CONCLUSION

 

 

 

 

 

 

 

 

         La vie de Roché apparaît à la fois comme unique, originale, et banale. Unique, parce qu’il s’est trouvé dans nombre d’endroits où s’écrivaient l’histoire et l’art de ce siècle. Les rencontres qu’il fait, les amitiés qu’il entretient, le regard qu’il porte sur ses contemporains le placent dans une situation unique, au cœur de ce qui, finalement, au moins pour l’art, compte dans le siècle. Unique, au moins par le fait qu’il l’écrive, son rapport avec les femmes, avec ce qu’il porte de volonté de créer de nouveaux types de relation entre homme et femme et avec ce qu’elle génère comme contradiction et souffrance. Roché reste bien un homme guidé par sa curiosité, n’hésitant pas à transformer, pour les peintres et les femmes, sa curiosité en expérience. L’expérience n’est pas unique, il n’est donc pas question, au terme de cette étude, de tirer un bilan. Tout au plus peut-on parler de bilans, partiels et fragmentaires, qui valent pour une relation, à un moment donné. Le découvreur d’artistes a sans conteste un grand talent. Mais qui se souvient d’Hélène Perdriat ? Il parlait de Garcia Tella comme du Picasso de la seconde moitié du XXème siècle... Il reste quand même un homme à la sagacité particulièrement vive. Quant aux femmes, le jugement s’avère inévitablement plus complexe. Il met en cause des comportements et des références morales qui, d’une époque à l’autre, évoluent. Ce qui reste sûr, c’est que le grand expérimentateur qu’il est n’est pas exempt du romantisme qu’il rejette pourtant dans sa jeunesse. Et que cette attitude n’empêche pas les grandes histoires d’amour, avec tout ce qu’elles comportent d’exaltation, de transport et de folie, et de règlements sordides, de désillusions malsaines et d’amertumes éternelles. Roché essaie cependant et accepte de payer un prix élevé. Mais en même temps, cette vie reste banale : malgré ses excès, elle ressemble à beaucoup de vies communes, qui n’ont jamais demandé une quelconque publicité. Roché fait du commerce et a des maîtresses, qu’il cache à sa mère ou à ses autres maîtresses. François Truffaut justifiait la fin de son film La Peau Douce, qui semblait invraisemblable, en disant qu‘il l’avait trouvée dans Détective, le journal à scandales. Il s’agissait d’une femme qui tuait dans un restaurant son mari qui la trompait. Les histoires, comme celles que vit Roché, ont parfois des conclusions beaucoup plus dramatiques que celles qu’il nous rapporte dans son Journal. Il a eu très peur d’Helen. Mais elle fut la seule à le mettre réellement en danger. Ce qui, proportionnellement, est bien faible. Le reste peut paraître un ensemble d’histoires convenues.

 

         Banal, tout cela le serait sans doute s’il n’y avait l’écriture. Et l’écriture donne du relief, ne serait-ce qu’en permettant de faire les comptes, à ce qui pourrait n’en avoir pas. Bien sûr le Journal remplit l’office qui est le sien originellement. Mais on voit aussi qu’il est constitutif de l’homme autant que de l’œuvre. Et l’œuvre alors s’impose. Les romans disent quel homme était Henri-Pierre Roché. Ils disent surtout son talent d’écrivain. Et il faut souligner ici combien Roché est d’abord, et avant tout, un écrivain. Combien ses œuvres valent d’abord par elles-mêmes, c’est-à-dire sans même le référent autobiographique. Peut-être fallait-il une période de purgatoire. Les adaptations de François Truffaut donnent lieu à deux très beaux films, il n’est pas besoin de le souligner. De plus, elles ont permis à Roché de ne pas sombrer complètement dans l’oubli. Mais on n’a alors probablement pas mesuré ce qui faisait l’intérêt de ces romans. Jules et Jim et sa morale amoureuse, Deux Anglaises et le Continent et sa construction si moderne; ces deux romans montrent combien Roché est un auteur dont le nom peut compter dans la littérature contemporaine, à la fois par les problèmes littéraires qu’il pose et par sa réflexion sur notre époque, l’amour et la mise en scène du Moi. Et nous espérons avoir montré quelle place devait être la sienne.

 

         Pour autant, nous savons bien que nombre de questions restent en suspens. Il faudrait notamment s’interroger sur la particularité, peut-être la nouveauté, du discours amoureux tel qu’il apparaît dans l’ensemble des écrits de Roché. Il faudrait alors saisir des bribes de réflexion, chercher ce qui pourrait devenir des constantes, les confronter aux livres-culte de Roché que sont De l’Amour de Stendhal, Physiologie de l’Amour de Gourmont ou encore Sexe et Caractère de Weininger. Mais s’il est un « fonds théorique » au discours amoureux de Roché, celui-ci ressortit d’abord à sa pratique : c’est de celle-ci qu’est issue sa morale, et pas le contraire. Il faudrait aussi certainement comparer l’œuvre de Franz Hessel avec celle de Roché, pour leurs parties communes. La mise en parallèle des deux œuvres montrerait très certainement quelle conception et quelle pratique l’un et l’autre ont de l’amour.

 

         Il reste aussi tout le champ inexploré des archives conservées au HRHRC à Austin. L’étude de l’ensemble des documents développerait, compléterait tel ou tel aspect biographique. Elle permettrait aussi de confirmer, de nuancer, voire d’infirmer telle ou telle analyse, tel ou tel jugement. Ce serait aussi l’occasion de mettre en lumière un des aspects les plus intéressants de Roché : ses relations avec le monde des arts.

 

         Il s’agit certainement là d’un des mystères les plus importants de Roché. Nous avons essayé de montrer comment sa vie s’inscrivait dans le mouvement artistique du siècle. Il reste à comprendre comment a pu se façonner ce goût si sûr pour les peintres et les sculpteurs de son époque, et cette constante relation discrète mais réelle avec eux. S’imposerait alors l’étude de son rôle dans le commerce. Certes Roché a gagné de l’argent avec sa collection, et en montant la collection d’autres que lui. Son rôle ne se réduit pas, à l’évidence, à celui d’un intermédiaire : il est davantage un intercesseur, qui permet aux autres de découvrir ce que l’époque crée. Il est de ces individus qui saisissent l’art en train de se faire, sans attendre le jugement de la postérité, sûrs de leur propre jugement. C’est cette sûreté, ce talent auxquels il conviendrait de s’attacher, en recensant les toiles dont il fut le propriétaire, celles qu’il a contribué à faire connaître, à nous faire connaître.

 

         La tâche est loin d’être achevée. Peut-être seraient alors levés les mystères, les secrets d’Henri-Pierre Roché.