu
de son droit d’auteur, mais parce que c’est le matériau qui traite le moins de
son sujet. Soulignons encore que dans la prolifération de l’écriture
quotidienne, telle qu’elle s’établit à partir de 1904, Margaret n’a qu’une
place négligeable, sinon aux dates du premier baiser, de la défloration et du
dernier séjour à Paris. L’original s’avère faible pour l’auteur quand il s’agit
de constituer une histoire de bout en bout. Il est baroque, dispersé, là où le
projet de l’écrivain est classique et requiert l’unité d’action. Protéiforme,
sollicitant divers centres d’intérêts, multipliant les amis et les aventures
féminines (non des moindres, et nous avons déjà rappelé Franz Hessel; mais
c’est aussi la période de Marie Laurencin, ses débuts dans l’amour et dans la
peinture...); le roman demande une exclusive préoccupation des Anglaises que
Roché, à cette époque, est incapable de leur offrir, mais à laquelle il lui
faut parvenir s’il veut réussir son roman. C’est pourquoi s’il lit à de
nombreuses reprises son Journal, il
décide de réécrire complètement certaines parties. Le plus souvent pour
condenser et rendre cohérent l’ensemble. Mais aussi pour supprimer, et choisir
le point de vue développé. C’est sur ses textes qu’il a au fond le plus de
liberté. C’est d’ailleurs à eux qu’il fera subir les traitements les plus
importants. Mais c’est aussi en laissant entendre que de tels textes existent,
quand bien même cela est faux, qu’il assure la cohésion de son œuvre. Le roman
s’ouvre sur un journal de Claude qui n’a pas sa correspondance chez Pierre. Il
se termine de même par des notations qu’aucune page de Roché ne mentionne, même
si l’apparition du Trocadéro existe bien. La première mouture du roman, ne se
préoccupant pas des écrits intimes, a donné le canevas de l’ensemble. Roché,
autant qu’il le peut et nous voyons bien qu’il s’efforce absolument de pouvoir
jusqu’au bout, tente de parvenir à un collage parfait des documents dont il
dispose. Mais et le début et la fin de l’histoire posent des problèmes. Il va
alors faire vraiment œuvre d’écrivain. Et le début du roman tel qu’il
l’imaginait pendant l’été 1953 sera repris presque mot pour mot, mais présenté
sous la forme d’un journal intime, celui de Claude, même si celui de Pierre
n’existe pas. Peut-être bénéficie-t-il de celui de sa mère, s’il dispose de son
agenda : nous n’avons pu le consulter mais savons, qu’à certaines périodes
au moins, Clara Roché tenait un carnet dans lequel elle relevait le nom des
personnes qui venaient lui rendre visite[25].
A l’évidence s’impose
le fait que c’est ici la forme qui devient le garant de la cohésion du roman.
Et dès que cela lui est possible, il s’empresse d’introduire le texte original.
Le début est donc une invention, en ce sens qu’il ne
repose sur aucun écrit préalable. Mais une invention du même ordre que celle
que peut faire un auteur rédigeant une autobiographie : il utilise ses
souvenirs et ce qu’on lui a rapporté de sa prime enfance. Encore Roché prend-il
ici deux précautions : le texte commence alors que Claude a dix-neuf ans
et il faut attendre le tiers du roman pour savoir quelle fut son enfance - et
c’est sa mère qui en fait le récit. Si l’épisode est circonscrit, il faut en
plus donner à lire ce qui se rapproche le plus de l’expérience de chacun des
protagonistes. Car c’est aussi une des leçons que tire certainement Roché du
rôle de chef d’orchestre qui devient le sien, et qui explique d’une part le
passage d’un système d’énonciation à un autre, d’autre part le long labeur
qu’il s’est infligé : l’esthétique de son roman gagne en qualité chaque
fois que son auteur puise dans les écrits intimes. La convocation d’un écrit
qui n’a pas à l’origine pour vocation de figurer là paraît de nature à
amplifier l’effet à produire. Tout se présente comme si l’irruption d’un
matériau par essence non fictionnel enrichissait la fiction d’une dimension que
sans lui elle ne pourrait atteindre : plus l’insert de textes intimes est
important, plus le roman trouve une tonalité propre, la sienne.
Journaux et correspondances, dirait-on, même abondamment
sollicités, judicieusement bien choisis et agencés, ne peuvent faire œuvre. A
l’exception de cette entrée en matière, il semble pourtant que si. Nous avons
vu comment Roché traduit, sélectionne, réduit au strict minimum. Or l’épreuve
de la lecture montre que la juxtaposition ne nuit pas à l’ensemble. Certes le
lecteur est sollicité pour pallier les déficiences du montage et combler les
ellipses temporelles. Mais loin d’être un obstacle, il paraît au contraire que
cette absence de « liant », comme l’appellerait Gracq, permet au
contraire de mettre le roman sous tension. Une fois l’entrée dans l’histoire
effectuée, le puzzle des textes réellement existants suffit. Le problème du
montage ne se situe donc pas dans les intervalles, dans les
« jointures », mais à la fin. Il faudrait en effet un hasard
extraordinaire pour que chacun des protagonistes tire au même moment la même
leçon quant à la fin de leur histoire. Ce n’est évidemment pas le cas ici,
chacun d’eux n’ayant pas le même intérêt, ni la même vision des choses. Une
nouvelle fois, c’est pour Roché la fin à donner au récit qui pose problème. Il
sait pourtant bien quelle péripétie doit le clore, puisque c’est celle-ci qui
l’obsède. Le choix est donc fait. Il convient de l’intégrer à l’ensemble de
sorte qu’elle vienne achever l’édifice. Le premier obstacle est la mort de
Margaret. Le carnet de 1927 n’étant pas disponible, il est difficile de savoir
quelle est la réaction de Roché lorsqu’il apprend son décès, ni lorsqu’il en
reçoit la confirmation par Violet. Mais quelque trente ans après, il est clair
que cette mort ne rentre pas dans les desseins de l’auteur, qui entreprend
alors de bousculer la chronologie et l’histoire de manière importante.
En effet, toute mort, dans un roman traditionnel, vient
sceller un destin, oblige à chercher un sens. La mort de Muriel devenait trop
simple et interrompait un projet romanesque qui devait se construire autour
d’un autre personnage. Autant il pouvait se faire - c’est d’ailleurs ce qui se
fait - que Muriel fût le personnage le plus « bavard » du roman,
autant il ne pouvait être question que sa mort donnât une leçon à lire. La mort
de Kathe et de Jim, dans Jules et Jim,
avait joué le rôle tragique qui était le sien. Faire mourir - ou respecter sa
mort, l’intégrer dans le roman - Muriel dans Deux Anglaises et le Continent, ce n’était pas simplement
reproduire une situation qui pouvait paraître identique à celle de Jules et Jim. C’était, compte tenu du
contexte, lui donner le rôle de la victime, qui mourant jeune encore, n’en
finissait pas d’expier la seule et unique faute qu’elle avait commise :
elle se trouvait là pourvue d’une sainteté qui n’était pas le projet de Roché.
Le roman s’écrivait comme roman d’édification : Roché laisse précisément
la parole à chacun de ses personnages pour n’avoir pas à les juger. Mais s’il
essaie de ne pas porter de jugement, il tient quand même à ne pas perdre la
perspective qui reste la sienne : une perspective originale de roman
autobiographique. Aussi ne lui faut-il pas oublier celui à qui il a délégué son
rôle : Claude. C’est lui qui terminera le récit, comme c’est lui qui l’a
ouvert. Muriel ne mourra pas parce que la seule parole qui pourrait être celle
de Claude alors serait de pure compassion, accompagnée d’une tentative
maladroite de justification. Or Muriel est peut-être victime, elle est aussi
responsable. Ce qui est sûr, c’est qu’une fois l’essentiel de l’histoire
déroulé, il devient nécessaire de se passer des écrits intimes, de condenser
dans le temps et d’inventer la matière qui n’existe pas. Le délai impératif est
imposé par l’âge de la fille de Muriel : et pour des raisons facilement
compréhensibles d’économie romanesque, elle doit avoir l’âge qu’avait Muriel
sur la photo que lui présente Anne quand elle a le projet d’entraîner Claude en
Angleterre : treize ans. Il est donc nécessaire de laisser s’écouler ce
laps de temps, plus ne servirait à rien - ou pis : mettrait Claude dans la
position d’aborder la fille - avoir la mère et la fille, c’est un fantasme de
Roché, notamment dans le court instant où il a les deux sœurs. C’est cette
chronologie qui détermine le choix de Roché, lui permettant de clore son roman
sur Claude. Si, vraisemblablement, ce schéma est retenu rapidement, le détail
demeure plus difficile à mettre en place. C’est ce que montre l’étude du
deuxième manuscrit qui envisage plusieurs fins possibles :
TREIZE ANS APRES
Journal de Claude
Ainsi Claude n’avait pas
gaché leurs vies. Il en avait un soulagement. Il vécut auprès de Claire, fit de lointains
et longs voyages, mais il revint toujours auprès de Claire jusqu’à sa mort. Il avait alors 50 ans. Il
se maria avec une française. Bien des années plus tard Claude reçut une lettre d’Anne (...)
Elle courut après comme
sa mère courait. Claude eut un étourdissement.
Muriel pour quelques
instants reprit [tout son empire] toute son emprise.
Jamais il n’aurait pu
faire à Muriel une fille aussi pareille à elle. Il était trop différent. Tout était bien ainsi.
FIN
Figure à la suite un premier ajout :
Mais qu’eût donné notre
mélange ? A cet instant Claude chancela.
Claude ne se maria avec
une Française qu’à l’âge de cinquante ans.
Ce qui importe c’est que
le type Muriel, c’est que le type Grand Nord reste pur et ne [disparaisse] s’éteigne pas.
Après le mot « Fin », barré, une note :
8 Juin 1955- Moine ?- Non.
Il me manquait cinq
centimètres de tour de crâne et vingt centimètres de tour de thorax. C’est tout. De là mon
indécision.
Enfin, dans une autre version encore, Claire ne meurt
plus et il n’est pas question de mariage :
Muriel pour une heure
reprit toute son emprise.
Jamais je n’aurais pu
faire à Muriel une fille aussi pareille à elle. Je suis trop différent[26].
FIN.
La première version revient au récit, le narrateur
reprenant la parole, ne laissant pas le personnage conclure, ce que certains
passages laissaient d’ailleurs entendre : ainsi à la date du 6 mai, les
personnages ont laissé place à un narrateur :
Claude revint à Londres
avec Claire. Ils ne parlaient plus de Muriel, ils étaient épuisés, ils laissaient dormir (chacun ne
comprenait pas que l’autre ne comprenne pas. Claire en était malade et Claude déchiré).
Claire demeura chez les
Blow[27].
Ce retour au récit, par moments, peut laisser croire à
une correction parfois insuffisante de l’auteur. Il témoigne en tout cas de la
différence radicale qu’impose la nouvelle manière de traiter le sujet.
Mais l’étude de la première version de la fin du récit
apporte d’autres enseignements : d’abord elle laisse clairement entendre sa référence à L’Education Sentimentale[28]
de Flaubert, où
quelques verbes au passé simple suffisent à dire le temps qui passe et
soulignent ainsi la teneur du bilan. Ce n’est pas là ce que Roché a eu de
meilleur et la vision de la fille de Muriel le lui rappelle. Pourtant il est
sans remords, puisque s’avérant incapable de reproduire une Muriel enfant.
L’ajout à cette première version souligne l’importance de ce motif qui
disparaîtra par la suite. On sait que Roché aime classer, répertorier en
fonction de son expérience. On en retrouve un exemple ici quand il fait de
Muriel un type, personnage représentant ce type : le Grand Nord (ce fut
l’un des titres envisagés pour le roman). Quel est ce type ? Roché ne le
définit pas plus que Claude. Certes l’on possède de nombreuses indications sur
le personnage. Peut-on pour autant en faire un type ? Celui de la
puritaine ? Mais Roché serait-il fasciné par ce type ? Celui de la
vierge farouche ? Celui de la pureté ? Celui de la ténacité ?
Réduire Muriel à un type, c’est aussi contrevenir à l’identité individuelle que
lui a donnée la nouvelle forme même du roman. La mention ne pouvait que
disparaître.
Il en est de même pour la note datée du 8 juin
1955 : réduire les motivations de Claude à sa seule morphologie rend tout
le roman ridicule. Certes les problèmes de santé jouent un rôle non
négligeable, mais les différences sont autrement plus importantes. C’est
d’ailleurs ce que souligne la dernière version, qui, elle, se soumet au système
d’énonciation du roman, et s’achève sur cet adjectif « différent ». On le voit, la fin n’est pas encore tout
à fait mise en place, car se pose encore pour Roché le problème du sens de son
œuvre. Ce n’est qu’après de nombreuses hésitations qu’il fera intervenir Claire
et achèvera le roman sur Claude.
C’est sur le tapuscrit qu’il remet à Gallimard que
s’écrivent les dernières modifications. Des corrections de détail, pour tel ou
tel mot (mais qui disent bien la manière de Roché : il remplace le verbe
« interrompre » par le verbe « dire » dans cette réplique
d’Anne :
Alors tout sera changé ! dit Anne (23).
à un endroit où le verbe
« interrompre » convient parfaitement et dans une page qui conjugue
le verbe « dire » six fois. L’emploi de ce verbe non connoté est un
nouveau signe de la volonté de Roché de ne pas juger son histoire comme auteur.
De même Anne ajoute à sa lettre du 15 mars 1909 cette
remarque après le joli compliment qu’elle envoie à Claude :
Tu nous as conquises en
ne nous demandant rien et en ayant besoin de nous. Le bonheur
on ne le sait qu’après (310).
Le passage en italiques ne figure plus dans la version
définitive : encore une fois, il s’agit de rapporter des faits sans
émettre de jugements qui pourraient sembler être ceux de l’auteur.
C’est évidemment la fin du récit qui connaît les
transformations les plus essentielles. Toute la fin de ce tapuscrit est reprise
à l’encre rose, et l’on voit Roché chercher une solution qui donne à son œuvre
une unité tout en la laissant ouverte. Les mois de novembre et décembre 1955
sont consacrés à cette tâche :
Grand effort pour finir roman et toutes insertions, papillons. Je relis tout . Dernières 50 pages, dur boulot. J’y vais carrément[29].
Et encore un mois plus tard :
Magnifique travail sur la fin du roman. Tout tombe enfin en place me semble-t-il[30].
Ce n’est donc qu’au dernier moment qu’il écrit le texte
qui sera publié, alors que c’est sans doute cette scène qui a motivé son
choix :
Muriel, pour un moment,
reprend tout son empire.
L’élan [que j’ai senti]
qui me soulève [quand je l’ai demandée en mariage] m’emporte vers sa fille.
Myriam dépasse largement
le chapeau qui fuit, lui fait face et l’arrête, comme un joueur de football.
[Elle a 32 ans de moins
que moi]
Je la regarde et je vois
Muriel. Je les mélange. J’ai envie de lui prendre la main. [A laquelle]
[Claire me trouve
vieillissant]
Dans la rue je
m’aperçois dans des glaces. Je suis ballant ou trop tendu.
Je rentre chez Claire.
Elle me dit: « [Qu’as-tu] Qu’y a-t-il? Tu as l’air [vieillot] vieux ce soir »
Fin[31].
Le roman s’achève donc comme il avait commencé :
Claude avec sa mère. C’est une façon de boucler le récit, tout en insistant sur
le temps passé, car Roché avait pris soin, d’abord, de souligner l’écart qui
séparait Myriam de Claude. L’âge importe peu au fond, et en tout cas moins que
la réflexion sévère et sans appel de Claire, qui a le dernier mot. En laissant
vivre Claire, tout comme Muriel, Roché supprime du roman les deux expériences
de la mort qui ont pourtant eu lieu dans la vie. Il leur préfère cette pensée
sur le temps et l’expérience qui sous-tend toute cette fin, sans pour autant
l’énoncer. C’est justement dans l’absence de résolution que le récit se fait,
laisse son sens apparaître. Et cette fin ne manque pas de renvoyer aussi à
Flaubert et L’Education Sentimentale,
avec son lot d’événements ratés. Les phrases non retenues par Roché montrent
bien une telle analogie :
L’élan que j’ai senti quand je l’ai demandée
en mariage m’emporte vers sa fille
et :
Elle a 32 ans de moins que moi.
Ces deux phrases soulignent et le temps passé et le temps
gâché. En revenant au personnage de Claude, Roché souligne la vanité de ses
propos, l’échec de sa conduite, l’inanité de sa vie : le temps du roman ne
lui a rien appris.
Nous notons donc que si la première version du roman
s’est écrite en quelque quatre semaines seulement, elle n’a encore qu’un
lointain rapport avec sa forme définitive. Car l’idée de saisir le matériau à
disposition n’est pas, loin s’en faut, une économie de temps. Tout le travail
de Roché après la sélection et les traductions qui s’imposaient est un travail
de résumé et de montage. Mais c’est surtout un art du dosage, de la mesure et
de l’équilibre. Et un équilibre qui doit rester dynamique, tendre le récit
comme une corde, choisir le bon point de vue. C’est aussi un roman en liberté
où le romancier ne se contente pas de s’effacer derrière les personnages en
leur déléguant une quelconque parole. Il leur donne la parole, se retire, ne
dit mot. On vient de voir les limites d’une telle technique et comment Roché
procédait tout de même à quelques ajustements déterminants. Mais il n’en reste
pas moins que la matière est originale pour la plus grande part. Et que l’effet
produit par cette composition demeure particulier.
Roché est très attentif à ce qui accompagne son
roman : il réécrit plusieurs fois un résumé pour les éditions Gallimard.
Il prend aussi un soin tout particulier à rédiger la quatrième de couverture.
Le 5 mars 1956, en pleine correction des épreuves, il consigne dans son carnet
qu’il en écrit une septième version... Et si Roché attache une telle importance
à cet exercice, c’est qu’il y fait figurer des termes clés. Un notamment, et
qui détermine l’esthétique de cet ouvrage : c’est le mot
« vertu » :
Ce roman contient plus de vertu que Jules et Jim.
Et il ne s’agit pas là d’attirer un lectorat qui
chercherait à comprendre comment s’applique une telle vertu après le résumé
d’une histoire entre un Français et deux Anglaises. Pas d’effet d’annonce, mais
bel et bien une volonté de Roché de donner une indication de lecture. Il
poursuit par cette dernière phrase :
Les journaux intimes y sont d’une franchise
totale.
La vertu est donc ici d’abord la franchise. Et nous avons
vu combien le travail de Roché faisait appel à des écrits qui pré-existent à
son projet. Il y a à travers le roman une volonté de vérité : vérité des
relations, des vies, des êtres et de l’amour. Et cette franchise appellerait
une autre vertu : celle de la force, du courage, de la volonté d’aller
plus loin; celle de cette disposition qui refuse de s’arrêter aux apparences
pour chercher plus au fond. Une vertu qui est une ligne de conduite, malgré les
errances qu’elle entraîne, les erreurs qu’elle suscite. Et vertu aussi,
peut-être, de l’écrivain qui s’interroge sur sa vie, sur une écriture qui
tenterait l’impossible pari du dire vrai et qui userait de la forme romanesque
pour rapporter le discours de trois personnes que des liens changeants ont
unies.
C’est cette vertu qui semble avoir présidé aux choix
esthétiques de Roché dans cette œuvre, et comme il le souligne, davantage que
dans Jules et Jim.
C’est Gallimard qui choisit le titre du roman, Roché lui
préférant Deux Sœurs. Et ce titre est
une bonne introduction à l’œuvre, puisqu’il pose d’emblée la question du trio
et surtout impose immédiatement la partition de celui-ci : le trois se
compte bien comme deux plus un. Seulement le singleton ne sera pas toujours le
même.
Le roman se construit sur une polyphonie. Celle-ci vient
bien entendu de l’utilisation des discours émanant de narrateurs qui alternent.
Deux d’entre eux tiennent un journal : Claude et
Muriel. Un journal, c’est-à-dire un texte qui ne s’adresse qu’à son auteur, et
qui devient le dépositaire d’une parole qui peut être secrète. Mais le genre
n’étant pas fixé, surtout lorsqu’il est utilisé à l’intérieur d’un roman, est
aussi le lieu où l’on rapporte des événements, des discussions. Son utilisation
permet donc également de faire progresser le récit.
Anne ne tient pas de journal : cela n’est pas moins
dû au fait que, autant qu’on le sache, Violet ne tenait pas de journal dans la
vie qu’au caractère du personnage. Elle est d’abord une primaire, en ce sens
qu’elle ne spécule pas : Anne cherche et fait ce qu’il faut pour trouver.
Elle donnera des nouvelles dans une correspondance importante avec Claude, sans
jamais en faire le lieu d’une introspection approfondie. Il faut aller et
tenter.
Claude et Muriel développent une autre dimension, encore
que chacun ne soit pas forcément mu par la même motivation. Il y a dans le
journal de Claude un aspect événementiel assez poussé qui se retrouve moins
chez Muriel : l’un agit davantage quand l’autre pense.
Claude et Muriel correspondent en outre par courrier. La
lettre s’adresse directement à l’autre, elle fait du destinataire la raison
même de son existence. Aussi voyons-nous que le choix de l’une ou de l’autre
forme n’est pas sans raison et mérite qu’on s’arrête sur ce qui motive leur
alternance.
Le roman se divise en quatre parties. Mais chacune
d’elles n’est pas homogène quant à l’énonciation. Toutes mêlent les différentes
voix du roman sous leurs différentes formes.
Comme toute première partie, elle est consacrée à la mise
en place du récit. Il s’agit de donner à lire les informations nécessaires pour
comprendre la suite de l’histoire. Et c’est ce que nous avons dans cette
situation initiale : présentation des personnages, deux Anglaises, un
Français, leur mère respective; un cadre spatial : la France, la
Grande-Bretagne, comme lieux principaux; une époque : le tournant du
siècle. Le lecteur apprend vite de quoi
il retournera par la suite : deux jeunes filles, un jeune homme... la
seule question qui vaille sera de savoir laquelle et quand. Ici, le récit est
moins net. Ou plus exactement il commence déjà à brouiller les cartes qui
semblaient si bien distribuées : Claude rencontre Anne à Paris, elle lui
parle de sa sœur qui lui conviendrait merveilleusement.
Toute cette première partie semble construite autour de
cette rencontre provoquée : effet d’annonce, attente de l’apparition de
Muriel, personnage handicapé qu’il faut ramener à la lumière et à la vie; et
enfin, sur un mot de la mère de Muriel, cristallisation, à entendre ici au sens
stendhalien du terme. Cette logique du récit, qui est bel et bien à l’œuvre
ici, n’est en fait que superficielle : dans l’écriture même de ce passage
se joue un réseau plus complexe de sens, qui fait tout l’intérêt du roman.
Le travail de l’écrivain sur l’énonciation, nous l’avons
vu, est important. Le roman commence ici avec le journal de Claude : c’est
donc lui qui ouvre le discours et par un écrit qui est censé n’avoir aucun
destinataire. C’est dire si, dans la polyphonie qui va s’installer, cette
parole inaugurale détermine une orientation pour la suite. Rappelons aussi que
c’est Claude qui clôt le roman avec une page de son journal encore. Cette
parole déléguée au personnage masculin oriente le récit d’abord parce que c’est
la première parole entendue, mais surtout parce que les informations initiales
sont données de son point de vue. Et les événements rapportés dans cette
première partie en sont l’illustration : d’abord la rencontre avec Anne et
le voyage en Angleterre pour faire la connaissance de Muriel; puis le service
militaire et la narration de l’aventure avec Pilar en Espagne; enfin le séjour
à Londres qui conduira à la demande en mariage de Muriel.
Lorsque Claude n’écrit pas son journal, il écrit des
lettres, notamment lors de son service militaire. Il reste donc bien le
locuteur. Anne interrompt cette parole de Claude pour résoudre des problèmes de
logement à Londres, expliquer les retards des travaux, l’inviter enfin[32].
Muriel intervient aussi. Peu, mais de manière décisive, puisque c’est d’abord
par le biais de son journal intime, un écrit qui la différencie
fondamentalement de sa soeur. Muriel, comme Claude, dispose d’un espace pour se
dire dans le secret. Mais ce que chacun se dit n’est pas identique :
Claude tient un journal diégétique, rapportant des faits, sans commentaire et
sans jugement. S’il en est quelques-uns, au moins ceux-ci sont-ils anecdotiques
ou bien suivent-ils une pensée qui va à l’action, non à la spéculation. Rien ne
semble plus éloigné de Claude qu’un journal cherchant à vérifier qu’il est bien
atteint d’une langueur, d’un doute, d’un mal de vivre. En ce sens celui de
Muriel est tout le contraire : certes, tenu à Paris, il rapporte bien des
visites. Il est surtout l’occasion de sentir son âme, et aussi ses pensées en
train de se faire :
Les catholiques sont
moins libres que nous.
Est-ce que je mérite un
ami comme Claude ? Puissé-je en devenir digne et le garder toujours.
Peut-on apprécier
plusieurs hommes ainsi ? Il me semble que non.
Paris, ses ruelles et
leurs gens, je les aime. C’est doux, riche,
profond (34, 35, 37).
D’emblée les journaux traduisent deux conceptions de la
vie différentes. Rapidement aussi est abordée la question de l’amour physique.
Là encore le traitement narratif est très différent. Chez Muriel, il prend la
forme d’une sentence morale définitive :
Claude a parlé de l’amour physique. -
Qu’est-ce que c’est ? Il n’y en a qu’un : le vrai (36).
alors que chez Claude, ce
sera le long récit, sinon détaillé, du moins précis de sa première expérience,
avec Pilar, qui lui font écrire ces mots :
Je me sens croître entre
ses bras comme un jeune tronc et devenir un homme. J’éprouve une stupeur et une
reconnaissance (54).
Ces deux exemples suffiraient à montrer comment le
journal s’écrit différemment pour l’un et pour l’autre mais aussi combien
dissemblables sont leur caractère, leur façon d’être et de penser. C’est dire
aussi que leur réunion programmée, annoncée, presque manigancée est loin d’être
garantie.
C’est Anne qui rapidement décide d’organiser la rencontre
et tout se prépare très vite. Claude est attaché à un portrait de Muriel à
l’âge de treize ans - elle en a vingt-et-un. L’invitation est faite le 25 juin
1899 et en août, Claude et sa mère Claire sont au Pays de Galles. Mais Muriel
n’est pas au rendez-vous. Certes elle est présente, mais absente en même temps,
atteinte par la cécité.
Ces premiers jours furent froids. Chacun fait correctement ce qu’il a à faire
(21).
La rencontre est manquée : elle n’est en tout cas
l’occasion d’aucun échange amoureux entre Claude et Muriel pour qui elle était
organisée. En revanche, elle permet de distribuer des rôles dans une figure qui
est désormais celle du triangle : celle qui était annoncée réunissait Claude et
Muriel sous le regard obligeant d’Anne. Celle qui s’impose, c’est celle qui
s’est mise en place au début du récit et qui associe Anne et Claude. Il y a
entre eux, dès l’origine, un vrai regard qui se rencontre :
Je la salue de la tête et j’hésite. Elle me fait un sourire franc qui m’arrête. (16)
Et c’est elle qu’il entreprend d’initier. A l’art. A
Rodin, par exemple. Ou à la Louise de
Charpentier, qui pose un problème moral à Anne, que Claude entreprend de
résoudre. C’est à son initiative qu’a lieu le premier rendez-vous au clair de
lune; c’est ensemble qu’ils se perdent pour la première fois dans le labyrinthe
du château hanté. Et si elle est choquée par la fessée que donne Claude à une
poupée, c’est peut-être aussi parce que le discours sur le corps l’intéresse.
Anne est l’instigatrice, celle qui entreprend. A côté d’elle, Muriel pense, ou
répète les mêmes gestes, comme incapable d’inventer. Il y a du désir qui
circule entre les deux jeunes gens, à leur insu peut-être, qui refuse de se
verbaliser, même si le silence le laisse entendre :
- Et puis... et puis...
dit Anne sans achever. Il y eut un silence.
Je songeai à lui prendre
la main. J’entendis dans ma tête, imaginaire, lointaine, la voix d’Anne me dire : « Et
puis... embrassez-moi vite » (23).
Anne ne jouit d’aucune parole propre dans cette partie :
c’est dire que le mystère de ses intentions demeure entier. Mais il reste les gestes qui parlent pour
elle, et les paroles rapportées par les autres personnages.
Malgré son expérience amoureuse, Claude semble ne pas se
rendre compte de ce qui se passe. D’abord
parce que contrairement à Muriel, lui envisage l’amour physique, mais il
le différencie d’avec un autre amour (celui que Muriel appelle « le
vrai »). C’est ainsi que lors de son initiation espagnole, il note :
Les visages de Muriel et d’Anne m’apparaissent, curieux. Sont-elles de la même espèce ? Seraient-elles capables d’un tel abandon si elles aimaient un jour ? Elles font partie d’une autre planète, où je retournerai bientôt, d’où ce que je vis là
est exclu (54).
Il peut alors leur parler de ce qu’est le monde de cet
amour physique : c’est celui de la prostitution et des maisons closes que
Claude visite en observateur attentif, pour faire de fidèles rapports aux deux
Anglaises. En fait, le monde de l’amour se divise en deux parties bien distinctes.
Il n’est donc pas étonnant pour Claude que Muriel puisse être un jour quelque
chose pour lui, dans l’autre monde de l’amour. C’est Anne qui attise le désir
de Claude. Muriel, elle, incarne autre chose : l’existence d’un amour à la
fois platonique et social. Platonique car tout discours tenu par Claude sur
Muriel est sans Eros - à l’exception du jeu du citron pressé : mais Anne
n’est plus là. Les deux visites dans le labyrinthe sont significatives à cet
égard : avec Anne, Claude pense que bien des baisers ont dû être échangés
en ce lieu; avec Muriel, il s’étonne qu’elle le traite en frère. De fait leurs
relations restent fraternelles et puériles : il n’est question que de jeux
enfantins. Et si Claude pense à un avenir avec Muriel, il la voit comme mère et
pas comme femme. Si c’est sur Muriel qu’il jette son dévolu, ce n’est pas de sa
faute. Une véritable conspiration, inconsciente sans doute, s’ourdit contre
lui. Le silence d’Anne d’abord et le désir de Muriel, même s’il reste
muet : elle rêve de Claude en disant : « Claude, vous me plaisez
! ».
Toute cette première partie se joue sous les yeux des
adultes. L’absence de maturité de chacun des trois personnages semble rendre
nécessaire la présence des mères. Et
elles ne sont pas inertes. Mrs Brown va mettre Claude face à ses
responsabilités. C’est-à-dire le mettre en demeure de choisir entre une
promesse de mariage et ne plus voir ses filles. Ce qui se passe à ce moment est
tout à fait significatif pour Claude : l’amour a trouvé son objet en
lequel s’incarner. L’idée de l’amour a désormais une existence sociale, à
laquelle Claude n’avait encore jamais pensé ![33]
C’est Mrs Brown qui
pour rétablir l’ordre dans sa bonne ville décide Claude à demander la main de
Muriel. Rien du coup de foudre, pas même du projet réfléchi : seulement
une idée qu’il n’avait jamais eue auparavant, sinon sous forme de jeu, comme lorsque
l’on joue au papa et à la maman (et c’est le cas quand ils jouent à « la
caverne préhistorique ») . Ce contexte anglais sous la haute surveillance
des adultes et particulièrement des mères lors du premier séjour semble frapper
Claude de stérilité amoureuse et intellectuelle : car ce n’est pas la
rencontre fortuite au clair de lune qui le pousse à demander Muriel en mariage,
mais ce qu’en disent les gens du village ! Claude, vingt et un ans, libéré de
ses obligations militaires et ayant commencé son expérience amoureuse, se
soumet à ce monde qui ressemble pour lui à un vaste jeu dont les adultes sont
les arbitres et les gardiens. Et c’est sous le regard d’un adulte, un ami de
Mrs Brown, chez lequel il loge, qu’il rédige sa lettre et l’envoie.
Il faut l’intervention d’éléments extérieurs au trio pour
que le couple initial Anne - Claude soit apparemment défait au profit d’un
couple non conforme Muriel - Claude. L’immaturité des trois jeunes gens les
laisse sous la coupe d’adultes qui de loin régentent leur vie et les obligent à
décider. Mais ils ne sont pas forcément aptes à déceler quelle part
d’inconscience, de leurre comporte la décision de Claude.
Il y a en fait deux logiques à l’œuvre dans le roman,
correspondant à deux niveaux de récits : l’un ressortit au discours des
personnages, qui se laissent enfermer dans le leur et dans celui des autres
tout en montrant une ferme volonté de n’être pas trahis par la parole - mais
c’est encore là une forme de parole. L’autre au roman en train de se faire dans
cette conjonction de discours et qui laisse paraître un jeu plus complexe dans
les relations entre les protagonistes, jeu dans lequel parfois les choses
échappent aux discours. Le faire est souvent en contradiction avec le dire qui
l’accompagne. Il y a donc deux Anglaises et le continent; un continent qui
aimerait une Anglaise à moins que ce ne soit l’autre. La plus libre reste
toujours celle qui parle le moins.
La deuxième partie - la plus longue du roman - est le
lieu d’un échange : Muriel va être instaurée personnage principal du roman
alors que Claude finira par n’être qu’un destinataire probable, pas même sûr.
La début de cette partie mêle les textes et les interlocuteurs. La décision de
Muriel agite le trio qui cherche les mots pour trouver une signification à ce
« non ». La parole devient
prolifique, cherche du sens, n’en trouve pas, rapporte alors des faits. Et
d’une lettre à l’autre, du journal de Muriel à celui de Claude, tous les
énoncés traquent l’indécision, le caractère fallacieux de cette réponse. Muriel
prodigue des conseils; Claude multiplie les bonnes actions en même temps que
ses expériences de la vie anglaise. Et les lettres d’Anne à Claude laissent
entrevoir une issue à la crise ainsi ouverte. C’est qu’en fait la manière de
Claude bouscule les habitudes de Muriel qui n’a pas préparé sa réponse. Et le
temps de l’écriture, jusqu’à la séparation est une manière d’aller à la quête
des mots pour le dire. La lettre de Muriel à Claude du 28 janvier éclaire cette
recherche inavouée encore : il y a dans la répétition même des « je
ne vous aime pas » une façon de dire « je vous aime ». L’ensemble
des écrits de Muriel dessineront ce chemin sinueux devant non l’apparition de
l’amour, mais le fait de le verbaliser. Et c’est pourquoi elle devient le
principal locuteur de cette partie jusqu’à en devenir le seul à partir du
journal de la séparation.
Si Claude reste le principal objet du discours, il
s’efface de plus en plus : lui a déjà dit. Et semble déjà sur de nouvelles
voies. Son journal - comme ses lettres - continue d’être diégétique, factuel,
sans plus d’émotion à l’idée de Muriel. Et le Journal de la séparation creuse cette différence avec Muriel. La
présentation des deux journaux côte à côte se révèle doublement efficace :
elle permet de présenter deux écrits dans la simultanéité de leur formulation.
Elle témoigne des modes de penser à un même instant et elle compare les sujets
choisis. Dès le début les différences sont significatives et c’est le quasi
silence de Claude qui souligne son désengagement et de son histoire avec Muriel
et du roman dans cette partie. La comparaison du premier mois se présente ainsi :
Muriel écrit treize jours, Claude huit, dont les sept premières fois pendant
les deux premières semaines ! Certes un narrateur extradiégétique signale que
Claude a barré plusieurs jours parce qu’ils répétaient les précédents :
l’intention de Claude est louable de ne pas vouloir ennuyer sa lectrice; elle
témoigne surtout de son absence de réflexion sur le problème posé par leur
séparation. Et tandis que Muriel cherche, et trouve, lui agit. Il accomplit son
service social à Londres, puis son voyage au Tyrol où ses pensées pour Muriel
ne seraient certainement pas conformes au goût de celle-ci. Enfin toute la
dernière partie du Journal de la séparation de Claude n’est qu’un
relevé de citations de Nietzsche : Claude renonce à sa parole propre dans
ce journal, la déléguant à un autre. Il a pour un moment quitté l’espace du
roman, comme Anne. Il ne reste alors plus que Muriel, seule avec son discours
qui retrouve le chemin du texte réflexif, du journal intime sans lecteur
possible. Seule une confession pourrait renouer la communication entre les
protagonistes. Elle sera bien rédigée par Muriel, mais sur un sujet qui, même
s’il est bien entendu au cœur du roman, n’est pas son histoire d’amour.
Le système d’énonciation de cette partie est donc
particulièrement signifiant ici : il montre comment l’histoire d’amour
passe, par l’organisation du discours, de l’un à l’autre des protagonistes,
menant Muriel à un isolement total.
Nous avons dit que Claude, dans la première partie du
roman, était la victime d’un complot non dit mais bel et bien existant,
l’obligeant à déclarer un amour qui n’était en fait qu’une idée et pas un
sentiment. Les jeunes gens de ce roman sont aussi les victimes d’une autre
institution : celle que représentent les mères.
Deux mères semblables d’abord : le veuvage leur
confère indéniablement une identité commune. Les symptômes des maladies qui ont
emporté leur mari respectif sont les mêmes : la fièvre, cérébrale pour
Pierre, tropicale pour Charles Philipp. Elles ont une même façon de soumettre
leur progéniture à leur vue, de respecter l’ordre social, et de vouloir le bien
de leurs enfants. Ce sont donc de bonnes mères, dont l’histoire, rapportée par
leurs enfants, force l’admiration et le respect. Et elles sont admirées et
respectées. Chacune éprouve pour l’autre ces mêmes sentiments. Il n’est que
lorsqu’on s’en prend à l’un des enfants que les relations peuvent se gâter
quelque peu.
Car empêchées d’aimer un conjoint, elles reportent tout
leur amour sur leurs enfants. Tout leur amour et aussi toute leur autorité. Les
enfants sont d’ailleurs contents, qui en redemandent : les Anglaises ne
vont-elles pas jusqu’à appeler Claire leur « mère française » ?
Deux au lieu d’une, c’est bien sous les auspices maternels qu’évoluent ces
jeunes gens. Et il ne semble pas qu’il y ait révolte sensible contre elles.
C’est dans cette deuxième partie que les deux mères
interviennent directement dans le récit par télégrammes ou lettres interposés.
Claire montre une poigne de fer avec Claude quand celui-ci est encore enfant. Moins
nettement, mais de façon toujours aussi déterminante, elle influe très
directement sur sa vie. Et c’est lorsqu’il menace de la quitter qu’elle se fait
elle-aussi menaçante et multiplie les obstacles. Son amour déborde
certainement. Surtout, elle n’a pas en face d’elle quelqu’un qui semble
beaucoup lui résister. D’abord parce que l’épisode douloureux du D.I.A. a
laissé des traces; parce que la morale du dupé s’inscrit jusque dans les
relations familiales; enfin parce qu’elle reste la seule autorité stable de
Claude : plus de professeur, pas de métier, quelques livres et le vieux
Zarathoustra. Claire s’affirme comme un point de repère intangible que nulle
autre femme ne peut mettre en question. Or toute crise ouverte signifie
immédiatement pour Claude la possibilité de voir s’effacer cette statue du
Commandeur. Il n’est manifestement pas prêt à se lancer à la conquête de sa
liberté. Il n’est d’ailleurs qu’à moitié dupe du rôle de Claire dans son
histoire. Ainsi quand il annonce qu’il renonce à Muriel au bout de six mois de
séparation, il a ces mots pour sa mère :
Tu as obtenu ton résultat en six mois (197).
Muriel laisse entendre à de multiples reprises comment
Claire fait obstacle aux desseins de son fils. La mère française va se révéler
une ogresse pour qui veut le lui prendre : et elle n’a semble-t-il pas
peur d’user des grands moyens : convocation à comparaître pour son fils,
appel à l’amour filial et à la reconnaissance de dette, sous-entendus
persistants sur la faiblesse naturelle de Muriel et sur la fragilité de
Claude... Tout est en place pour faire fuir n’importe laquelle des
prétendantes. Un vieux relent œdipien refait surface ici, et c’est Jocaste qui
occupe toute la place.
Mrs Brown paraît plus respectueuse de ses filles. Elles
sont aussi des modèles d’éducation puritaine, et bien ignorantes des choses de
la vie, même si la mère leur trouve des idées très avancées. En obligeant
Claude à se découvrir, elle enferme Muriel dans une logique dont elle ne
sortira qu’à grand-peine. C’est ici la pression sociale et familiale qui
fournit le prétexte. Car sans doute, Anne étant déjà partie, il lui est
nécessaire de garder une fille auprès d’elle. Et la mère devient à la fois
repoussoir - comment vivre auprès d’elle ? - et refuge - comment vivre
loin d’elle ?
Tel est bien le point commun de ces mères qui entravent
leurs enfants. Et ceux-ci paraissent s’en accommoder fort bien, au fond.
Cette présence importante des mères dans le roman - et
pas seulement dans cette partie, notamment pour Claire - pouvait laisser
présager que Deux Anglaises et le
Continent s’écrirait comme un roman d’apprentissage, dans lequel après la
disparition du père, la mère incarnant seule la figure parentale, c’est contre
elle que les jeunes gens se dresseraient pour s’initier à la vie des adultes,
pour accéder à leur autonomie. Et entre Claude et Claire notamment, à cause du
caractère de Claire, le combat aurait pu être épique. Claude se dérobe. C’est
un autre roman qui s’écrit en fait.
Lorsque Muriel tente de résumer sa situation après le
« non » de Claude, elle note ces phrases dans son journal en forme de
petit poème :
- Tu m’as dit: « Je
t’aime. »
- Je t’ai dit :
« Attends .»
- J’allais dire :
« Prends-moi. »
- Tu m’as dit :
« Va-t’en » (205).
et fait de l’échec de cette
histoire un problème de non-correspondance temporelle. Pourtant elle note un
peu plus loin le détail de la dernière semaine avant la séparation, et, avec
surprise, les propos de sa cousine Julie :
Est-ce qu’Anne et Monsieur Claude ne vont pas
bientôt se fiancer (211) ?
Le frère d’Anne et de Muriel pense de même :
J’ai pensé à votre
amitié à trois. Je croyais que Monsieur Claude venait pour Anne (158).
Et Mrs Brown ne fait aucun pronostic sur les sentiments
de Claude, seulement sur ceux de sa fille, et une fois la séparation effectuée.
Seule peut-être Muriel croit à son histoire. Une histoire qui devient pour elle
beaucoup plus réelle dès lors que, paradoxalement, Claude n’est plus là. Elle
rêve de lui, en a des visions, sinon érotiques, du moins amoureuses. Il semble
que Claude prenne consistance pour elle dans son absence. Et après la rupture
plus encore : Claude est convoqué de manière permanente dans ses rêves,
pensées, fantasmes :
Un rêve : des
enfants entrent et arrosent Claude avec la grande seringue pour les fleurs du jardin. Je l’emmène
dans un coin. Il me pose une question sur la seringue. Je vois mal ses yeux. Soudain je
lui dis : « Oh, un seul ! Un vrai ! »
Et je lui donne presque
de force, mes bras autour de sa tête, un long baiser sur les lèvres (215).
L’existence de Claude devient en tout cas plus physique
lorsqu’il est absent que présent. Et Muriel s’autorise des gestes qu’elle
s’interdit autrement. Cette manière qu’elle a de donner corps à ce qui est
absent est la conséquence immédiate de cette absence traumatisante : c’est
la solitude douloureuse qui travaille sa raison et qui la fait souffrir. Elle
cherche dans les souvenirs et les rêves une compensation qu’elle ne trouve pas.
La religion qui forme pourtant son corps de morale quotidienne paraît bien en
peine de l’aider à surmonter sa douleur. Il lui reste à trouver une faute
qu’elle ne puisse expier, qui la condamne irrémédiablement et qui serve de
justification à la solitude à laquelle elle est désormais vouée. Les
« mauvaises habitudes » qu’elle a contractées dès son enfance ont cet
avantage qu’elles concentrent tout ce dont Muriel a besoin : le sexe et
son cortège d’idées malsaines, vulgaires et obscènes, partie du corps qui n’est
jamais nommée; un discours religieux qui traque tout ce qui ne sert pas la
procréation et se dégoûte de « la chose »; un discours médical, que
résument la « lettre de secours » de la Ligue des Femmes Chrétiennes
et la brochure distribuée aux monitrices dans son centre qui expliquent
scientifiquement les conséquences psychiques et physiques de l’onanisme. Le
sexe fait brutalement irruption dans la vie de Muriel. Et il dit le mal dont
elle souffre. Elle n’est pas « intacte ». Elle ne pouvait pas être la
femme de Claude. Le discours religieux relaie alors la science médicale et
devient le dérivatif de la pensée de Muriel. Elle pourra souffrir en sachant
quel est son péché. Et souffrir seule et en silence. Car la nature du péché est
scandaleuse et commande une contrition silencieuse. Mais la connaissance de son
péché ne la garantit pas contre l’amour qu’elle porte quand même à Claude. Il
ne reste que la claustration.
Anne semble observatrice dans ce jeu de dupes. Mais elle
est tout de même une observatrice active puisque l’on croit que c’est elle
l’objet des visites de Claude. De plus, elle n’est engagée dans aucun plan,
aucune promesse. S’il est bien question un moment qu’elle soit incluse dans la
séparation, il n’en est rien dans les faits, puisqu’elle rencontre Claude à
Paris et que c’est elle qui lit le journal de Claude la première. Elle est
donc, à la différence de Muriel, témoin de l’évolution de Claude. Et elle n’est
pas soumise de la même façon à l’autorité de sa mère. Elle mène une vie plus
libre, mais qui reste dominée idéologiquement par un certain puritanisme. C’est
elle qui semble le plus choquée de l’aventure entre Claude et Pilar. Mais
n’étant pas concernée directement par l’histoire qui domine cette partie, elle
demeure indépendante.
Claude, lui, conquérant au début, fait de sa solitude
finale une revendication d’absolu : de l’institution maritale à Nietzsche,
de l’idéal d’amour aux « amies femmes », il n’y a finalement pas un
chemin bien long : six mois à peine pour comprendre qu’il s’égarait
certainement. A vrai dire, il a tenté à plusieurs reprises d’échapper à cette
situation qui se referme sur lui. En racontant l’histoire de sa mère, il montre
à Muriel, qui le comprend bien, quelle est l’emprise de sa mère sur lui. En
faisant des récits propres à heurter la sensibilité de ces jeunes filles :
Hope, Thérèse, Pilar. Mais ces jeunes filles justement en redemandent. Sans
doute n’ont-elles pas tout compris. Et c’est ici que Claude entreprend tout ce
qui est en son pouvoir pour briser l’histoire d’amour. Au moment exact où le
« non » de Muriel se transforme en
« peut-être » ( le 14 février 1902), au moment où les mères
sont prévenues (16 février), il écrit le 17 février cette courte lettre à
Muriel et à Anne :
J’ai la crainte que,
dans votre pureté qui gênait mon récit, vous n’ayez pas compris que Pilar et moi nous sommes allés
jusqu’au bout.
Que dire d’autre qui puisse choquer plus fortement les
deux Anglaises ? Il y a une volonté presque suicidaire chez Claude, une manière
de dresser lui-même les obstacles qui empêchent la réalisation de ce qu’il
croit sa volonté. Certes il a été question de tout se dire, même si cela doit
faire mal. De là à juxtaposer les moments de cette révélation et de
l’officielle demande... On ne peut que se demander quelle est au fond la stratégie
de Claude. Il faudra plusieurs jours et toute une nuit de réflexion détaillée
presque heure par heure pour que Muriel finisse par accepter; mais elle accepte
quand même.
Tant qu’il foule le sol anglais, Claude paraît ne pas
pouvoir sortir de cette histoire. Ainsi à Londres, il pense encore à Muriel.
Lui aussi rêve. Mais son rêve qui met en jeu le corps de Muriel tourne vite au
cauchemar. Une fois rentré en France, tout va vite. Le retour à la mère et au
pays a définitivement raison de sa faible résistance. Deux faits se produisent
qui déterminent cette transformation radicale : la mort de son meilleur
ami Jo[34], et la lecture de Nietzsche
qui lui ouvre de nouvelles perspectives et surtout un discours consacrant sa
liberté retrouvée. Claude est seul mais libre et peut le justifier. On le voit
d’ailleurs à l’écriture des dernières pages du Journal de la séparation : il s’agit moins là d’une démarche
philosophique que de quelques fragments qui servent de drapeau à celui qui a
besoin de justifier son retour à la maison, et du point de vue narratif, sa
disparition comme sujet du récit.
Cette deuxième partie s’organise donc autour de Muriel,
de sa parole et de sa douleur. La polyphonie qui régit le roman permet de tels
glissements, évacuant tel locuteur au profit d’un autre, faisant d’un émetteur
l’objet du discours, de l’objet du discours la source de la parole... Cette
grande liberté n’est pas non plus gratuite, elle est au cœur des changements de
registres et donc des récits qui construisent le roman.
Cette partie, par son titre, manie le paradoxe. Elle
s’ouvre effectivement sur le programme annoncé. Mais elle se clôt par le
mariage d’Anne avec Ivan et l’arrivée de Muriel à Paris, invitée par Claude. Et
c’est bel et bien encore Muriel qui domine ce passage du roman par la présence
massive de son journal intime. A l’inverse, Claude disparaît presque
entièrement du circuit de la parole.
Anne a toujours, apparemment, joué seule dans ce roman.
On a pourtant vu qu’à travers les récits rapportés se nouait une histoire qui
appelait Anne et Claude. Voici la réalisation de cette histoire. Mais elle ne
peut plus être de même nature : Anne a beaucoup expérimenté. Et elle a
fait sienne la morale de Claude à la fin du Journal
de la séparation. Claude est en quelque sorte pris à son propre piège,
devenant ainsi l’objet de son propre système de pensées mis en pratique par un
autre. Anne se conduit en maîtresse femme : elle aide Claude à lui prendre
le sein, elle décide du moment et du
lieu où elle sera déflorée, elle impose des dates. Claude n’a qu’à suivre. Non
qu’elle n’ait de l’amour pour lui. Mais elle semble déjà voir plus loin. Et
lorsque Claude lui manque, qu’il ne peut répondre à toutes ses demandes, alors
elle n’hésite pas à imaginer une situation qui la comblerait davantage :
Il faudrait, me
dit-elle, que j’aime en dehors de toi, comme je te laisserais aussi faire. Je pèserais moins sur toi [35].
Sous forme de discours amoureux - il s’agit de ne pas
contrevenir au sacro-saint travail de Claude - Anne revendique sa
liberté : liberté sexuelle, bien sûr maintenant qu’est établi pour elle le
fait qu’elle ne ressente aucune culpabilité; liberté d’avoir plusieurs amants,
un seul ne suffisant pas. Le discours amoureux d’Anne n’est pas un discours de
morale, c’est un discours du corps, du plaisir, de la jouissance. Celle qui a
choisi Claude pour l’initier devient vite l’égale du maître. Mieux elle le
bouscule, le rend jaloux. Certainement pas avec la volonté de le voir souffrir.
Anne expérimente : elle regarde ses amants avec une curiosité nouvelle,
découvrant de larges champs de la vie humaine qui jusque-là lui étaient fermés
et interdits. Et à l’image des voyages qu’elle entreprend, elle va toujours
plus loin, quitte à laisser derrière elle des amants déçus. Car Claude - autant
que le laissent penser les commentaires d’Anne sur ses lettres, qui ne sont pas
dans le roman, - est quelque peu surpris de la rapidité avec laquelle elle
évolue. Son credo sur la liberté ne peut que lui faire approuver cette
évolution; mais il ressent de la « peine » à cause de Mouff. Pourtant
ce n’est là qu’un début : Anne soupçonne bien qu’elle a encore du chemin à
parcourir pour achever ce qu’elle a commencé, y compris lorsque c’est contre sa
nature première : la vie avec Mouff et sa femme d’abord, mais qui connaît
vite sa limite, puis « Ivan tailleur de pierre » qui est le contraire de ce qu’elle attendait, de ce qu’elle
pensait. Son exigence, sa volonté, son aspect rustre, tout le désignait comme
le personnage le plus éloigné d’Anne. C’est pourtant lui qui la séduit, qui se
marie avec elle, qui lui fera des enfants. Anne explique bien son désarroi
devant celui qui n’est en rien le fruit de son expérience. Et pourtant, il
semble bien que ce soit là l’aboutissement, l’ultime conquête de sa liberté.
Ivan par son amour exclusif déborde le cadre encore trop étroit de la vie
d’Anne. Claude peut-il le comprendre? En allant au-delà de la limite que
traçait l’expérience de Claude, Anne rencontre un amour sans borne, envahissant,
bousculant tout, y compris ce qui avait déjà été bousculé. Aussi est-elle
d’abord surprise et inquiète : l’absence de liberté à laquelle l’oblige
Ivan est contraire à tout ce qu’elle a vécu avec Claude, avec Mouff. Mais là où
les autres pouvaient l’enflammer par leur performance et leurs pensées, Ivan,
lui, l’émerveille. Et c’est cet émerveillement qui la conquiert tout à fait.
Anne ne revient pas au système institutionnel du mariage - comme peuvent le
croire son frère Alex et sa mère qui se réjouissent -, elle dépasse la
frontière de Claude pour une autre aventure plus entière, plus totale. Claude n’est plus que le gentil
initiateur, celui qui a donné l’envol, celui qui fut le
« missionnaire ». Anne avait d’ailleurs dit à Claude qu’elle aimait
l’amour plus qu’elle ne l’aimait lui. Ivan est l’amour pour elle, elle s’y
soumet. Et cette soumission est sa liberté.
Claude reste le personnage énigmatique du récit, à lui
seul la mémoire du Continent, le catalyseur des envies et le trouble-fête
maternel. Cette partie qui lui est aussi consacrée traduit une fois de plus son
absence à ce monde, qu’il contribue en même temps à construire. Il est bien là
au début avec son journal. C’est même lui qui rapporte les dix jours au bord du
lac avec Anne, tout comme il narre les épisodes avec Mouff. Il est donc bien
présent. Mais cette présence est toujours distante, de la distance qu’il y a
entre l’observateur et son expérience. Il observe comme l’entomologiste son
insecte, se retirant vite si jamais l’observation risquait d’être contrariée
par sa présence. Au fond, Claude est là quand on a besoin de lui, répond si le
besoin ne dépasse pas le cadre établi des relations qu’il a décidé d’avoir avec
les autres. Lorsqu’Anne préfère le perdre plutôt que de l’appeler trop, elle
résume une pensée de Claude. Il ne peut être à Anne, tout entier, comme elle le
sera elle avec Ivan. Claude donne des explications : il s’occupe d’une
nouvelle revue, doit des traductions. Sa vie est réglée sur le travail et ses
visites à la Nationale. Elles sont peu convaincantes sur la durée. Il a choisi
de n’être qu’un passeur. Passeur d’âmes, passeur de corps, celui qui donne
l’impulsion et qui se retire avant qu’on n’en demande trop. Il n’a pas d’autre
message à délivrer que celui qui insiste sur le Moi profond de chacun. Et quand
Muriel est applaudie pour ses interprétations de Shakespeare, Claude ne manque
pas de la renvoyer à elle-même. Claude est un passeur en ce sens qu’il fait
franchir des lignes, des frontières, au moins essaie-t-il. De l’Angleterre au
Continent, de la soumission à l’indépendance, de la virginité à la liberté.
Mais son rôle s’arrête là. Dès le franchissement opéré par Anne, il perd la
parole, n’est plus sa préoccupation première. Elle conserve une grande
tendresse pour lui, comme on peut en avoir pour un professeur à qui l’on doit
tout. Ce n’est pas rien, ce n’est pas tout. Claude devient le correspondant,
celui à qui de loin en loin on donne des nouvelles et à qui l’on tâche
d’expliquer, bien certain malgré tout qu’il ne peut comprendre, parce que lui,
contrairement à Anne ne prend aucun risque.
La seule a réellement faire vivre Claude reste Muriel
qui, quoi qu’il arrive, lui donne la réalité de ses rêves. C’est pourquoi elle
répond avec tant d’enthousiasme à la lettre de Claude, qui n’est pas citée dans
le roman. Il y a là un curieux rapprochement entre la dernière lettre d’Anne et
celle de Muriel. Anne fait son deuil définitif de Claude, un deuil léger
d’ailleurs, mais soulignant combien elle lui doit. Elle termine en reprenant
cette métaphore classique du feu, qui l’accompagne tout au long de son histoire
avec Claude. Et achève par ce regret
pour Muriel de ne pas connaître une telle flamme. Trois semaines après
l’envoi de cette lettre, Muriel reçoit son invitation, comme si Claude
répondait à un ordre implicite d’Anne : il est le personnage approprié
pour que Muriel ne meure pas sans savoir. Claude accède à la demande d’Anne,
celle-ci lui étant désormais refusée. L’absence de Claude devient lourde de
jugement sur lui-même. A force de se taire, il est instrumentalisé par celle
qui était pourtant son élève.
Le jugement d’Anne est sans
appel :
Muriel, c’est une mort lente qui essaye de
sourire...[36]
Les sœurs s’éloignent sans cesse l’une de l’autre ne
pouvant plus se comprendre. C’est d’ailleurs lorsque Muriel peut représenter un
danger pour elle, pour son pouvoir et son avance qu’elle lâche le nom de
Claude, qui réduit à néant Muriel. La morte se meurt lentement fabriquant
autant qu’elle le peut des images de la vie. Dans sa cécité d’abord, puis dans
un espoir vain après un baiser qui reste le plus grand événement de sa vie,
dans l’achèvement que représente l’aveu d’Anne. Cette mort lente se fait dans
un débordement de paroles, journal, lettres, comme si la parole pouvait
suppléer à cette absence de vie, pouvait être un rempart à l’irruption d’une
réalité farouchement niée. Les mots permettaient d’abord de fantasmer des
situations qui n’existent pas, poursuivant la construction d’un monde
chimérique échappant à tout réel, création verbale d’une vie imaginaire qui,
dans le noir de l’aveuglement, peut certainement aider à vivre. Puis surgit la
réalité dans ce qu’elle a de plus odieux, car de plus trivial : Claude, à
qui elle était prête à faire don de son corps, mais pas un corps charnel, un
corps immatériel, fait entièrement d’un amour où la « chose » ne peut
exister, Claude donc, non seulement a des maîtresses mais parmi celles-ci sa
soeur ! Lorsque le vrai, le réel est là, dès qu’il ne s’agit plus des vertiges
hallucinatoires d’une vierge malade d’un amour qu’elle ne peut dire, alors
l’histoire bascule dans la tragédie. C’est un vrai discours tragique qui se
tient là tant le monde de Muriel s’écroule, comme elle, en une seconde. Que le monde ne soit pas celui qu’elle a
appris, elle était en train de le comprendre. Que son monde ne soit pas celui
de sa sœur et de Claude est à proprement parler pour elle inadmissible. C’est
d’ailleurs pour cette raison qu’elle ne meurt pas du choc qu’elle reçoit. Sa
mission persiste, elle change simplement de direction : plus question de la
famille avec Claude, il faut légaliser cette situation illégale, mettre de
l’ordre là où tous deux se satisfont du désordre. Et tout le nouveau discours
de Muriel s’édifie sur cette nouvelle quête. Celle du renoncement : elle
tente de ne plus s’adresser à lui dans son journal; elle fait deuil de ses
rêves qui jusqu’alors l’avaient tenue en vie :
Mon passé contient des
morts, les enfants de Claude et de moi. Il ne le sait pas.
Je les regarde. En voici
un, petit, en travers du lit, saignant, le nez en bas, les mains froides. Et voici les
autres...
Je les aurais tant aimés
(282)!
Elle « avance vers la renonciation ». Cette
avance, terriblement douloureuse, se fait par la substitution d’un discours à
un autre : elle cherchait les moyens d’assouvir son amour dans le cadre de
sa morale; elle tente maintenant d’y faire entrer le couple Anne - Claude. Tout
se décline désormais sous ce nouvel avatar de la pensée puritaine de Muriel. Au
moment où Anne prend sa liberté, voyage seule vers d’autres hommes, Muriel,
elle, la marie en pensée avec Claude :
« Une femme devient
l’épouse d’un homme non par des cérémonies mais par l’attente et le renoncement. »
A mes yeux et aux siens,
Anne est votre femme (285).
Cette tentative de remise en ordre selon des critères qui
ne sont pas ceux de cette histoire d’amour est immanquablement vouée à l’échec
comme tout ce qu’entreprend Muriel. La séparation de Claude et Anne stérilise
son discours. Incapable de retrouver une parole, n’ayant plus d’espace pour
s’exprimer parce que tous ses repères se sont avérés vains, elle meuble. Elle a réintégré le giron familial avec
maman, et son frère, substitut du père. Elle travaille toute la journée. Les
lettres qu’elle envoie à Claude sont pleines de ses faits et gestes, de ses
malheurs domestiques : les artichauts, la difficulté de soigner un petit
dindon, et les paons qui l’appellent. L’on est proche du niveau zéro de la
communication. Il y a quelque chose de pitoyable dans cet essai désespéré de
maintenir envers et contre tout une correspondance sans signification. Ou plus
exactement une signification qui la sous-tend sans jamais faire irruption dans
le discours. Car dans cette volonté de faire jouer la fonction phatique du
langage, il se cache le secret espoir d’une modification des données de
l’histoire. Et lorsque le 10 mai 1908, elle écrit à Claude :
Je ne comprends pas ta lettre heureuse à
propos des fiançailles d’Anne (305),
elle montre que toute cette
histoire lui échappe totalement en même temps qu’elle sent là une occasion
poindre. Quelques jours plus tard elle lui écrit qu’elle a failli se rendre à
Paris. Il faudra en fait attendre près d’un an pour que cela soit effectivement
possible : Muriel persiste à être une sœur modèle et assiste Anne pour son
mariage et pendant sa maladie. Encore un an. Elle ne résout pas encore la
contradiction fondamentale qui est la sienne depuis le début entre les désirs
de son corps et de ses rêves et le discours rigoriste qui a construit sa
personnalité. En voyageant avec Anne, elle la voit vivre et se détache du cocon
familial. Elle apprend donc un autre mode de vie, soumis à d’autres modes de
penser. Elle apprend à se départir des rigidités de son monde qui n’est pas
celui des autres, comme l’avait souligné Claude.
La construction du roman en quatre parties, par rapport
aux trois qui structuraient Jules et Jim,
témoigne du nouveau dessein de Roché : il renonce à l’effet du tragique
final pour un retournement moins romanesque mais plus signifiant. Avec ce
final, on quitte le spectaculaire qui fait sens, pour une tension, un
inachèvement qui laisse le lecteur perplexe quant à la signification du texte.
Une nouvelle fois, c’est dans l’art d’agencer la parole des uns et des autres
que se fait le roman.
Cette dernière partie s’ouvre et se ferme sur le journal
de Claude. Le retour à la première instance du récit est particulièrement
important ici : en lui donnant une parole qu’il avait perdue et en le
plaçant à cette position stratégique du roman, l’auteur donne un poids à ce
personnage qui se trouvait finalement bon au récit des déflorations seulement.
Ce sera encore le cas ici. Avec pour lui la possibilité de comparer les trois
femmes. Ce n’est pas le propos de Claude. Ce n’est pas simplement la partie
différée de quelques années (près de dix ans quand même) qui se joue ici.
Claude n’est pas un amant qui découvre une nouvelle maîtresse attendue depuis
longtemps. Claude est en mission. Mais cette fois-ci conscient de son rôle de missionnaire.
Il s’agit de délivrer Muriel d’une situation dans laquelle elle s’est
enfermée :
Cela doit cesser. Il
faut rétablir l’égalité. Il faut que je libère Muriel. Il n’y a qu’un moyen. C’est que je lui
fasse ce que j’ai fait à Anne. Cela a réussi pour Anne (323).
Discours de Don Juan pour justifier ce qu’il va
faire ? Discours généreux pour qui est prêt à payer de sa personne par
altruisme ? Difficile de trancher ici. Car si l’acte lui-même est presque
médical, loin des grandes extases qu’il connut près de Pilar ou d’Anne, il
n’est pas moins vrai qu’il règne une atmosphère poétique, amoureuse dans la
petite chambre de Claude :
Il y avait du rouge sur son or.
Puis un peu plus loin :
Pilar et Anne m’ont enchanté. Mais j’aurais
préféré tout découvrir avec Muriel (324).
Pourtant tout de suite après, lorsque Muriel lui déclare
être sa femme, il ne peut manquer d’y associer Anne. Au fond, Claude, malgré sa
volonté d’aider Muriel, ne sait comment achever cette histoire. Il cherchait à
réconcilier Muriel avec le monde réel, celui qui est fait aussi de chair et de
sexe. Mais un monde, et c’est là la particularité de Claude, qui refuse
l’hypocrisie et le silence sur ce que par ailleurs tout le monde ou presque
fait. Il est de nouveau le passeur et permet à Muriel d’accéder à cet univers.
Mais une fois son œuvre faite, il est muet. Et c’est Muriel qui reprend la
parole, avec des mots lourds de conséquence :
- Quand nous voudrons
nos enfants, dit-elle, je t’aiderai à me les donner.
- Oui, répondis-je, avec
la vision de ses hanches roulant pendant sa marche (324).
Il y a manifestement échec de Claude : loin de
s’envoler, il semble que Muriel s’est posée.
Et dans ce trouble, cette confusion de la pensée et des
sentiments, Claude se tient coi, semble subir les faits et la parole de Muriel.
Il écrira pour la féliciter de son mariage (quatre ans après, elle s’est enfin
déprise de lui), puis retrouvera son journal pour dire son trouble après avoir
vu la fille de Muriel. Pour en fait avoir vu Muriel à l’âge de treize ans.
C’est-à-dire pour l’avoir vue telle qu’elle était la première fois, sur la
photographie d’Anne. Cette vision, Claude la note très succinctement. Mais dans
les blancs qui séparent les phrases, il s’installe un véritable abîme. Abîme du
temps passé, du temps perdu. C’est l’heure d’un règlement de compte sévère pour
lui. De sa vie, il n’a rien fait sinon vieillir. Et vieillir, c’est resté
« ballant » devant le clone de Muriel. Et retourner auprès de sa
mère, comme à chaque fois. Ce retour à l’instance maternelle sera en fait le
véritable trajet de Claude. Au début, bien entendu. A la fin, on le voit. Mais
au cours du roman où il est fait mention de ses deux lieux d’habitation :
son petit appartement et l’autre, chez Claire. Et quelle crédibilité accorder à
celui qui veut aider les autres à voler de leurs propres ailes, s’il est
incapable à quarante-six ans de quitter sa mère ? Il y a là une infirmité
que pourrait traduire aussi son incapacité à entretenir une vraie relation avec
Anne ou Muriel. L’expérience faite, la curiosité passée, il ne reste que la
mère, qu’on l’appelle par son prénom ou non n’y change rien.[37] Ainsi la fin du roman prise
en charge par Claude signifie aussi son échec.
Il est significatif de voir que le mouvement qui affecte
Muriel est inverse. Sa parole croît à mesure que son romantisme se développe,
disparaît dès lors qu’elle oriente sa vie autrement. Le journal de Claude qui
ouvre cette partie tenait le ton général qui fut le sien tout au long du
roman : factuel, peu démonstratif, peu sensible. Les lettres de Muriel
sont en revanche pleines de lyrisme. Il n’est plus question de journal intime,
s’impose le nécessaire destinataire avec lequel il faut partager ce surplus
d’émotions, d’où la multiplication des lettres, nourries de promesses,
d’avenir, d’enfants. Car tel est le résultat de l’entreprise de Claude. Loin de
se libérer, Muriel s’enchaîne et crédibilise l’invraisemblable. Les jours qui
suivent son départ de Paris deviennent le temps d’un délire psychotique et l’acte
libérateur de Claude le nouvel épisode des humeurs contrariées de Muriel. Cet
enfant qu’il ne peut lui avoir fait et qu’elle ne peut s’être fait faire par
aucun autre, existe bel et bien. Le lecteur connaît mieux Muriel que Claude et
sait sa faculté à faire exister ce qui n’est pas. Mais Claude peut, un moment
au moins, en douter. Il se réalise alors ce vers quoi tend Muriel depuis le
début : la « chose » fait les enfants et c’est là son unique
but. Et la mise en scène qu’elle orchestre est parfaite : on y trouve la
modalité exclamative, la multiplication des points de suspension, la gloire de
Dieu, le Ciel et tout un vocabulaire de l’élue... le même vocabulaire qui
expliquera pourquoi Muriel n’est pas enceinte. Ce débordement romantique autour
de leur amour et de la possible grossesse de Muriel sonne comme un échec de la
stratégie de Claude. Loin d’être libérée, non seulement elle tente de
l’enchaîner, mais elle continue de se leurrer aussi. Il faudra quelques lettres
encore pour qu’elle puisse admettre la réalité de ce qu’elle a fait en dehors
de la conception, et donc de l’acceptation possible de l’acte. Il faut du temps
à Muriel pour bien comprendre. Mais petit à petit, à côté de dérisoires
demandes de nouvelles rencontres, elle commence à envisager une autre vie, une
vie sans Claude. Sa parole alors diminue, se fait plus lucide, réfléchie.
Jusqu’à comprendre la séparation définitive. Alors peut-être à ce moment-là,
Claude a-t-il fait bénéficier Muriel de son expérience. Peut-être l’a-t-il
délivrée d’elle-même. A moins que ce ne soit la maternité d’Anne qui lui donne
de nouveau envie de vivre, d’une vie sans le fantôme de Claude. Libérée ?
L’avant-dernière lettre de Muriel à Claude montre bien comment elle se sent
encore dépendante de lui, sauf à rompre tout à fait :
Je souffre d’être avec
toi, non proclamée, en présence des autres. Devant ta concierge, avant de partir, ce fut
une angoisse.
Nous allons partir,
Anne, Bébé et moi, pour la Hongrie.
Je ne crains plus la vie
sans toi (342).
Mais dès le lendemain, avec ce départ, c’est le silence
qui s’installe, qui ne sera rompu que par l’annonce de son mariage. Le silence
est de quatre ans. Claude peut-il y voir une victoire ? Certainement si son but
était de gagner sa tranquillité. Pourtant celles qui étaient ses disciples lui
ont échappé totalement. Le contraire n’est pas vrai.
Le traitement du temps et de l’espace, la multiplication
des références intertextuelles, l’analyse même des comportements des uns et des
autres pouvaient conduire des analyses du roman. La simple étude du système
d’énonciation est riche d’enseignement et montre que les choix auxquels procède
Roché sont signifiants : son travail n’a pas consisté seulement à
sélectionner tel ou tel passage. Il s’agissait bien de motiver ce choix par le
sens à donner à l’œuvre.
Certainement Roché tenait beaucoup à ce roman. Parce que
c’était le deuxième, et qu’un roman ne fait pas un romancier. Parce qu’à
travers lui s’explore, dans une continuité avec Jules et Jim mais pas exactement de la même façon, des espaces
personnels inconnus : l’effort qu’il a à faire sur lui-même bouscule
vraisemblablement la représentation qu’il a de lui-même, surtout avec le final
choisi ici. A travers sa propre expérience, Roché examine les rapports qu’il entretenait
avec les femmes, non pour proposer des modèles ou des exemples, mais pour
témoigner d’une réalité qu’il a vécue. Le projet n’est guère original, et au
moment où Roché écrit ses romans il y a déjà quelques siècles que les rapports
entre les sexes sont l’objet de bien des écrits, la forme romanesque n’étant
pas la moins utilisée. Mais la manière dont il aborde la question pour ce roman
est particulièrement nouvelle. L’utilisation de textes dont il disposait
émanant de personnes qui servent de modèles aux protagonistes de l’histoire,
cette utilisation, donc, semblait tisser des rapports particuliers entre le
roman et le réel, entre l’écriture et l’autobiographie. D’autant que Roché
désigne son œuvre comme une autobiographie. Si dans le petit monde de la
peinture et pour quelques écrivains Jules
et Jim est bien un récit autobiographique, il est relativement peu
probable, Margaret ni Violet ne pouvant être comparées à Helen Hessel, qu’on se
souvienne en 1956 d’un des épisodes de la vie amoureuse de Roché entre 1898 et
1913. Alors Roché - ce qu’il n’avait pas fait pour Jules et Jim - signe son œuvre comme une autobiographie : deux
notes viennent avertir le lecteur qui ne peut plus avoir de doute :
Et quarante-cinq ans
plus tard, la veille de sa mort, elle me le redit, et je lui redis doucement que
non [38].
La première note de Roché ne manque pas de saveur :
les quarante-cinq ans renvoient à une période qui n’est pas dans le roman, et
elle entretient joliment la confusion entre le « Je » du narrateur et
celui de l’auteur, entre Claude et Pierre. La seconde parachève
l’amalgame :
Ce livre a été fait 53 ans plus tard [39],
renvoyant explicitement au
temps de la publication. Deux Anglaises
et le Continent contient plus de vertu que Jules et Jim parce que l’auteur se désigne pour l’un de ses
personnages et offre une histoire qui n’est pas de pure fiction, même si c’est
cette forme qu’elle prend. Il y a là une indécision qui ne manque pas
d’intérêt, et que, nous avons tenté de le dire, les hésitations sur la fin
montrent bien. Cette incertitude sur la fin romanesque renvoie plus
profondément à l’incertitude de l’instance qui doit avoir en charge le roman.
Ces deux citations, la distribution de la parole dans le récit, quelques rares
interventions d’un narrateur extra-diégétique qui souligne la parenté entre
Claude et l’auteur, plusieurs indices concordent donc pour qu’en-dehors d’un
pacte de lecture clairement exprimé l’œuvre s’affiche pourtant comme
autobiographique. Pas de connivence a
priori établie entre le lecteur non
averti et un auteur qui n’est pas connu. Mais ces deux notes qui suffisent à
mettre en doute le caractère fictif de l’œuvre. Et soupçonner un rapport,
fût-il lointain, entre l’œuvre et l’homme ne manque pas d’aiguiser la curiosité
du lecteur. Sur l’ensemble de l’œuvre. Et sur le détail en particulier. Alors
s’instaure a posteriori non un jeu
d’identification qui compte tenu des protagonistes n’a aucun intérêt, mais une
espèce de jeu de la vérité. Ecrire Deux
Anglaises et le Continent, c’est aussi - pas seulement - prendre le risque
de la vérité de relations plus complexes que la normale, c’est se soumettre, en
1956 particulièrement, à la morale de son époque. Car si comme Stendhal, dont
il reste proche malgré tout, il utilise les petits faits vrais, lui n’utilise
que les petits faits vrais et ne s’invente pas des vies par procuration :
certainement, dans le rapprochement entre Fabrice et Claude ou Jim, on ne
manquerait pas de trouver des points communs; mais il existe de toute manière
une différence radicale : c’est qu’écrire Jules et Jim ou Deux
Anglaises et le Continent, c’est d’abord chercher à assumer sa vie, pas à
fantasmer un possible narratif. Le projet romanesque est certes moins
ambitieux. Mais il répond à une démarche qui cherche à réaliser les comptes
avec un Moi qui s’interroge sur tous ces rapports entre l’identité et le Moi.
[1] Carnet, à la date du 10 mai 1953. Rappelons qu’à partir de 1945, Roché ne tient plus son Journal au sens où nous l’entendons.
[2] Carnet, à la date du 25 mai 1953. C’est François Truffaut qui reprendra cette idée chère à Roché en tournant L’Homme qui Aimait les Femmes, plein d’allusions à la vie amoureuse d’Henri-Pierre Roché.
[3] Le terme « magnifique » apparaît deux fois à propos du Journal les 25 mai et 8 juin 1953.
[4] Lettre inédite d’Henri-Pierre Roché à Margaret Hart du 12 décembre 1902.
[5] Journal de la séparation, inédit en date du 1er septembre 1902.
[6] Ce passage se trouve dans la dernière version manuscrite de Deux Anglaises et le Continent.
[7] Carnet , inédit, en date du 8 juin 1939.
[8] Journal , inédit, en date du 15 mars 1941.
[9] Ibid, en date des 16-17-18 janvier 1942.
[10] Lettre inédite de Violet Hart à Henri-Pierre Roché, datée du 19 juin 1927.
[11] Carnet, inédit, en date du 20 septembre 1953.
[12] Les manuscrits de Roché ne sont pas datés. On reconnaît cependant aisément les versions entre elles.
[13] Ce texte est à la fin de ce manuscrit.
[14] à la page 139 de ce manuscrit. Les carnets mentionnés couvrent la période allant du 29 décembre 1904 au 2 août 1905.
[15] Carnet, inédit, en date du 10 décembre 1953.
[16] à la page 155 de ce manuscrit.
[17] Margaret Hart , Journal, inédit, en date du 7 mars 1903.
[18] Deux Anglaises et le Continent, page 214, dans l’édition Folio.
[19] Deux Anglaises et le Continent, page 205. Les citations de Deux Anglaises et le Continent présentées dans cette partie seront suivies dans le texte par l’indication entre parenthèses de la page dans l’édition Folio.
[20] « Had I made Pierre to be as my God and now I saw God about him? » note-t-elle dans son journal de 1906.
[21] Ce rajout figure, à l’encre rose, à la date du 23 juin 1902.
[22] De même il atténue ses propos, tout en laissant lisible l’action, lorsqu’il s’agit de scènes qui mettent en jeu le sexe. C’est le cas par exemple de la masturbation en pleine nature, rapporté le 25 août. Cette modification répond sans doute à un autre impératif, qui ne ressortit pas à l’esthétique mais à la morale de l’époque de la publication.
[23] Journal, inédit, en date du 23 mars 1907.
[24] Ibid, en date du 2 janvier 1909.
[25] Le HRHRC possède un exemplaire d’un tel agenda, mais pas pour cette période.
[26] à la fin de ce manuscrit. Les passages entre crochets correspondent aux passages rayés par l’auteur.
[27] à la page 147 de ce deuxième manuscrit.
[28] « Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
Il revint. » Gustave Flaubert, L’Education Sentimentale, III, 6.
[29] Carnet, inédit, en date du 16 novembre 1955.
[30] Carnet, inédit, en date du 22 décembre 1955.
[31] A la dernière page du tapuscrit remis à Gallimard.
[32] Deux Anglaises et le Continent, aux dates du 15 octobre, 20 novembre, 5 décembre 1901, c’est-à dire aux pages 66, 68 et 72.
[33] Ainsi paraît-il horrifié lorsque son ami Jo lui annonce qu’il va aimer Muriel. « Il n’en est pas question. Je les aime », précise-t-il, page 45.
[34] Deux Anglaises et le Continent, page 195. Muriel ne donne pas le nom de Jo, pourtant déjà apparu dans le roman, page 45. Il n’y a d’ailleurs qu’elle qui parle de cette mort. Mais elle est, dans l’esprit de Muriel au moins, directement liée à la rupture.
[35] Deux Anglaises et le Continent, page 247. Notons que le « comme je te laisserais aussi faire » use d’un conditionnel, dans le roman. Dans la vie de Violet et de Pierre, c’est un présent qui convient et Violet le sait bien.
[36] Deux Anglaises et le Continent, page 291. Cette lettre ne figure pas dans la collection des lettres de Violet Hart à Henri-Pierre Roché et peut donc avoir été entièrement inventée par l’auteur.
[37] Le prénom que Roché lui choisit vient bien évidemment de celui de sa mère : Klara. Il n’en est pas moins vrai que Claire porte bien son nom, dans cette intuition qui est la sienne des échecs de son fils dans ses histoires d’amour. Et elle put le porter aussi par antiphrase pour le rôle qu’elle joue dans celle-ci.
[38] Deux Anglaises et le Continent, note n°1 de la page 141.
[39] Ibid., note n°1 de la page 195.